Interview du cardinal Caffara : Une grande confusion dans l’Eglise que seul un aveugle peut nier

« La divi­sion entre les pas­teurs est la cause de la lettre que nous avons envoyée à François. Pas son résul­tat. Les insultes et les menaces de sanc­tions cano­niques sont des pro­cé­dés indignes ». –« Une Eglise qui n’ac­corde que peu d’at­ten­tion à la doc­trine n’est pas plus pas­to­rale ; elle est seule­ment plus ignorante ».

« Je crois qu’il faut cla­ri­fier un cer­tain nombre de choses. La lettre – et les dubia qui lui sont joints – a fait l’ob­jet d’une longue réflexion qui a pris des mois ; elle a été lon­gue­ment dis­cu­tée entre nous. En ce qui me concerne, je l’ai aus­si lon­gue­ment por­tée dans la prière devant le Saint-Sacrement ».

Le car­di­nal Caffara fait cette mise au point avant d’en­ta­mer la longue conver­sa­tion avec sur la lettre, désor­mais célèbre, que « les quatre car­di­naux » ont envoyée au pape pour lui deman­der des éclair­cis­se­ments en rela­tion avec Amoris Laetitia, l’ex­hor­ta­tion qui a tiré les conclu­sions du double synode sur la famille et qui a déchaî­né, tant à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur des murs du Vatican, une contro­verse, qui ne fut pas tou­jours empreinte de cour­toi­sie et d’élégance.

« Nous étions bien conscients du sérieux du geste que nous posions. Nos pré­oc­cu­pa­tions étaient doubles. D’abord, nous ne vou­lions pas scan­da­li­ser les « petits » dans la foi. Pour nous, pas­teurs, c’est là un devoir fon­da­men­tal. Ensuite, il fal­lait veiller à ce que per­sonne, croyant ou pas, ne pût trou­ver dans la lettre des expres­sions qui pussent, même de loin, don­ner l’impression d’un manque de res­pect, si minime soit-​il, à l’égard du pape. C’est pour­quoi le texte final est le fruit de plu­sieurs révi­sions : des textes revus, reje­tés, amendés. »

Après ces préa­lables, Caffara entre dans le vif du sujet.

« Qu’est-ce qui nous a pous­sés à poser ce geste ? Une consi­dé­ra­tion de carac­tère géné­ral –struc­tu­rel et une de carac­tère contin­gent – conjonc­tu­rel. Commençons par la pre­mière. Nous car­di­naux, avons le grave devoir de conseiller le pape dans le gou­ver­ne­ment de l’Eglise. C’est un devoir, et les devoirs obligent. Plus contin­gent, en revanche, est le fait – que seul un aveugle peut nier – qu’il y a dans l’Eglise une grande confu­sion, de l’incertitude et du désar­roi pro­vo­qués par quelques para­graphes d’Amoris Laetitia. Ces der­niers mois ont vu, sur des ques­tions fon­da­men­tales qui concernent l’économie sacra­men­telle (mariage, confes­sion et eucha­ris­tie) et la vie chré­tienne, cer­tains évêques dire A et d’autres le contraire de A. Avec l’intention d’interpréter cor­rec­te­ment les mêmes textes. Et c’est là un fait indé­niable, car les faits sont têtus, comme le disait David Hume. Le moyen de sor­tir de ce « conflit des inter­pré­ta­tions » était de recou­rir à des cri­tères d’interprétation théo­lo­giques fon­da­men­taux grâce aux­quels je pense que l’on peut rai­son­na­ble­ment mon­trer qu’Amoris Laetitia ne contre­dit pas Familiaris Consortio. Personnellement, dans mes ren­contres publiques avec des laïcs et des prêtres, j’ai tou­jours sui­vi cette voie. »

Mais cela n’a pas suf­fi, observe l’archevêque émé­rite de Bologne.

« Nous nous sommes aper­çus que ce modèle épis­té­mo­lo­gique n’étais pas suf­fi­sant. La dis­cor­dance per­sis­tait entre ces deux inter­pré­ta­tions. Il n’y avait qu’une manière d’en venir à bout : deman­der à l’auteur du texte inter­pré­té de deux manières contra­dic­toires quelle était l’interprétation juste. Il n’y a pas d’autre moyen. Mais alors se posait le pro­blème de la manière de s’adresser au sou­ve­rain pon­tife. Nous avons choi­si une manière tout à fait tra­di­tion­nelle dans l’Eglise, ce que l’on appelle les dubia ».

Pourquoi ?

« Parce qu’il s’agissait d’un ins­tru­ment qui, si le saint Père avait bien vou­lu répondre en exer­çant son juge­ment sou­ve­rain, ne l’entraînait pas dans des réponses longues et éla­bo­rées. Il devait seule­ment répondre « Oui » ou « Non ». Et ren­voyer, comme les papes l’ont sou­vent fait, à des auteurs éprou­vés (dans le jar­gon : pro­ba­ti auc­tores) ou deman­der à la Doctrine de la Foi de pro­duire une décla­ra­tion conjointe pour expli­quer le « Oui » ou le « Non ». Cela nous sem­blait le moyen le plus simple. L’autre ques­tion qui se posait était de savoir s’il fal­lait le faire en pri­vé ou publi­que­ment. Nous avons réflé­chi et sommes tom­bés d’accord : rendre tout public immé­dia­te­ment serait man­quer de res­pect. Aussi, cela s’est-il fait en pri­vé ; et c’est sue­le­ment lorsque nous avons acquis la cer­ti­tude que le saint Père ne répon­drait pas que nous avons déci­dé de la publication. »

C’est là un des points sur les­quel on a le plus dis­cu­té et qui a déclen­ché la polé­mique. Dernièrement, c’est le car­di­nal Gerhard Müller, pré­fet de l’ex Saint-​Office, qui a jugé que la publi­ca­tion de la lettre était une erreur. Caffara s’explique :

« Nous avons inter­pré­té le silence comme une auto­ri­sa­tion de pour­suivre le débat théo­lo­gique. De plus, le pro­blème a des impli­ca­tions étroites tant avec le magis­tère des évêques (qui, ne l’oublions pas, l’exercent non par délé­ga­tion du pape mais en ver­tu du sacre­ment qu’ils ont reçu) qu’a­vec la vie des fidèles. Les uns et les autres ont le droit de savoir. Beaucoup de fidèles et de prêtres disaient : « Mais vous, les car­di­naux, dans une situa­tion comme celle-​ci, vous avez le devoir d’intervenir auprès du Saint Père. Sinon, pour­quoi existez-​vous si vous n’assistez pas le pape dans des ques­tions aus­si impor­tantes ? » Le scan­dale com­men­çait à se répandre par­mi les fidèles, comme si nous nous com­por­tions comme les chiens qui n’aboient pas, dont parle le pro­phète. Voilà ce qu’il y a der­rière ces deux pages ».

Mais les cri­tiques se sont mises à pleu­voir, y com­pris de la part de vos confrères évêques ou pré­lats de curie :

« Certains conti­nuent à dire que nous ne sommes pas dociles au magis­tère du pape. C’est un men­songe et une calom­nie. C’est jus­te­ment parce que nous ne vou­lons pas être indo­ciles que nous avons écrit au pape. Je peux être docile au magis­tère du pape si je sais ce que le pape enseigne en matière de foi et de vie chré­tienne. Mais le pro­blème est pré­ci­sé­ment là : sur des points fon­da­men­taux, on ne com­prend pas bien ce que le pape enseigne, comme le démontre le conflit d’interprétations entre évêques. Nous vou­lons être dociles au magis­tère du pape, mais le magis­tère du pape doit être clair. Personne de nous – dit l’archevêque émé­rite de Bologne – n’a vou­lu « contraindre » le pape à répondre : dans la lettre, nous avons par­lé de « juge­ment sou­ve­rain ». Nous avons posé nos ques­tions sim­ple­ment et res­pec­tueu­se­ment. Enfin, les accu­sa­tions de vou­loir divi­ser l’Eglise ne méritent pas qu’on s’y attarde. La divi­sion, qui existe déjà dans l’Eglise, est la cause de la lettre, pas son résul­tat. En revanche, ce qui est véri­ta­ble­ment indigne dans l’Eglise, ce sont, dans le contexte que je viens d’évoquer, les insultes et les menaces de sanc­tions canoniques ».

Dans le pré­am­bule de la lettre, on constate : « un grave désar­roi de nom­breux fidèles et une grande confu­sion en ce qui concerne des ques­tions très impor­tantes pour la vie de l’Eglise ». En quoi consistent, dans ce cas pré­cis, le désar­roi et la confu­sion ? Caffara répond :

« J’ai reçu une lettre d’un curé qui est une pho­to­gra­phie par­faite de ce qui est en train de se pro­duire. Il m’écrit : « Dans la direc­tion spi­ri­tuelle et la confes­sion, je ne sais plus ce que je dois dire. Au péni­tent qui me dit : je vis mari­ta­le­ment avec une divor­cée et main­te­nant je m’approche de l’Eucharistie, je pro­pose un che­mi­ne­ment pour cor­ri­ger cette situa­tion. Mais le péni­tent m’arrête et me répond tout à coup : mais, mon Père, le pape a dit que je pou­vais rece­voir l’Eucharistie, sans l’intention de vivre dans la conti­nence. Je n’en peux plus de cette situa­tion. L’Eglise peut tout me deman­der, mais pas de tra­hir ma conscience. Et ma conscience s’oppose à un sup­po­sé ensei­gne­ment du pape qui admet­trait à l’Eucharistie, dans cer­taines cir­cons­tances, ceux qui vivent more uxo­rio sans être mariés ». Voilà ce qu’écrit ce prêtre. La situa­tion de beau­coup de pas­teurs, sur­tout des curés – observe le car­di­nal – est celle-​ci : ils se trouvent avec, sur les épaules, un poids qu’ils ne sont pas capables de por­ter. Et c’est à cela que je pense quand je parle de désar­roi. Et je parle des curés, mais beau­coup de fidèles sont encore plus désem­pa­rés. Nous par­lons de ques­tions qui ne sont pas secon­daires. Nous ne sommes pas en train de dis­cu­ter pour savoir si le pois­son rompt ou pas l’abstinence. Il s’agit de ques­tions d’une extrême impor­tance pour la vie de l’Eglise et pour le salut éter­nel des fidèles. Ne l’oublions jamais : le salut éter­nel des fidèles est bien la loi suprême dans l’Eglise. Rien d’autre. Jésus a fon­dé son Eglise pour que les fidèles aient la vie éter­nelle et qu’ils l’aient en abondance ».

La divi­sion à laquelle fait allu­sion le car­di­nal Carlo Caffara trouve son ori­gine sur­tout dans l’interprétation des para­graphes 300 à 305 d’Amoris Laetitia. Pour beau­coup, y com­pris des évêques, on y trouve la confir­ma­tion d’un virage non seule­ment pas­to­ral mais aus­si doc­tri­nal. Pour d’autres, en revanche, la confir­ma­tion que tout s’insère par­fai­te­ment dans la conti­nui­té du magis­tère pré­cé­dent. Comme sor­tir de pareille équivoque ?

« Je ferais deux consi­dé­ra­tions pré­li­mi­naires très impor­tantes. Penser une praxis pas­to­rale qui ne serait pas fon­dée et enra­ci­née dans la doc­trine signi­fie fon­der et enra­ci­ner la praxis pas­to­rale dans l’arbitraire. Une Eglise qui n’accorde que peu d’attention à la doc­trine n’est pas une Eglise plus pas­to­rale mais une Eglise plus igno­rante. La véri­té dont nous par­lons n’est pas une véri­té for­melle mais une Vérité qui donne le salut éter­nel : Veritas salu­ta­ris, en lan­gage théo­lo­gique. Je m’explique. Il y a une véri­té for­melle. Par exemple, je veux savoir si le fleuve le plus long du monde est l’Amazone ou le Nil. Il s’avère que c’est l’Amazone. C’est là une véri­té for­melle. Formelle signi­fie que cette connais­sance n’a aucun rap­port avec ma manière d’être libre. Même si la réponse avait été le contraire, rien n’aurait chan­gé dans ma manière d’être libre. Mais il y a des véri­tés que j’appelle exis­ten­tielles. S’il est vrai – comme déjà Socrate l’enseignait – qu’il est meilleur de subir une injus­tice que de la com­mettre, j’énonce une véri­té qui pousse ma liber­té à agir autre­ment que si c’était le contraire qui était vrai. Quand l’Eglise parle de véri­té – ajoute-​t-​il – elle parle de véri­té du second type celle qui, lorsque le liber­té s’y sou­met, engendre la vraie vie. Quand j’entends dire qu’il s’agit seule­ment d’un chan­ge­ment pas­to­ral et pas doc­tri­nal, ou bien on pense que le com­man­de­ment qui inter­dit l’adultère est une loi pure­ment posi­tive qui peut être modi­fiée (et je pense qu’aucune per­sonne droite ne peut rete­nir cette der­nière affir­ma­tion), ou bien cela signi­fie que l’on admet que le tri­angle a géné­ra­le­ment trois côtés mais qu’il est pos­sible d’en construire un qui en a quatre. C’est-à-dire : je dis une chose absurde. Les médié­vaux ne disaient-​ils pas déjà : theo­ria sine praxis, cur­rus sine axis ; praxis sine theo­ria, cae­cus in via ».

La seconde des consi­dé­ra­tions de l’archevêque concerne :

« Le grand thème de l’évolution de la doc­trine, qui a tou­jours accom­pa­gné la réflexion chré­tienne. Et, pour autant que sachions, ce thème a été magni­fi­que­ment repris par le bien­heu­reux John Henry Newman. Une chose est claire : il n’y pas d’évolution là où il y a contra­dic­tion. Si je dis que s est p et puis que s n’est pas p, la seconde pro­po­si­tion ne déve­loppe pas la pre­mière ; elle la contre­dit. Déjà Aristote avait ensei­gné à juste titre qu’énoncer une pro­po­si­tion uni­ver­selle affir­ma­tive (par ex. tout adul­tère est injuste) et, dans le même temps, une pro­po­si­tion par­ti­cu­lière néga­tive de même sujet et de même pré­di­cat (par ex. tel adul­tère n’est pas injuste) ne fait pas une excep­tion à la pre­mière. Mais la contre­dit. En défi­ni­tive, si je vou­lais défi­nir la logique de la vie chré­tienne, je repren­drais l’expression de Kierkegaard : « Avancer tou­jours, en res­tant tou­jours arrê­tés au même point ». Le pro­blème – ajoute le car­di­nal – est de voir si les fameux para­graphes 300–305 d’Amoris Laetitia et la célèbre note 351 sont ou ne sont pas en contra­dic­tion avec le magis­tère pré­cé­dent des Pontifes qui ont abor­dé la même ques­tion. Selon de nom­breux évêques, il y a bien une contra­dic­tion. Pour d’autres, tout aus­si nom­breux, il ne s’agit pas de contra­dic­tion mais d’un déve­lop­pe­ment. C’est pour cela que nous avons deman­dé une réponse au pape ».

On arrive ain­si au point le plus contes­té, qui a enflam­mé les dis­cus­sions syno­dales : la pos­si­bi­li­té de per­mettre aux divor­cés rema­riés civi­le­ment de s’approcher de la table eucha­ris­tique. C’est quelque chose que l’on ne trouve pas expli­ci­te­ment dans A.L. mais qui, au juge­ment de beau­coup, y est pré­sent impli­ci­te­ment et ne repré­sente rien d’autre qu’une évo­lu­tion par rap­port au numé­ro 84 de l’exhortation Familiaris Consortio de Jean-​Paul II.

« Le pro­blème cen­tral est le sui­vant », argu­mente le car­di­nal Caffara : « Le ministre de l’eucharistie (d’ordinaire le prêtre) peut-​il don­ner la com­mu­nion à une per­sonne qui vit more uxo­rio avec une femme ou avec un homme qui n’est pas sa femme ou son mari et n’a pas l’intention de vivre dans la conti­nence ? Il n’y a que deux réponses : Oui ou Non. Personne du reste doute que Familiaris Consortio, Sacramentum Caritatis, le Code de droit cano­nique ou le Catéchisme de l’eglise catho­lique ne répondent à cette ques­tion par Non. Un Non qui reste en vigueur tant que le fidèle n’a pas l’intention d’abandonner l’état de vie com­mune more uxo­rio. Amoris Laetiti a a‑t-​elle ensei­gné que, dans cer­taines cir­cons­tances pré­cises, moyen­nant cer­tain che­mi­ne­ment, le fidèle pour­rait s’approcher de la table eucha­ris­tique sans s’engager à la conti­nence ? Il y des évêques qui ont ensei­gné qu’il le peut. Pour une simple rai­son de logique, on doit alors aus­si ensei­gner que l’adultère n’est pas un mal en soi et de soi-​même. Il ne sert à rien d’en appe­ler à l’ignorance ou à l’erreur en ce qui concerne l’indissolubilité du mariage : un fait mal­heu­reu­se­ment bien trop répan­du. Faire cela a une valeur d’interprétation, pas d’orientation. Cet appel doit être uti­li­sé comme un moyen pour dis­cer­ner l’imputabilité des actions déjà accom­plies mais ne peut être le prin­cipe d’actions à accom­plir. Le prêtre – dit le car­di­nal – a le devoir d’éclairer l’ignorant et de cor­ri­ger celui qui se trompe ».

« Ce qu’Amoris Laetitia a appor­té de neuf, en revanche, c’est l’appel qui est fait aux pas­teurs de ne pas se conten­ter de répondre Non (ne pas se conten­ter tou­te­fois ne signi­fie pas répondre Oui), mais de prendre la per­sonne par la main et de l’aider à gran­dir jusqu’à ce qu’elle puisse com­prendre qu’elle se trouve dans une situa­tion telle qu’elle ne peut rece­voir l’eucharistie, si elle ne s’abstient pas de l’intimité propre aux époux ». Mais cela ne signi­fie pas que que le prêtre puisse dire « j’accompagne son che­mi­ne­ment en lui don­nant aus­si les sacre­ments ». C’est sur ce point que, dans la note 351, le texte est ambi­gu. Si je dis à la per­sonne qu’elle ne peut avoir de rap­ports sexuels avec celui qui n’est pas son mari ou sa femme, mais qu’en atten­dant, vu qu’elle fait tel­le­ment d’efforts, elle peut en avoir… seule­ment un plu­tôt que trois par semaine, cela n’a pas de sens ; et je ne fais pas preuve de misé­ri­corde à l’égard de cette per­sonne. Parce que pour mettre fin à un com­por­te­ment habi­tuel – un habi­tus, diraient les théo­lo­giens – il faut qu’il y ait le ferme pro­pos de ne plus accom­plir aucun acte propre à ce com­por­te­ment. Dans le bien, il y a une pro­gres­sion, mais entre lais­ser le mal et com­men­cer à accom­plir le bien, il y a un choix ins­tan­ta­né, même s’il est pré­pa­ré lon­gue­ment. Pendant un cer­tain temps, Augustin a prié : Seigneur, donne-​moi la chas­te­té, mais pas tout de suite ».

Quand on par­court les dubia, on semble per­ce­voir que peut-​être plus que Familiaris Consortio, c’est Véritatis Splendor qui est en jeu. En est-​il bien ainsi ?

« Oui, répond Carlo Caffara. Ici est en ques­tion ce qu’enseigne Veritatis Splendor. Cette ency­clique (6 août 1993) est un docu­ment hau­te­ment doc­tri­nal, dans les inten­tions du pape saint Jean-​Paul II au point que – chose désor­mais excep­tion­nelle dans les ency­cliques – elle est adres­sée seule­ment aux évêques en tant que res­pon­sables de la foi qu’il faut croire et vivre (cfr. n° 5). A ces mêmes évêques, à la fin, le pape recom­mande d’être vigi­lants envers les doc­trines condam­nées ou ensei­gnées par l’encyclique elle-​même. Les unes, afin qu’elles ne se dif­fusent pas dans les com­mu­nau­tés chré­tiennes, les autres pour qu’elles soient ensei­gnées. (cf. n° 116). Un des ensei­gne­ments fon­da­men­taux du docu­ment est qu’il existe des actes qui, par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, indé­pen­dam­ment des cir­cons­tances dans les­quelles ils sont accom­plis et du but que l’agent se pro­pose, peuvent être qua­li­fiés de mau­vais. Et il ajoute que nier cela peut impli­quer la néga­tion du sens du mar­tyre (cf. n° 90–94). Tout mar­tyr en fait –sou­ligne l’archevêque émé­rite de Bologne – aurait pu dire : « Mais je me trouve dans une cir­cons­tance … dans des situa­tions où le devoir grave de pro­fes­ser ma foi ou d’affirmer l’intangibilité d’un bien moral ne me lie plus ». Que l’on pense aux reproches que le femme de Thomas More adres­sait à son mari empri­son­né et déjà condam­né : « Tu as des devoirs envers ta famille, envers tes enfants ». Et puis ce n’est pas seule­ment un dis­cours de foi. Même en usant seule­ment de la droite rai­son, je vois qu’en niant l’existence d’actes intrin­sè­que­ment injustes, je nie qu’il existe une limite au-​delà de laquelle les puis­sants de ce monde ne peuvent et ne doivent pas aller. Socrate a été le pre­mier en Occident à com­prendre cela. La ques­tion est donc grave,et ne peut souf­frir d’incertitudes. C’est pour­quoi nous nous sommes per­mis de deman­der au pape de faire la lumière parce qu’il y a des évêques qui semblent nier ce fait en se récla­mant d’Amoris Laetitia. L’adultère en fait a tou­jours été consi­dé­ré comme un acte intrin­sè­que­ment mau­vais ; il suf­fit de lire ce qu’en disent Jésus, saint Paul et les com­man­de­ments don­nés à Moïse par le Seigneur ».

Mais y a t‑il encore de la place aujourd’hui pour les actes dits « intrin­sè­que­ment mau­vais ». Ou peut-​être est-​il temps de consi­dé­rer l’autre côté de la balance, le fait que tout, devant Dieu, peut être pardonné ?

« Attention, dit Caffara : Ici se pro­duit une grande confu­sion. Tous les péchés et les choix intrin­sè­que­ment mau­vais peuvent être par­don­nés. Donc « intrin­sè­que­ment mau­vais » ne signi­fie pas « impar­don­nables ». Jésus d’ailleurs ne se contente pas de dire à la femme adul­tère : « Moi non plus je ne te condamne pas ». Il lui dit aus­si : « Va et désor­mais ne pèche plus « (Jean 8, 10). Saint Thomas, s’inspirant de saint Augustin, fait un très beau com­men­taire lorsqu’il écrit : « Il aurait pu dire : va et vis comme tu veux et sois sûre de mon par­don. Malgré tous tes péchés, je te libé­re­rai des tour­ments de l’enfer. Mais le Seigneur qui n’aime pas la faute et n’encourage pas le péché, condamne la faute …en disant : désor­mais ne pèche plus. Il appa­raît ain­si com­bien le Seigneur est tendre dans sa misé­ri­corde et juste dans sa Vérité » (cf. Comm. in Joh. 1139). Nous sommes véri­ta­ble­ment, – pas par manière de par­ler –, libres devant le Seigneur. Et dès lors le Seigneur ne nous jette pas en dehors de son par­don. Il doit y avoir un admi­rable et mys­té­rieux mariage entre l’infinie misé­ri­corde de Dieu et la liber­té de l’homme qui doit se conver­tir s’il veut être pardonné ».

Nous deman­dons au car­di­nal Caffara si une cer­taine confu­sion ne dérive pas aus­si de la convic­tion, enra­ci­née du reste chez tant de pas­teurs, que la conscience est une facul­té qui per­met de déci­der de manière auto­nome ce qui est bien et ce qui est mal, et qu’en der­nière ins­tance la parole déci­sive concerne la conscience de la per­sonne particulière.

« Je consi­dère ceci comme le point le plus impor­tant de tous, répond-​il. C’est l’endroit où nous ren­con­trons et affron­tons le pilier de la moder­ni­té. Commençons par cla­ri­fier le lan­gage. La conscience ne décide pas, parce qu’elle est un acte de la rai­son ; la déci­sion est un acte de la liber­té, de la volon­té. La conscience est un juge­ment dans lequel le sujet de la pro­po­si­tion qui l’exprime est le choix que je vais accom­plir ou que j’ai déjà accom­pli, et le pré­di­cat, la qua­li­fi­ca­tion morale de ce choix. C’est donc un juge­ment, pas une déci­sion. Naturellement, tout jug­ment rai­son­nable s’exerce à la lumière de cer­tains cri­tères, sinon ce n’est pas un juge­ment, mais quelque chose d’autre. Un cri­tère, c’est ce sur la base de quoi j’affirme ce que j’affirme et nie ce que je nie. Sur ce point, un pas­sage du Traité de la conscience morale du bien­heu­reux Rosmini s’avère par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rant : « Il y a une lumière qui est dans l’homme et il y a une lumière qu’est l’homme. La lumière qui est dans l’homme, c’est la loi de Vérité et la grâce. La lumière qu’est l’homme c’est la conscience droite parce que l’homme devient lumière quand il par­ti­cipe à la lumière de la loi de Vérité par le moyen de la conscience confir­mée par cette lumière ». Maintenant, à cette concep­tion de la conscience morale s’oppose la concep­tion qui érige en tri­bu­nal suprême de la bon­té ou de la malice de ses propres choix sa propre sub­jec­ti­vi­té. Ici, pour moi – dit le car­di­nal – c’est la confron­ta­tion déci­sive entre la vision de la vie qui est le propre de l’Eglise (parce qu’elle est le propre de la révé­la­tion divine) et la concep­tion de la conscience de la modernité ».

« Celui qui a vu cela avec une extrême luci­di­té – ajoute-​t-​il – c’est le bien­heu­reux Newman. Dans la célèbre lettre au duc de Norfolk, il dit : « La conscience est le pre­mier de tous les vicaires du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit. Pour la phi­lo­so­phie d’aujourd’hui, ces paroles ne sont que vain et sté­rile ver­biage, sans signi­fi­ca­tion concrète. De notre temps fait rage une guerre achar­née, je dirais une sorte de conspi­ra­tion contre les droits de la conscience ». Plus loin il ajoute qu’ « au nom dela conscience, on détruit la véri­table conscience ». C’est pour­quoi, par­mi les cinq dubia le dubium numé­ro 5 est le plus impor­tant. Il y a un pas­sage d’Amoris Laetitia, au n° 303, qui n’est pas clair : il semble – je dis bien : semble – admettre la pos­si­bi­li­té qu’il existe un juge­ment vrai de la conscience (pas invin­ci­ble­ment erro­né ; cela a tou­jours été admis par l’Eglise) en contra­dic­tion avec ce que l’Eglise enseigne comme lié au dépôt de la révé­la­tion divine. Semble. Et c’est pour­quoi nous avons sou­mis le doute au pape ».

« Newman – rap­pelle le car­di­nal Caffara – dit que « Si le pape prononçait contre sa conscience, il se sui­ci­de­rait, il ferait crou­ler le sol sous ses pieds ». Ce sont des choses d’une gra­vi­té bou­le­ver­sante. On éri­ge­rait le juge­ment per­son­nel en cri­tère ultime de la véri­té morale. Ne dites jamais à une per­sonne : « Suis tou­jours ta conscience » sans tou­jours ajou­ter aus­si­tôt « Aime et cherche la véri­té de ce qui est bien ». Tu lui met­trais dans les mains l’arme la plus des­truc­trice de son humanité ».

Sources : Il Foglio – trad. benoitetmoi