La stratégie de la Fraternité, Abbé de Cacqueray – Fideliter n° 188

La stratégie de la Fraternité
Abbé Régis de Cacqueray-Valménier

Parler de « stra­té­gie » de la Fraternité peut sans doute sur­prendre. La conno­ta­tion mili­taire de ce mot, le côté tac­tique qu’il sug­gère, conviennent-​ils bien à un com­bat aus­si émi­nem­ment reli­gieux et sur­na­tu­rel que le nôtre ? La seule expres­sion de « foi » n’est-​elle pas suf­fi­sante pour dire l’al­pha et l’o­mé­ga de notre plan d’ac­tion ? Mais la lutte jus­ti­fie l’exis­tence d’une stratégie.

Qui nie­ra que la Fraternité est une petite armée char­gée d’un immense com­bat, le com­bat de la foi ? Or, dans ce com­bat comme dans n’im­porte quel autre, il y a dif­fé­rents objec­tifs à atteindre : il faut donc recher­cher les moyens et les actions les plus adap­tés pour y par­ve­nir. En pre­mier lieu, nous com­bat­tons pour gar­der et pour trans­mettre la foi par­tout où elle existe encore. C’est le tra­vail le plus visible de la Fraternité, celui auquel s’a­donnent ordi­nai­re­ment ses membres. Mais nous cher­chons éga­le­ment, de tout notre cœur, à pro­pa­ger cette même foi auprès de toutes les âmes par la pré­di­ca­tion mis­sion­naire. Enfin, com­ment ne pourrions-​nous pas nous pré­oc­cu­per de l’é­tat de déchéance où se trouve réduite l’Église, ron­gée jus­qu’au plus pro­fond d’elle-​même par l’hé­ré­sie ? Comment n’aurions-​nous pas, éga­le­ment, comme but très cher, de faire tout ce que nous pou­vons pour tirer les auto­ri­tés de l’Église de l’or­nière des erreurs et des héré­sies où elles se sont plus ou moins four­voyées ? A leur égard, ce devoir est d’au­tant plus impé­rieux que la Fraternité se trouve mys­té­rieu­se­ment à peu près la der­nière à pou­voir expo­ser clai­re­ment les motifs prin­ci­paux de la perte géné­ra­li­sée de la foi.

Ce qu’est l’humanisme moderne

Cependant, s’il est bien clair que la Fraternité se doit de tra­vailler à l’ex­tir­pa­tion des erreurs dans l’Église et au retour de sa hié­rar­chie à l’in­té­gra­li­té de la véri­té catho­lique, il est éga­le­ment évident pour tous qu’un tel tra­vail est extrê­me­ment périlleux. Si la Fraternité per­dait ce com­bat, si elle se lais­sait à son tour conta­mi­ner par les doc­trines d’er­reur, il sem­ble­rait alors ne plus res­ter d’es­pé­rance pour sor­tir de la crise de l’Église. Bien sûr, nous croyons que le bon Dieu est tout puis­sant et n’a pas besoin de nous pour aller là où il le veut. Mais il ne veut pas, pour ce motif, que nous nous déro­bions à nos devoirs en négli­geant, sous pré­texte qu’il lui est loi­sible de recou­rir à des moyens extra­or­di­naires, d’al­ler jus­qu’au bout de nos moyens et de nos forces.

Trois marches d’escalier

La réflexion sur la néces­si­té de cette confes­sion de la foi auprès des auto­ri­tés de l’Église « conci­liaire » ame­na les supé­rieurs de la Fraternité à défi­nir, en 2001, les grandes lignes du plan qu’elle sui­vrait, sur le long terme, dans ses rela­tions avec Rome. Ce plan com­pre­nait trois étapes. La pre­mière consis­tait à deman­der à Rome « deux préa­lables » ; le pre­mier préa­lable était de recon­naître à tous les prêtres le droit de célé­brer libre­ment la messe de saint Pie V, le second de pro­non­cer le retrait du décret des excom­mu­ni­ca­tions de 1988. Dans un deuxième temps, une fois ces préa­lables accor­dés, la Fraternité pré­co­ni­sait des dis­cus­sions doc­tri­nales au cours des­quelles se trou­ve­raient abor­dées les grandes thèses libé­rales nou­velles et gra­ve­ment erro­nées du concile Vatican II, à l’o­ri­gine du mal qui ronge l’Église de l’in­té­rieur. Enfin, dans un troi­sième et der­nier temps seule­ment, ces dis­cus­sions doc­tri­nales ayant heu­reu­se­ment débou­ché, arri­ve­rait la régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité et des com­mu­nau­tés amies.

La Fraternité choi­sit de rendre public ce plan en trois étapes, de le por­ter à la connais­sance de tous, des prêtres et des fidèles de la Fraternité comme des auto­ri­tés de l’Église. Lorsqu’il fut connu, il n’in­té­res­sa guère ni les uns ni les autres, tant sa teneur parais­sait loin­taine et impos­sible. On ne voyait guère pour quels motifs, dans son état d’op­po­si­tion à la Tradition, Rome condes­cen­drait aux demandes de cette petite Fraternité offi­ciel­le­ment exclue de l’Église. On accu­sa la Fraternité d’im­po­ser des exi­gences inouïes pour camou­fler sa volon­té de s’i­so­ler. Au vrai, qui d’entre nous en 2001 aurait pen­sé que, moins de huit ans plus tard, le pape aurait accom­pli deux gestes déci­sifs pour répondre à ces préalables ?

Une stratégie qui s’est imposée

Rome aurait pu, lorsque la Fraternité fit connaître son plan, ou se dés­in­té­res­ser com­plè­te­ment d’elle, ou lui dire qu’elle le refu­sait et faire une contre-​proposition. Or, bien qu’il ait sus­ci­té, au tout début, une lettre de pro­tes­ta­tion du car­di­nal Castrillón Hoyos à Mgr Fellay datée du 5 avril 2002, la feuille de route pro­po­sée par la Fraternité s’est, en réa­li­té, peu à peu impo­sée dans les rap­ports entre le Saint-​Siège et la Fraternité. Les années du pon­ti­fi­cat de Jean-​Paul II s’a­che­vèrent sans aucun résul­tat appa­rent. C’est son suc­ces­seur, le pape Benoît XVI, qui a mon­tré sa déci­sion de faire sienne la feuille de route de la Fraternité.

Chacun se rap­pelle cet évé­ne­ment encore récent du Motu Proprio du 7 juillet 2007 qui, à la suite de la croi­sade de rosaires lan­cée par notre supé­rieur géné­ral, recon­nut que la messe qu’a­vait défen­due Mgr Lefebvre n’a­vait jamais été inter­dite. Le texte com­por­tait de nom­breuses et graves imper­fec­tions, mais consti­tuait cepen­dant un pas déci­sif dans le désen­cla­ve­ment pro­gres­sif de la messe. Il était pour­tant encore pos­sible de pen­ser que ce geste, venu d’un pape dont l’in­té­rêt pour la litur­gie est célèbre, se trou­vait coïn­ci­der avec le pre­mier vœu de la Fraternité sans pour autant avoir été consen­ti en réponse à sa demande.

Après le décret du 21 jan­vier 2009, il n’est plus pos­sible de pen­ser ain­si. Ce second geste cor­res­pond au second préa­lable de la Fraternité, même s’il n’y répond que d’une façon de nou­veau impar­faite et insuf­fi­sante. Après lui, nous ne pou­vons que consta­ter que la stra­té­gie de 2001, jamais offi­ciel­le­ment contes­tée par Rome lors­qu’elle fut émise, a été reprise et se trouve sui­vie presque à la lettre par le Saint-​Siège. Nous pour­rions avan­cer plu­sieurs rai­sons qui per­met­traient de l’ex­pli­quer. Cependant, nous avons bien conscience que tous ces motifs demeu­re­raient très insuf­fi­sants sans évo­quer la puis­sance de la prière du Rosaire.

Non seule­ment le décret du 21 jan­vier est venu s’ins­crire de nou­veau dans la stra­té­gie pré­co­ni­sée par la Fraternité, mais il nous a sur­tout appor­té la garan­tie que Rome accepte de conti­nuer, dans l’a­ve­nir, à la suivre telle que nous l’a­vons vou­lue. Le décret du 21 jan­vier recon­naît en effet que doivent avoir lieu de « néces­saires col­loques » entre Rome et la Fraternité sur « des ques­tions encore ouvertes ». Or, c’est exac­te­ment ce que nous avons deman­dé dans notre deuxième étape. Nous avons dit que nous vou­lions des dis­cus­sions doc­tri­nales parce que nous les jugions abso­lu­ment indis­pen­sables pour tra­vailler à la réso­lu­tion de la crise de l’Église. Nous ne pou­vons donc que nous réjouir que le car­di­nal Re, signa­taire du décret au nom du pape, accepte ces dis­cus­sions de fond, les juge néces­saires comme pro­chaine étape et estime « encore ouvertes » les ques­tions que nous posons.

Changer de stratégie ?

Différentes voix, de Rome ou d’ailleurs, estiment cepen­dant, au moment du com­bat où nous nous trou­vons, utile de modi­fier notre stra­té­gie. Elles nous conseillent d’in­ver­ser l’ordre des deux étapes res­tantes, de faire pas­ser la troi­sième des étapes avant la deuxième, la régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité avant les conver­sa­tions doc­tri­nales. Parmi les argu­ments qu’elles donnent, elles font valoir la bien­veillance du pape à notre égard : il faut en pro­fi­ter car ses années sont comp­tées et l’on ne sait pas de quoi sera fait l’a­ve­nir ! On nous dit éga­le­ment que ces conver­sa­tions doc­tri­nales sont vouées à l’é­chec. Nous allons cer­tai­ne­ment nous y enli­ser et la régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité n’au­ra jamais lieu. Ou bien on nous dit que, la situa­tion de la Fraternité ayant été régu­la­ri­sée, la place offi­cielle qui lui sera concé­dée lui don­ne­ra plus de poids vis-​à-​vis de Rome pour faire valoir ses positions.

Il est cer­tain que le choix d’une stra­té­gie plu­tôt que d’une autre ne relève pas de la foi et nous ne contes­tons pas la pos­si­bi­li­té d’en dis­cu­ter. Davantage, les meilleurs stra­tèges ne sont-​ils pas jus­te­ment ceux qui, en fonc­tion de l’é­vo­lu­tion de la situa­tion, se montrent capables de chan­ger ce qu’il faut pour mieux col­ler à la réa­li­té ? Soucieux de ne pas res­ter sur une ligne stra­té­gique par inca­pa­ci­té de nous remettre en cause ou par obs­ti­na­tion, exa­mi­nons de plus près les objec­tions de ceux qui pré­co­nisent immé­dia­te­ment notre régu­la­ri­sa­tion canonique.

Après Benoît XVI

Certes, le pape mani­feste un sou­ci indé­niable à notre égard. Doit-​on craindre qu’il n’en sera pas de même avec ses suc­ces­seurs ? Il me semble, sans suivre à la loupe les chan­ge­ments qui s’o­pèrent dans la Curie et par­mi les car­di­naux, que le pape a déjà lar­ge­ment impri­mé un mou­ve­ment qui cor­res­pond à ses choix. L’aile pro­gres­siste est peu à peu rem­pla­cée par une ten­dance plus sérieuse, effrayée et désem­pa­rée par la crise que subit l’Église, à la recherche de solu­tions pour l’en tirer mais encore inca­pable d’o­ser l’in­dis­pen­sable remise en cause du concile. Il nous semble donc en réa­li­té que, plus le temps passe, moins notre sort se trouve dépendre de la seule bien­veillance per­son­nelle du pape.

Le poids de la reconnaissance ?

Aurions-​nous plus de poids pour dis­cu­ter après la régu­la­ri­sa­tion de la Fraternité ? C’est un argu­ment que l’on entend sou­vent. Cependant, si l’on regarde l’his­toire du com­bat de la Tradition, il est mani­feste que tous ceux qui ont accep­té ces régu­la­ri­sa­tions cano­niques ne sont pas par­ve­nus à obte­nir ces conver­sa­tions. Une fois régu­la­ri­sés, leurs cas étaient consi­dé­rés comme réglés et ces dis­cus­sions n’ont jamais eu lieu. De nettes inti­mi­da­tions leur enjoi­gnaient ensuite de se taire s’ils cher­chaient à main­te­nir un dis­cours cri­tique sur le concile. Nous ne pen­sons donc pas, étant don­né que nous sommes à peu près les der­niers à savoir poin­ter les erreurs du doigt, que nous pou­vons prendre le risque infi­ni d’ac­cep­ter un sta­tut cano­nique sans avoir obte­nu la cer­ti­tude morale du redres­se­ment doc­tri­nal de Rome.

Le salé et le sucré

Il faut avouer qu’il nous répugne de nous retrou­ver sous l’en­ve­loppe cano­nique offerte par une Rome qui n’au­rait pas retrou­vé sa Tradition et demeu­re­rait enli­sée dans sa quête impos­sible de l’her­mé­neu­tique de conti­nui­té du concile Vatican II. Nous le ver­rions comme un outrage à la véri­té et un risque sup­plé­men­taire d’aug­men­ta­tion de la confu­sion pour les âmes.

Plus tard ou jamais ?

Les dis­cus­sions vont-​elles for­cé­ment s’en­li­ser ? Nous savons bien qu’elles sont, à vue seule­ment humaine, extrê­me­ment dif­fi­ciles car ce ne sont pas seule­ment quelques conclu­sions théo­lo­giques qui nous séparent mais, dès l’a­bord, de véri­tables gouffres phi­lo­so­phiques infran­chis­sables (cf. l’ar­ticle de M. l’ab­bé Morvan : NDLR : à lire en vous abon­nant à Fideliter). Cependant, que de nuances entre les hommes ! A côté d’in­tel­li­gences vrai­ment per­dues dans les four­rés impé­né­trables de la pen­sée moderne, il existe des esprits plus sains aspi­rant à la phi­lo­so­phie pérenne. La pré­ci­sion du tho­misme et la néces­si­té de la sco­las­tique retrouvent ici ou là leurs lettres de noblesse. Ne l’ou­blions pas : nous étions nom­breux à pen­ser que les deux pre­mières demandes de la Fraternité ne seraient jamais enten­dues. Les récents évé­ne­ments nous ont démon­tré le contraire. Il ne faut donc pas déses­pé­rer de la suite.

Rome confirme

Par ailleurs, nous serions en droit de pen­ser que ce n’est pas la volon­té pro­fonde du pape que cette régu­la­ri­sa­tion cano­nique se pro­duise main­te­nant. En effet, dans ce décret du 21 jan­vier, le pape a signé la levée des pré­ten­dues excom­mu­ni­ca­tions et il semble avoir indi­qué ce qu’il sou­hai­tait désor­mais. Or il ne parle pas de la régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité. Il aurait pu le faire mais il ne l’a pas fait. Il a dit, au contraire, qu’il fal­lait néces­sai­re­ment ces dis­cus­sions doc­tri­nales que nous avons deman­dées. Sans doute, il pour­rait, dans l’a­ve­nir, expri­mer toute autre chose. Mais, quant à nous, nous sommes satis­faits de le voir recon­naître la néces­si­té des conver­sa­tions doc­tri­nales avant de se pré­oc­cu­per des ques­tions canoniques.

Nous dirons pour finir que l’on ne change pas une stra­té­gie qui a désor­mais acquis ses lettres de noblesse. Après cette seconde obten­tion, il y a moins de rai­sons que jamais de la modi­fier, parce qu’elle fonc­tionne bien : pre­miè­re­ment, por­ter à la connais­sance de tous notre objec­tif ; deuxiè­me­ment, pilon­ner le ter­rain par l’ar­tille­rie lourde des rosaires ; troi­siè­me­ment et enfin, avan­cer avec la foi de Notre Seigneur Jésus-​Christ vers les nou­velles posi­tions à conquérir.

Abbé Régis de Cacqueray-​Valménier, Supérieur du dis­trict de France inFideliter n° 188

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.