Un maître du futur pape : Michel de Certeau, par l’abbé Thierry Legrand – Mai 2014

Rien n’est plus frap­pant que la proxi­mi­té intel­lec­tuelle entre le pape François et le jésuite fran­çais Michel de Certeau. D’où l’in­té­rêt de pré­sen­ter cette figure à nos lecteurs.

Père Michel de Certeau, Jésuite

Après avoir rap­pe­lé ce qui semble avoir été les deux lignes direc­trices de l’ac­tion de Mgr Bergoglio à Buenos Aires : être « quel­qu’un qui va vers les gens » et être « pauvre pour les pauvres », essayons de com­prendre où il a pu pui­ser ces idées, et peut-​être d’autres encore.

Il est tout d’a­bord dif­fi­cile de connaître les auteurs reli­gieux qui ont mar­qué, soit son novi­ciat, soit sa vie sacer­do­tale puis épiscopale.

On sait cepen­dant qu’il a une dévo­tion pour Pierre Favre, l’un des pre­miers com­pa­gnons de saint Ignace de Loyola (le pape l’a d’ailleurs cano­ni­sé le 17 décembre 2013). Citant les paroles de Benoît XVI décri­vant Pierre Favre comme « un homme modeste, sen­sible, à la vie inté­rieure pro­fonde, et doté du don de nouer des rela­tions d’a­mi­tié avec des per­sonnes de tout genre (1) », le pape ne cache pas qu’il essaie de res­sem­bler à cette description.

On sait aus­si, par ses propres paroles, que ses deux pen­seurs fran­çais contem­po­rains pré­fé­rés, tous deux jésuites, sont le père de Lubac et le père Michel de Certeau (qui par­ta­gea, avec le futur pape, un attrait pour la figure de Pierre Favre). On peut aus­si noter que sa thèse de doc­to­rat de théo­lo­gie (non ache­vée) por­tait sur Romano Guardini, avec qui il semble par­ta­ger un cer­tain mépris, ou en tout cas un dés­in­té­rêt pour la litur­gie tra­di­tion­nelle, qua­li­fiée de Vetus Ordo (2) par le pape.

Dans ces quelques per­son­nages que l’on a cités et qui ont mar­qué sans doute spi­ri­tuel­le­ment le pape, le plus inso­lite est assu­ré­ment le père Michel de Certeau. Même si le pape François n’a fait réfé­rence publi­que­ment à lui qu’à une occa­sion, le pro­pos est signi­fi­ca­tif car il cite ce jésuite au côté du père de Lubac, comme « les deux pen­seurs fran­çais contem­po­rains qu’il pré­fère (3) ». Or, par d’autres confi­dences, on sait que le père de Lubac est une grande figure aux yeux du pape François, qui connaît assez bien ses œuvres.

Qui donc est Michel de Certeau ? S’il est tom­bé un peu dans l’ou­bli de nos jours, ce jésuite a eu son heure de gloire dans les années soixante et soixante-​dix, en France mais aus­si en Amérique latine, sur­tout dans les milieux intel­lec­tuels catho­liques progressistes.

Il est dif­fi­cile de qua­li­fier du nom de phi­lo­sophe, d’his­to­rien ou de théo­lo­gien Michel de Certeau, tant son domaine de tra­vaux a été éclec­tique. C’est en tout cas un per­son­nage hors normes par­mi les reli­gieux, même par­mi les jésuites. Il était doué d’une rare puis­sance de tra­vail, d’une curio­si­té presque sans limite, qui l’a­me­nèrent à jouer un rôle actif dans dif­fé­rents groupes et ins­ti­tu­tions de réflexion et de recherche.

Né en 1926 dans une famille de hobe­reaux savoyards de forte tra­di­tion catho­lique, il entre, après une licence de lettres clas­siques, au sémi­naire d’Issy-​les-​Moulineaux à 19 ans. Il passe ensuite à celui de Fourvière en 1947, puis à la mai­son de la Compagnie de Jésus à Laval en 1950, car il sou­haite deve­nir mis­sion­naire en Chine.

Ordonné prêtre en 1956, à 31 ans, il pour­suit ses études et passe une thèse de troi­sième cycle en 1960, à la Sorbonne, sur la mys­tique catho­lique des xvie et xviie siècles, vue à tra­vers la figure de Pierre Favre, l’un des pre­miers com­pa­gnons de saint Ignace de Loyola (et l’un des reli­gieux pré­fé­rés du pape). L’étude de la mys­tique sera l’un des axes de ses recherches jus­qu’à la fin de sa vie : il publie­ra l’un de ses ouvrages le plus connus, La Fable mys­tique en 1982, quatre ans avant sa mort. Toujours du point de vue de la mys­tique, il s’in­té­resse aus­si à un autre jésuite, le père Jean-​Joseph Surin et aux pos­ses­sions de Loudun.

Il semble que, ce que le père de Lubac a réa­li­sé en théo­lo­gie, Michel de Certeau, d’ailleurs dis­ciple du père Henri de Lubac, le fait dans la mys­tique et de façon plus géné­rale dans l’é­tude de la spi­ri­tua­li­té chré­tienne : un retour aux sources pour adap­ter la doc­trine catho­lique aux nou­veau­tés et ain­si la renou­ve­ler. Il se fait ain­si remar­quer par l’u­sage de la psy­cha­na­lyse freu­dienne dans l’ex­pli­ca­tion des évé­ne­ments qui touchent au père Surin et aux évé­ne­ments de Loudun. Dès 1964 d’ailleurs, il par­ti­cipe à la créa­tion de l’é­cole freu­dienne de Paris (dont il est en quelque sorte le cofon­da­teur), il suit les cours de Lacan (4) et y demeure fidèle. Parallèlement, il entre la même année à l’Institut Catholique de Paris pour y don­ner un ensei­gne­ment sur la mys­tique des XVIe et XVIIe siècles, le sujet de sa thèse. À la même époque, il par­ti­cipe à la revue jésuite Christus dont il devient le direc­teur adjoint en 1963, et s’in­ves­tit aus­si dans l’autre revue jésuite Études en 1967.

Le père de Lubac voit d’a­bord en Michel de Certeau un dis­ciple très pro­met­teur. Mais leurs rela­tions virent petit à petit à l’in­com­pré­hen­sion, jus­qu’à ce que le père de Lubac le « renie » publi­que­ment à la fin des années soixante-​dix. De même, tou­jours à la fin des années soixante-​dix, sa trop grande liber­té vis-​à-​vis de l’au­to­ri­té lui vaut une mise au point assez sévère du père Henri Madelin, pro­vin­cial des Jésuites de Paris de l’é­poque. À la fin de sa vie, il mour­ra hors de toute com­mu­nau­té reli­gieuse, ce qui fera dire qu’il avait quit­té son ordre, mais cela n’a jamais été confirmé.

Mai 1968 est une date char­nière pour lui : Michel de Certeau voit, dans la contes­ta­tion étu­diante de mai 1968, « la force exis­ten­tielle de l’ex­pres­sion de la contes­ta­tion », « la créa­ti­vi­té, l’i­ma­gi­na­tion et la plu­ra­li­té qui s’ex­priment sans tabou », et recon­naît fina­le­ment dans ce mou­ve­ment « sa propre aspi­ra­tion à ne jamais se lais­ser iden­ti­fier et enfer­mer dans quelque iden­ti­té ». Cette prise de posi­tion le fait remar­quer par les milieux uni­ver­si­taires laïcs.

À la ren­trée uni­ver­si­taire 1968, il com­mence à ensei­gner dans les uni­ver­si­tés d’État : d’a­bord à Vincennes (Paris VIII) ; en 1972, il passe à Jussieu. Cependant l’ex­pé­rience de mai 1968 est sur­tout pour lui l’oc­ca­sion de déga­ger une notion qui mar­que­ra sa vision des choses : « la rup­ture ins­tau­ra­trice ». Pour lui, l’his­toire, celle de l’Église en par­ti­cu­lier, se résume en quelque sorte à des « mai 1968 » à répé­ti­tion, des conflits nais­sant constam­ment au sein de l’Église pour la faire pro­gres­ser. Les ins­ti­tu­tions, dont il se méfie, sont qua­li­fiées par lui de « pour­ri­ture » au sens bio­lo­gique du terme, parce que, à ses yeux, elles essaient en vain de fixer ce qui bouge par nature et qu’elles pour­rissent et se décom­posent dans ce tra­vail de retar­de­ment inefficace.

Après mai 1968, ses axes d’é­tudes se diver­si­fient : la lin­guis­tique, la péda­go­gie et la socio­lo­gie de la culture. Il tra­vaille même un temps au ser­vice du minis­tère de la culture. D’ailleurs le père de Lubac lui adres­se­ra le reproche de papillon­ner sans cesse.

Dans les années soixante-​dix, il voyage en Amérique du Sud (Brésil, Argentine, etc.) et en Amérique Centrale (Mexique), et dans ces occa­sions, fait connais­sance avec la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, pour laquelle il ne cache pas son engouement.

En 1978, après divers autres voyages aux États-​Unis, il quitte la France pour l’u­ni­ver­si­té de San Diego, en Californie, où il est pro­fes­seur jus­qu’en 1984. Il semble que ses études sur la vie mys­tique ont beau­coup plu à la reli­gio­si­té outre-Atlantique.

En 1984, il revient défi­ni­ti­ve­ment en France car il obtient une place de direc­teur à l’EHESS (5), à Paris. C’est là qu’il meurt, en 1986, des suites d’un cancer.

Le fait de navi­guer entre deux mondes uni­ver­si­taires, le monde ecclé­sias­tique et le monde laïc, engendre un rejet des deux côtés : à l’Université laïque de Paris, il est bri­mé par les laï­cards et n’ob­tient pas d’emplois pres­ti­gieux. À l’Institut Catholique, il reste vaca­taire pen­dant 15 ans en rai­son de la har­diesse de sa pen­sée, proche de l’hé­ré­sie ; il reçoit même un blâme à la publi­ca­tion de son livre Le chris­tia­nisme écla­té en 1974 (6), période où le père Henri de Lubac prend ses dis­tances avec lui.

Comment réformer l’Église ?

Quel point com­mun peut-​il y avoir entre un père Michel de Certeau, jésuite pour le moins aty­pique, oeu­vrant de plus en plus en marge de son Ordre et même de l’Église catho­lique, et le pape François ?

Le fait d’être tous deux jésuites ? C’est net­te­ment insuf­fi­sant pour affir­mer et encore moins expli­quer l’im­por­tance du père de Certeau aux yeux de l’ac­tuel sou­ve­rain pon­tife. Il a sans doute enten­du par­ler du pen­seur jésuite qui com­men­ça à être connu, dans l’ordre jésuite, au début des années soixante, par ses tra­vaux sur la mys­tique catho­lique, vue à tra­vers Pierre Favre. Sa par­ti­ci­pa­tion active aux revues jésuites fran­çaises Christus, puis Études, lui ont don­né une cer­taine renom­mée dans l’Ordre, même hors de France. Peutêtre plus tard, dans les années soixan­te­dix, lors des voyages et confé­rences que don­nait le père de Certeau en Amérique latine, l’a-​t-​il côtoyé.

Cela semble bien faible pour par­ler d’in­fluence ou de points com­muns entre les deux hommes. Et cepen­dant, l’in­fluence du « pen­seur » sur le pape est bien réelle. Essayons de le montrer.

Le missionnaire selon Michel de Certeau

On a déjà par­lé de l’at­trait et l’in­té­rêt, com­muns à Michel de Certeau et au pape, pour la figure du jésuite Pierre Favre. D’ailleurs le pape François dit appré­cier tout par­ti­cu­liè­re­ment l’é­di­tion du Mémorial (7) de Pierre Favre, édi­tion réa­li­sée et com­men­tée en 1960 par Michel de Certeau.

Si Pierre Favre unit en quelque sorte Michel de Certeau et le pape François, c’est en rai­son de la façon assez sem­blable qu’ont les deux jésuites d’in­ter­pré­ter l’ac­tion de Pierre Favre dans la grande œuvre catho­lique de la contre-réforme.

En jan­vier 1965, dans la revue Christus, Michel de Certeau com­mente quelques lettres du bien­heu­reux Pierre Favre au moment où celui-​ci prend contact avec le pro­tes­tan­tisme en Allemagne, en 1540. Le jésuite semble insi­nuer que le bien­heu­reux Pierre Favre aurait lais­sé la pro­cla­ma­tion du dogme catho­lique de côté pour ne pas tom­ber dans la confron­ta­tion avec les pro­tes­tants, mais pour dia­lo­guer avec eux (« la réso­nance des ren­contres crée des liens de plus en plus intimes avec la région où les misères sont plus grandes (8) ») ; et pour y trou­ver une occa­sion de se renou­ve­ler inté­rieu­re­ment (« il est len­te­ment renou­ve­lé par ce qu’il apprend à connaître (9) »).

Si de fait, la réforme pro­tes­tante per­mit à l’Église, en pro­vo­quant le concile de Trente, de se réfor­mer inté­rieu­re­ment, elle fut aus­si et sur­tout une occa­sion de pro­cla­mer le dogme catho­lique avec plus de force. Or Michel de Certeau semble faire dire à Pierre Favre, en le citant (« il faut des argu­ments d’œuvre et de sang… les mots ne suf­fisent plus, ni les rai­sons (10) »), que la pro­cla­ma­tion du dogme ayant mon­tré son inef­fi­ca­ci­té, il fal­lait pas­ser à autre chose, « l’exi­gence d’une réforme inté­rieure (11) », écrit-il.

Le pape François rejoint Michel de Certeau dans son appré­cia­tion sur l’ac­tion du bien­heu­reux Pierre Favre avec les pro­tes­tants, que l’Église doit imi­ter. Pour lui, le bien­heu­reux alla par­tout en Europe « pour dia­lo­guer avec tous, avec dou­ceur, et pour annon­cer l’Évangile » ; ce qu’il faut évi­ter, c’est « la ten­ta­tion que nous pou­vons peut-​être avoir nous aus­si et que beau­coup ont, de relier l’an­nonce de l’Évangile aux coups de bâton inqui­si­teurs, de condam­na­tion (12).»

Besoin d’une réforme

Pour Michel de Certeau, l’Église catho­lique doit subir régu­liè­re­ment une réforme struc­tu­relle. Celle-​ci est ain­si ren­due néces­saire dans les années soixante à soixante-​dix. L’origine de sa pen­sée relève d’un constat fait dans les années soixante : le monde moderne perd de plus en plus le sens du sacré tra­di­tion­nel et un fos­sé se creuse entre l’Église-​institution et le monde moderne, de plus en plus sécu­la­ri­sé. Voulant conci­lier l’Église et ce monde, le pen­seur jésuite affirme que le « croire » était en fait en train de sor­tir de l’Égliseinstitution pour migrer dans le milieu pro­fane, et que l’Église doit donc sor­tir d’elle-​même afin d’in­ves­tir ce monde pro­fane et de retrou­ver le fait de croire. Il faut revoir le sens du sacer­doce, le sens des sacre­ments, comme il le déclare dans Le chris­tia­nisme écla­té.

Or il se trouve que le pape François a affir­mé, à plu­sieurs reprises, que l’Église doit aujourd’­hui être réfor­mée, et que cette réforme doit s’ap­puyer sur la culture de la ren­contre (13), que « l’Église est appe­lée à sor­tir d’elle-​même et à aller dans les péri­phé­ries, les péri­phé­ries géo­gra­phiques mais éga­le­ment exis­ten­tielles : là où réside le mys­tère du péché, la dou­leur, l’in­jus­tice, l’i­gno­rance, là où le reli­gieux, la pen­sée sont mépri­sés, là où sont toutes les misères (14) » : on retrouve là de nom­breux points com­muns avec les concep­tions de Michel de Certeau.

En ce sens, le pape et Michel de Certeau sont très proches et trouvent en Pierre Favre, selon eux, un exemple à suivre.

L’expérience de l’autre

Si l’on entre un peu plus dans les détails de la pen­sée de Michel de Certeau concer­nant cette réforme néces­saire de l’Église, la res­sem­blance avec le pape est encore plus forte. En effet, com­ment, selon Michel de Certeau, doit s’o­pé­rer concrè­te­ment cette réforme ?

Sa « méthode », si l’on peut par­ler ain­si, repose sur ce en quoi réside l’es­sence du chris­tia­nisme, selon lui : dans l’ex­pé­rience de l’autre, que cet autre soit Jésus ou tout homme. Michel de Certeau part en effet de la mys­tique chré­tienne qu’il défi­nit comme l’ex­pé­rience de « ce sans quoi on ne peut vivre », qui est Dieu. Ce « sans quoi » qui est infi­ni, « néces­saire et en même temps impre­nable » pro­voque crises, dou­leurs, nuits propres à la vie mys­tique, car impre­nable, jus­te­ment. Il va faire l’ap­pli­ca­tion du même phé­no­mène à « l’autre » c’est-​à-​dire aux autres hommes : « Impossible d’é­vi­ter des ten­sions avec les autres, mais aus­si de vivre sans eux ; impos­sible de fuir une confron­ta­tion entre un devoir per­son­nel qui est un droit et le droit des autres que fondent leurs devoirs : si l’on sché­ma­tise ain­si le conflit, com­ment ne pas admettre qu’il peut véri­ta­ble­ment deve­nir une expé­rience reli­gieuse […] ? Le croyant qui sait lire spi­ri­tuel­le­ment cette ren­contre humaine y découvre, là comme par­tout, le Dieu vivant dont lui parle l’Écriture (15). »

Il s’a­git alors d’al­ler à la ren­contre de l’autre, de pro­fi­ter des conflits que cela implique puisque l’autre est pré­ci­sé­ment autre, et c’est cette alté­ri­té qui crée les conflits. Ces conflits sont créa­teurs et régé­né­ra­teurs, alors que les ins­ti­tu­tions se désa­grègent dans la lutte qu’elles essaient vai­ne­ment de mener contre les nou­veau­tés appor­tées par les autres : « [Le conflit] ini­tie à l’exis­tence de l’autre. Quelque chose d’ir­ré­duc­tible se rend pré­sent. Quelqu’un est là, en qui l’on ne peut exac­te­ment dif­fé­ren­cier – comme en soi – la réa­li­té qu’il défend, la fonc­tion qu’il occupe et l’im­pon­dé­rable vou­loir d’un homme. […] Cette expé­rience a quel­que­fois, dans le conflit, un carac­tère bru­tal et cruel : une crise entre l’en­fant et les parents, une brouille entre époux, comme un affron­te­ment à l’in­té­rieur d’un comi­té ou une lutte entre par­tis, font appa­raître l’é­qui­voque sur laquelle repose tout accord. Il y a des rup­tures. Le psy­cho­logue, le socio­logue ou le poli­ti­cien y décèlent pour­tant une loi de la conti­nui­té entre les géné­ra­tions ou de l’é­qui­libre social. Dans cette com­plé­men­ta­ri­té faite d’élé­ments diver­gents, le chré­tien sait voir aus­si l’u­ni­té du Corps mys­tique, où les dons sont dif­fé­rents (16).»

On retrouve dans ces pro­pos du pen­seur jésuite des res­sem­blances avec l’un des prin­cipes d’ac­tion de Mgr Bergoglio, « aller vers les autres » (cf. dans l’ar­ticle pré­cé­dent la par­tie sur la ren­contre avec l’autre).

Les conflits font grandir

Il s’a­git alors, selon Michel de Certeau, de suivre le cou­rant des nou­veau­tés et de ne pas les com­battre, voire même de les pré­cé­der en se tenant à la péri­phé­rie de l’Église, comme un pont entre l’Église dans sa concep­tion ancienne qui est à l’a­go­nie, et le monde moderne, por­teur de germes de renou­vel­le­ment de cette Église : « Le sacer­doce défend le déve­lop­pe­ment contre l’é­par­pille­ment, et la mul­ti­pli­ca­tion contre la dis­so­lu­tion. Pourtant, la nature de la pré­sence divine se mani­feste par une dila­ta­tion indé­fi­nie par rap­port à chaque œuvre et à chaque signe. Il faut que s’é­tendent les espaces de la cha­ri­té : Dilatentur spa­tia cari­ta­tis (Augustin). Cette dila­ta­tion est vécue dans l’Église comme un dis­cer­ne­ment qui appro­fon­dit et par des diver­gences qui élar­gissent. Elle ne doit pas s’exi­ler loin de l’adhé­sion requise par les sacre­ments de l’u­ni­té. Mais elle se déve­loppe par une contes­ta­tion de ce qu’ils sont déjà, au nom de ce qu’ils signi­fient. La réa­li­té de l’Église est le lieu même d’une his­toire spi­ri­tuelle, c’est-​à-​dire d’une confron­ta­tion qui spi­ri­tua­lise, tra­vail de la divi­sion dans l’u­ni­té déjà fon­dée (17). »

Si le pape François dit ne pas cher­cher les conflits avec les autres (il tient même l’in­verse), il affirme cepen­dant qu’il faut se tenir à la péri­phé­rie de l’Église, confron­té ain­si à ceux qui sont à l’ex­té­rieur et apprendre beau­coup d’eux : une façon de pen­ser fina­le­ment assez proche de celle de Michel de Certeau.

Être pauvre pour recevoir l’autre

Selon ce der­nier, cette expé­rience de l’autre néces­site aus­si de se tenir dans la pau­vre­té, pour pou­voir com­mu­ni­quer avec lui : « Dans la mesure où nous accep­tons de ne pas nous iden­ti­fier à ce que [les autres] peuvent attendre de nous, et à ne pas les iden­ti­fier aux satis­fac­tions et aux assu­rances que nous espé­rions tirer d’eux, nous décou­vri­rons le sens de la pau­vre­té qui est le fond de toute com­mu­ni­ca­tion. Cette pau­vre­té signi­fie en effet et le désir qui nous lie aux autres et la dif­fé­rence qui nous en sépare. C’est la struc­ture même de la foi en Dieu (18). » C’est aus­si, en d’autres termes certes, ce que disait l’an­cien arche­vêque de Buenos Aires…

Vers « une diversité réconciliée » ?

Pour Michel de Certeau, la dif­fé­rence, la diver­si­té est un élé­ment essen­tiel à l’Église : « [Il faut] sur­mon­ter cet ins­tinct de socié­té et de sécu­ri­té qui refuse la dif­fé­rence. Croire qu’on peut ou la négli­ger ou l’é­li­mi­ner, ce serait d’ailleurs un rêve. L’homogénéité n’est jamais qu’une uto­pie. Elle carac­té­rise les para­dis arti­fi­ciels d’hier ou de demain. Dieu, lui, se révèle tou­jours en déchi­rant les signes qui pour­tant, comme jadis le voile du Temple, dési­gnent déjà sa venue. Il ne se donne que dans les ten­sions et l’é­di­fi­ca­tion d’une com­mu­nau­té humaine (19). »

Pour le pape François, l’é­van­gé­li­sa­tion ne doit pas abou­tir à rame­ner à l’u­ni­té de l’Église ceux qui n’en font pas par­tie (doc­trine catho­lique du vrai oecu­mé­nisme) ; ni même d’es­sayer de trou­ver des élé­ments d’u­ni­té avec les autres reli­gions (doc­trine du concile Vatican II). Il s’a­gi­rait plu­tôt comme il le décla­rait, de « [recher­cher] une diver­si­té récon­ci­liée. Je ne crois pas qu’on puisse, à l’heure actuelle, pen­ser à la réunion, ou à l’u­ni­té totale, mais plu­tôt à une diver­si­té récon­ci­liée qui implique que l’on marche ensemble, en priant et en tra­vaillant ensemble, et qu’en­semble nous cher­chions la ren­contre dans la véri­té (20).»

Le dilemme de Michel de Certeau

La pen­sée de Michel de Certeau abou­tit néces­sai­re­ment à un dilemme : afin de s’ou­vrir à l’al­té­ri­té, le chré­tien doit en effet renon­cer à pré­tendre déte­nir la véri­té… et donc renon­cer à la foi catho­lique. Michel de Certeau s’ap­plique à lui-​même sa théo­rie, se plon­geant à par­tir de 1968 dans des études à carac­tère de plus en plus pro­fane, n’ayant plus grand-​chose du reli­gieux jésuite qu’il était, au risque de perdre la foi.

S’ouvrir à l’autre et pro­cla­mer déte­nir la véri­té sont donc incom­pa­tibles : c’est pour cela qu’une Église auto-​référentielle ne peut être que dis­tincte d’une Église évan­gé­li­sa­trice, comme l’a dit… non pas Michel de Certeau, mais Mgr Bergoglio, au conclave pré­cé­dent son élec­tion au sou­ve­rain pontificat.

Même si chez le pape François, on ne décèle pas un Michel de Certeau ico­no­claste, il est trou­blant de voir que tous deux mettent en avant la ren­contre avec l’autre comme élé­ment essen­tiel de la régé­né­ra­tion de l’Église ; et comme condi­tion d’ou­ver­ture à l’autre, la pauvreté…

Nous avons essayé de dres­ser un por­trait de celui qui est deve­nu pape il y a de cela un peu plus d’un an. Ce por­trait est bien impar­fait mais il nous montre un évêque (deve­nu pape) qui paraît bien avoir été influen­cé par un autre jésuite, le père Michel de Certeau. Il semble en effet avoir pris de lui et de sa concep­tion de la vie de l’Église, ce besoin d’al­ler vers l’autre, de se tenir pauvre en face de l’autre, sans lui impo­ser des véri­tés à croire, mais pour l’é­cou­ter, pour dia­lo­guer. Pour faire avan­cer l’Église. Pour faire avan­cer la réforme de l’Église qui doit selon lui tou­jours s’a­dap­ter au monde.

Dans cette course en avant, vers les péri­phé­ries exis­ten­tielles de l’Église qui de plus en plus s’é­loignent de son centre qui est Jésus-​Christ, où va l’Église ? Bien dif­fi­cile de le deviner.

Mais les liens qui unissent encore la tunique de l’Église du Christ ne risquent-​ils pas de se déchi­rer encore plus, voire d’é­cla­ter dans ce mou­ve­ment cen­tri­fuge que semble vou­loir lui impo­ser le nou­veau pape ? Certes, le pape exprime constam­ment qu’il faut res­ter cen­tré sur le Christ tout en s’en­ga­geant dans le mou­ve­ment vers « la péri­phé­rie exis­ten­tielle de l’hu­ma­ni­té ». Cependant, est-​ce conci­liable quand on voit qu’il fau­drait « renon­cer à être une Église auto-​référentielle, qui croit avoir la lumière » ? Notre-​Seigneur a dit : « Que sert à l’homme de gagner le monde s’il vient à perdre son âme (21) ? » Or, comme l’é­cri­vait Jean Madiran en voyant la direc­tion prise par l’Église après le concile, le diable, lui, pose la ques­tion inverse : « que sert à l’Église de gar­der son âme si elle vient à perdre le monde ? »

Michel de Certeau, à force d’al­ler vers les autres, semble bien, de son côté, avoir per­du tout contact avec celui qu’il appe­lait « l’Autre » c’est-​à-​dire Notre-Seigneur.

Abbé Thierry Legrand, prêtre de la Fratrenité Sacerdotale Saint-​Pie X

Source : Fideliter n° 219 de mai-​juin 2014

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– Vers une Église démo­cra­tique ?.….….….….….….….….….….… .….….….….….….…..25.….….….….….….….…..Julien Moreau
– Un ave­nir qui demande des veilleurs debout.….….….…. .….….….….….….….……34.….….….….….….….……Abbé Philippe Toulza

Notes

1 – Benoît XVI, Discours aux jésuites, 22 avril 2006.
2 – In Osservatore Romano, éd. heb­do­ma­daire fran­çaise du 26 sep­tembre 2013.
3 – Père Antonio Spadaro, s.j., Entretien avec le pape François in Osservatore Romano, éd. heb­do­ma­daire fran­çaise du 26 sep­tembre 2013.
4 – Jacques Lacan (1901–1981) est un psy­chiatre et psy­cha­na­lyste fran­çais qui, à la fois se réclame de Freud, et à la fois s’en éloigne, en par­ti­cu­lier par la prio­ri­té qu’il donne au groupe (familles, struc­tures sociales, etc.) sur l’individu.
5 – École des Hautes Études en Sciences Sociales, fon­dée en 1975.
6 – Ce livre coécrit avec Jean-​Marie Domenach, un écri­vain catho­lique pro­gres­siste, a pour ori­gine un débat public dif­fu­sé sur France-​Culture en mai 1973. L’essentiel repose sur l’a­na­lyse de Michel de Certeau selon laquelle, d’a­près lui, on assiste, dans le monde moderne, à l’é­cla­te­ment du chris­tia­nisme et des convic­tions du pas­sé. Pour lui « le chris­tia­nisme n’est que quelque chose de par­ti­cu­lier dans l’en­semble de l’his­toire des hommes et qu’il ne sau­rait se cré­di­ter de cette his­toire ni par­ler au nom de l’u­ni­vers entier » ; selon sa pen­sée, la concep­tion de la fonc­tion sacer­do­tale vécue comme « atten­tion et ras­sem­ble­ment autour des signes évan­gé­liques appar­tient à un temps qui s’en va. Notre concep­tion et notre pra­tique du sacer­doce datent du xviie siècle. Elles passent » ; les prêtres ne sont « pas des média­teurs, mais des quê­teurs chré­tiens, comme d’autres le sont à d’autres titres ». on ne com­prend pas que l’au­teur n’ait été que blâ­mé suite à ces pro­pos, publiés ensuite ! Et c’est l’un des pen­seurs pré­fé­rés du pape François…
7 – C’est le jour­nal spi­ri­tuel de Pierre Favre, écrit au jour le jour, pen­dant les der­nières années de sa vie, de 1542 à 1545.
8 – Revue Christus, jan­vier 1965, p. 95.
9 – Ibid., p. 91.
10 – Pierre Favre, Lettre aux étu­diants jésuites de Paris, Ratisbonne, 12 mai 1541.
11 – Christus, jan­vier 1965, p. 91.
12 – Homélie du 3 jan­vier 2014 à l “église du Jésus, à Rome
13 – « Il faut une culture axée autour du prin­cipe que l’autre a beau­coup à me don­ner. Que je dois aller vers autrui dans un esprit d’ou­ver­ture et d’é­coute, débar­ras­sé de tout pré­ju­gé, c’est-​à-​dire sans pen­ser que, parce qu’il a des idées oppo­sées aux miennes, ou qu’il est athée, il est inca­pable de m’ap­por­ter quoi que ce soit. Ce n’est pas vrai. » Je crois en l’homme, Flammarion, Paris, 2013, p. 124.
14 – L’intervention que le car­di­nal Bergoglio a faite lors du conclave qui a pré­cé­dé son élection.
15 – L’étranger ou l’u­nion dans la dif­fé­rence (ensemble de textes de M. de Certeau, datant de 1963 à 1970) ; nou­velle éd. éta­blie et pré­sen­tée par Luce Giard, 1991, p. 27.
16 – Ibid., p. 30–31.
17 – Ibid., p. 42–43.
18 – Ibid., p. 143–144.
19 – Ibid., p. 187.
20 – Je crois en l’homme, op. cit., p. 196.
21 – Mt 16, 26.