Divorcés-​remariés : la morale de gradualité

Depuis cinq décen­nies, les pas­teurs de l’Église se réfèrent fré­quem­ment à la « loi de gra­dua­li­té » pour com­bler l’a­bîme qui s’est creu­sé entre les ensei­gne­ments du magis­tère et la pra­tique de nom­breux couples chré­tiens, par­ti­cu­liè­re­ment en matière de contra­cep­tion et d’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage. Dès 1981, Jean- Paul II avait atti­ré l’at­ten­tion sur la dif­fé­rence entre la « loi de gra­dua­li­té », qui relève de la pru­dence pas­to­rale du pas­teur, et la « gra­dua­li­té de la loi », qui entend faus­se­ment réduire la por­tée uni­ver­selle de la loi divine (1).

Les progrès de la charité

Saint Thomas d’Aquin a posé les bases d’une authen­tique loi de gra­dua­li­té en dis­tin­guant les pré­ceptes néga­tifs – dont l’ob­ser­vance consti­tue le mini­mum pour vivre de la cha­ri­té –, les pré­ceptes affir­ma­tifs – qui balisent l’exer­cice d’une cha­ri­té en conti­nuel pro­grès – et les conseils évan­gé­liques – qui pro­curent les moyens les plus effi­caces pour par­ve­nir à la per­fec­tion de la cha­ri­té (2). Le Père Garrigou- Lagrange o.p. a décrit soi­gneu­se­ment ce pro­ces­sus gra­duel dans son maître-​ouvrage, Les trois âges de la vie inté­rieure.

La contri­tion – élément-​clé du retour du pécheur à Dieu – sup­pose la dou­leur des péchés pas­sés et la réso­lu­tion de ne plus y retom­ber (3). Pour être effec­tive, cette réso­lu­tion exige l’é­loi­gne­ment immé­diat des occa­sions pro­chaines et libres de pécher qu’on peut évi­ter faci­le­ment et sans grave incon­vé­nient. Plus dif­fi­ciles à évi­ter sans délai, les occa­sions pro­chaines et néces­saires doivent faire l’ob­jet d’une vigi­lance quo­ti­dienne, d’une prière constante et d’un recours fré­quent aux sacre­ments pour que la réso­lu­tion soit ferme. Tel est l’en­sei­gne­ment de saint Alphonse de Liguori (4).

Contrastant avec la « loi de gra­dua­li­té » qui est d’ordre pru­den­tiel et pas­to­ral, la « gra­dua­li­té de la loi » se pré­sente comme un sys­tème moral, fré­quem­ment invo­qué quoique rare­ment expo­sé dans sa cohé­rence. Essayons d’en cer­ner la nature avant d’en éva­luer la pertinence.

Un nouveau système moral

Le Père Louis Lachance o.p. note que « le pro­blème de l’un et du mul­tiple se situe au cœur même de la spé­cu­la­tion des Grecs (5) ». Les rap­ports entre la loi divine, natu­relle ou révé­lée, et les choix moraux des indi­vi­dus illus­trent par­fai­te­ment ce pro­blème. Il s’a­git en effet de conci­lier l’u­ni­té et l’u­ni­ver­sa­li­té de la loi morale avec les choix indi­vi­duels concrets et cir­cons­tan­ciés, par­fois enta­chés d’i­gno­rance, sou­vent influen­cés par les passions.

La ques­tion n’a pas échap­pé à la saga­ci­té de saint Thomas d’Aquin qui s’est pen­ché sur l’in­fluence des cir­cons­tances dans l’acte moral (6), sur la conscience erro­née (7) et sur l’i­gno­rance de la loi natu­relle (8). Jugeant ces réflexions trop sta­tiques, quelques théo­lo­giens récents ont prô­né une vision plus dyna­mique de la vie morale. Le contexte actuel de la sécu­la­ri­sa­tion, constatent-​ils, rend pro­blé­ma­tique la récep­tion des normes morales, y com­pris pour ceux qui les connaissent : « Une cer­taine norme [morale] peut être l’ob­jet d’une infor­ma­tion, sans l’être d’une recon­nais­sance exis­ten­tielle. Rahner conclut qu’il n’y a pas de faute sub­jec­tive dans la trans­gres­sion d’une norme que l’in­di­vi­du « connaît » peut-​être, mais qu’il ne peut « recon­naître » dans la mesure où elle requer­rait un degré de matu­ri­té supé­rieur à celui auquel il est effec­ti­ve­ment par­ve­nu. […] La loi uni­ver­selle ne s’ap­plique pas méca­ni­que­ment à chaque cas par­ti­cu­lier, mais uni­que­ment à tra­vers la média­tion exis­ten­tielle de la conscience et de la « gra­dua­li­té » de ses étapes de matu­ra­tion (9). »

« Pour Häring, la gra­dua­li­té consiste donc dans la recon­nais­sance de la pri­mau­té de la conscience créa­trice du sujet, qui déter­mine un che­min de crois­sance. Pour res­pec­ter la conscience, l’Église ne devrait pas pro­po­ser de normes déter­mi­nées, mais indi­quer plu­tôt des idéaux pro­phé­tiques, qu’il revien­drait à chaque fidèle de pré­ci­ser dans leur signi­fi­ca­tion concrète (10). »

Le Père Alain You o.s.b. s’est fait l’é­cho de cette nou­velle approche au début des années 90. Au sujet de la pres­crip­tion de la pilule par un méde­cin catho­lique, il écrit : « Si la loi de gra­dua­li­té peut admettre un délai dans l’ob­ser­va­tion stricte de la norme, pour­vu qu’il y ait ten­sion réelle vers celle-​ci, alors il sera per­mis au méde­cin catho­lique d’i­mi­ter la péda­go­gie de l’Église (11). »

Dès lors que « l’im­pé­ra­tif moral qui oblige n’est pas rela­tif à l’acte par­ti­cu­lier, mais au dyna­misme qui y tend (12) », rien ne s’op­pose à l’ap­pli­ca­tion du même rai­son­ne­ment aux rela­tions pré­ma­tri­mo­niales, homo­sexuelles et adultères.

Les faiblesses d’un système

En réa­li­té, le sys­tème de la « gra­dua­li­té de la loi » souffre de fai­blesses importantes.

D’abord, il prend ses dis­tances avec la conduite de Notre-​Seigneur dans l’Évangile. Certes, le Messie est venu cher­cher la bre­bis per­due (Lc 15, 1–7) et sau­ver ce qui était per­du (Mt 18, 11) en pre­nant soin de ne pas éteindre la mèche qui fume encore (Is 42, 3).

Mais cet amour misé­ri­cor­dieux ne l’a­mène jamais à amoin­drir ses avis salu­taires face à l’in­com­pré­hen­sion de son audi­toire. En témoignent la conver­sa­tion avec Nicodème sur la nou­velle nais­sance (Jn 3, 1–21), l’en­tre­tien avec la Samaritaine sur le culte en esprit et en véri­té (Jn 4, 5–42), le dis­cours sur le pain de vie (Jn 6, 30–71) et l’en­sei­gne­ment sur l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage (Mt 19, 3–12).

Aux yeux du Sauveur, la pra­tique des com­man­de­ments n’est pas tant un idéal futur qu’une urgence actuelle. Qu’on relise l’é­pi­sode du jeune homme riche (Mt 19, 16–22), la scène du juge­ment der­nier (Mt 25, 31–46) et l’ordre don­né à la femme adul­tère de ne plus pécher (Jn 8, 3–11).

Ensuite, ce sys­tème mécon­naît l’op­po­si­tion de contra­dic­tion entre le bien et le mal moral. L’acte mau­vais n’est pas pri­vé d’ob­jet : il vise déli­bé­ré­ment un objet pri­vé de confor­mi­té avec la droite rai­son. Celui qui enfreint un pré­cepte néga­tif de la loi natu­relle – par le blas­phème, le men­songe, le vol, le meurtre ou l’a­dul­tère – adhère au mal et rend par le fait même sa volon­té mau­vaise. Pour reve­nir au bien, il lui fau­dra rompre avec le mal et adhé­rer au bien. Ce pro­ces­sus lui coû­te­ra d’au­tant plus d’ef­forts que sa volon­té est plus pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans le mal, mais il ne sera effec­tif qu’a­près la rup­ture des der­nières amarres avec le péché mortel.

Ici, pas plus qu’ailleurs, sin­cé­ri­té ne rime avec véri­té. L’effort du pécheur pour sor­tir de son état lamen­table est sans doute sin­cère dès ses débuts, mais il ne sera véri­table qu’au terme du pro­ces­sus de conversion.

Enfin, la « gra­dua­li­té de la loi » s’ac­com­pagne de relents péla­giens. En rédui­sant la loi morale à ce que sa conscience indi­vi­duelle est dis­po­sée à en accep­ter, l’homme se recro­que­ville sur lui-​même, sur son état, sur ses condi­tions de matu­ri­té, sur ses (in)capacités.

Réduit à ses seules forces, il finit par mesu­rer la valeur de la loi morale à l’aune de ses capa­ci­tés humai­ne­ment limi­tées à l’ac­com­plir. L’impasse est inévi­table car, selon l’a­ver­tis­se­ment du divin Maître, sans Lui nous ne pou­vons rien faire (Jn 15, 5).

Abbé François Knittel, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Fideliter n° 228 de décembre 2015