Le massacre des Dominicains d’Arcueil

Ils sont venus, les bar­bares de la der­nière heure ; d’autant plus achar­nés à la perte de nos chers reli­gieux qu’ils n’avaient à leur repro­cher que des bienfaits.

Oraison funèbre par le Père Adolphe Perraud, 3 juillet 1871.

L’école des Dominicains d’Arcueil

Arcueil, c’est une petite cité en ban­lieue de Paris, à une demi-​lieue des murs. Les Dominicains s’y ins­tallent en 1863 et réus­sissent à y ouvrir une petite école, au prix de mul­tiples tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives, le gou­ver­ne­ment impé­rial n’étant guère dis­po­sé à favo­ri­ser les reli­gieux. Après ces débuts pénibles, le col­lège Albert-​le-​Grand ne cesse de pros­pé­rer, sous la direc­tion atten­tive et virile du Père Captier, un des pre­miers com­pa­gnons du Père Lacordaire.

Lorsque la guerre de 1870 éclate, la sco­la­ri­té des trois cents élèves est natu­rel­le­ment per­tur­bée, et les locaux de l’école se trans­forment alors en hôpi­tal impro­vi­sé, où les pauvres bles­sés du siège de Paris sont soi­gnés par les reli­gieux, du moins ceux qui ne sont pas par­tis aider aux ambu­lances. On conçoit que, dans ces condi­tions, la popu­la­tion d’Arcueil estime pro­fon­dé­ment ces domi­ni­cains si dévoués.

Mais la guerre civile de 1871 suc­cède au ter­rible siège. Au lieu de quit­ter une mai­son très expo­sée aux vio­lences, les bons reli­gieux décident d’y pour­suivre leurs fonc­tions d’ambulanciers, et de par­cou­rir les champs de bataille du sud de Paris pour recueillir les bles­sés et ense­ve­lir les morts. Là aus­si, ce bel exemple de dévoue­ment est admi­ré et res­pec­té par tous, y com­pris les Communards eux-​mêmes qui en pro­fitent largement.

Le début des hostilités

Le 17 mai 1871, trois évé­ne­ments appa­rem­ment sans lien se pro­duisent : une cap­su­le­rie fait explo­sion à quelques kilo­mètres d’Arcueil, quelques escar­mouches ont lieu à proxi­mi­té et le châ­teau de M. de Laplace, voi­sin de l’école et occu­pé par les fédé­rés, est incen­dié. Le bruit est alors lan­cé que les domi­ni­cains y sont pour quelque chose, et le men­songe trouve quelque com­plai­sance dans les esprits des « sans Dieu ».

Le 19 mai en fin d’après-midi, l’école d’Arcueil est inves­tie bru­ta­le­ment par les fédé­rés, et ces mes­sieurs somment le Père Captier et tous les membres de la com­mu­nau­té de com­pa­raître, sans plainte pré­cise ni motif légal. Le pauvre enfant qui son­nait la cloche faillit alors se faire fusiller : n’était-ce point là un signal suspect ?

Avant de quit­ter les lieux, le Père bénit les sept ou huit élèves res­tés en leur disant :

- Mes enfants, vous voyez ce qui se passe ; sans doute on vous inter­ro­ge­ra : soyez francs et sin­cères comme si vous par­liez à vos parents. Rappelez-​vous ce qu’ils vous ont recom­man­dé en vous confiant à nous et, quoi qu’il arrive, souvenez-​vous que vous avez à deve­nir des hommes capables de vivre et de mou­rir en Français et en chré­tiens. Adieu : que la béné­dic­tion du Père, du Fils et du Saint-​Esprit des­cende sur vous et y demeure tou­jours, toujours !

Les reli­gieuses et les femmes sont conduits sur la Conciergerie puis la pri­son Saint-​Lazare, et en atten­dant leur libé­ra­tion, elles pas­se­ront quatre jours extrê­me­ment pénibles.

Quant aux reli­gieux et aux hommes, ils sont envoyés au fort de Bicêtre, situé à trois kilo­mètres de l’école. En les voyant pas­ser dans les rues d’Arcueil, la popu­la­tion les regarde en silence et avec beau­coup d’émotion. Une pauvre femme témoi­gne­ra plus tard :

- Quand ils sont pas­sés devant notre porte, et que j’ai vu mar­cher au milieu des fusils le Père Captier et tous ces mes­sieurs qui nous fai­saient tant de bien, j’ai pen­sé que c’était Jésus-​Christ avec ses dis­ciples, s’en allant à Jérusalem pour y être crucifié.

Enfermés à Bicêtre

À sept heures du soir, les pri­son­niers arrivent au fort de Bicêtre. Ils sont alors enfer­més dans une chambre étroite, inter­ro­gés, fouillés, dépouillés de tout, y com­pris de leurs bré­viaires, puis conduits dans une case­mate infecte. Que leur reproche-​t-​on au juste ? Nul ne le sait, ou du moins n’est capable de le dire avec pré­ci­sion. Cette pre­mière nuit est difficile.

Le dimanche 21 dans l’après-midi, le citoyen Lucy Pyat, qui repré­sente la Commune de Paris, déclare aux pri­son­niers qu’ils ne sont ni condam­nés, ni accu­sés, ni pré­ve­nus, ni même pri­son­niers, mais sim­ple­ment rete­nus en qua­li­té de témoins. Parole pro­phé­tique ! Comme Caïphe devant le Sanhédrin, il annonce ain­si que ces reli­gieux ren­dront le témoi­gnage suprême du sang ver­sé pour le nom du Seigneur.

Les trois jours sui­vants sont dif­fi­ciles : des fédé­rés soli­de­ment imbi­bés d’alcool pro­fitent de leur supé­rio­ri­té pour inju­rier igno­ble­ment les pri­son­niers, et pillent même leur nour­ri­ture, de sorte que pen­dant deux jours les pauvres déte­nus ne peuvent même pas obte­nir un verre d’eau. Et par­mi ces for­ce­nés, il y en a plus d’un qui ont béné­fi­cié autre­fois des soins cha­ri­tables des bons Pères !

Comment se com­portent alors nos pri­son­niers ? Pendant ces jour­nées d’agonie cruelle, une douce gaie­té règne dans le sinistre cachot ! Excepté quelques pères de famille qui sont plus acca­blés, tous conti­nuent leur vie ordi­naire. Les reli­gieux mul­ti­plient leurs prières habi­tuelles, s’encouragent l’un l’autre et exhortent leurs com­pa­gnons. Chaque soir on dit le cha­pe­let en com­mun. De temps en temps le Père Captier, acca­blé de fatigue et bri­sé par les pri­va­tions, fait quelque pieuse lec­ture ou adresse à tous des paroles de consolation.

Le massacre

Le jeu­di 25 mai 1871, agi­ta­tion extra­or­di­naire aux alen­tours de la pri­son. Soudain, la porte s’ouvre :

- Vous êtes libres. Seulement nous ne pou­vons vous lais­ser entre les mains des Versaillais : il faut nous suivre à la mai­rie des Gobelins ; ensuite vous irez dans Paris où bon vous semblera.

Le tra­jet est long et affreux, des menaces de mort étant pro­fé­rées à tout ins­tant : les femmes sur­tout se montrent furieuses et avides de voir mou­rir ces hommes cou­verts d’un vête­ment sacré.

Arrivés à la pri­son dis­ci­pli­naire du neu­vième sec­teur, au 38 ave­nue d’Italie, et après quelques palabres inutiles, les pri­son­niers sont enfer­més sans ména­ge­ment : dès lors, ils n’ont plus aucune illu­sion sur leur sort. Tous se mettent à genoux, se confessent l’un à l’autre. Il est quatre heures et demie : le citoyen Cerisier, un homme vil, donne ses ordres :

- Sortez un à un dans la rue.

C’est un piège : des pelo­tons armés sont pla­cés à toutes les issues des rues voi­sines et attendent les reli­gieux pour les exé­cu­ter. Le Père Captier se retourne vers ses compagnons :

- Allons, mes amis, c’est pour le Bon Dieu !

Aussitôt le mas­sacre com­mence dans la rue. Le Père Cotrault tombe le pre­mier. Le Père Captier est atteint d’une balle qui lui brise la jambe, et mour­ra après une longue ago­nie. Le Père Bourard, après avoir été atteint, s’affaisse sous une seconde décharge. Les Pères Delhorme et Chatagneret tombent fou­droyés. Monsieur Gauquelin tombe avec eux. Monsieur Voland et cinq domes­tiques ont le temps de tra­ver­ser l’avenue d’Italie, mais ils sont abat­tus avant d’avoir trou­vé refuge. Les autres pri­son­niers par­viennent à s’échapper.

Cependant le mas­sacre ne suf­fit pas. On se pré­ci­pite sur les cadavres, on les insulte, on brise leurs membres et défonce les crânes, et cela dure­ra plus de quinze heures ! Ce n’est que le len­de­main que, enfin, un prêtre du quar­tier fait recueillir les saintes dépouilles, qui seront fina­le­ment trans­por­tées à Arcueil.

Qu’elle est actuelle, cette péro­rai­son à l’adresse des mar­tyrs d’Arcueil :

Oui, au nom de l’Église et au nom de la patrie, au nom de votre foi et au nom de la nôtre, au nom de votre sang et au nom du sang de Jésus-​Christ, nous vous en conju­rons : priez Dieu pour qu’il désarme les com­plots des méchants ! Priez-​le pour qu’il évente ces mines redou­tables pré­pa­rées dans les bas-​fonds de la socié­té par l’ignorance, l’athéisme et la cor­rup­tion !
Priez-​le pour que Paris, et la France, et le monde entier, en cher­chant par-​dessus tout le royaume de Dieu et sa jus­tice, échappent à de nou­velles explosions !

Oraison funèbre par le Père Adolphe Perraud, 3 juillet 1871.

Abbé Guillaume d’Orsanne

Source : Le Chardonnet n° 366