Jésus et ses frères

Le Notre-Père, par James Tissot

Les allu­sions réité­rées du texte évan­gé­lique à la paren­té char­nelle de Jésus ne laissent pas de trou­bler. Que Jésus ait une mère, nul ne s’en étonne ni ne s’en scan­da­lise. Qu’il ait des frères et des sœurs, c’est une autre affaire[1].

La litur­gie honore le 10 juillet sept frères mar­tyrs et deux sœurs mar­tyres, Rufine et Seconde. L’Évangile qu’on lit à la Messe est bref et suggestif :

« Comme Jésus par­lait aux foules, voi­ci que sa mère et ses frères se tenaient dehors, cher­chant à lui par­ler. Quelqu’un lui dit : “Voici votre mère et vos frères qui se tiennent dehors, et ils cherchent à vous par­ler.” Il répon­dit à l’homme qui lui disait cela : “Qui est ma mère et qui sont mes frères ?” Et éten­dant la main vers ses dis­ciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Car qui­conque aura fait la volon­té de mon Père qui est dans les cieux, celui-​là est pour moi frère, sœur et mère.” » (Mt 12, 46–50 /​/​Lc 8, 19–21 et Mc 3, 31–35)

L’enseignement du Christ est lumi­neux : ce ne sont pas les liens du sang qui font la sain­te­té mais l’accomplissement de la volon­té du Père. Par contre, les allu­sions réité­rées du texte à la paren­té char­nelle de Jésus ne laissent pas de trou­bler. Que Jésus ait une mère, nul ne s’en étonne ni ne s’en scan­da­lise. Qu’il ait des frères et des sœurs, c’est une autre affaire.

Première partie : l’établissement des faits

Commençons par éta­blir les faits tels qu’ils sont rap­por­tés par les écrits néo­tes­ta­men­taires et les écri­vains de l’histoire antique.

Quatre frères et plusieurs sœurs

De pas­sage à Nazareth, Jésus est invi­té à prendre la parole le jour du sab­bat. La sagesse et le don des miracles dont il fait montre étonnent et scan­da­lisent ses compatriotes :

« Jésus vint dans sa patrie, et ses dis­ciples le sui­virent. Quand le sab­bat fut venu, il se mit à ensei­gner dans la syna­gogue ; et beau­coup de ceux qui l’entendaient, frap­pés d’étonnement, disaient : “D’où celui-​ci tient-​il ces choses ? Quelle est cette sagesse qui lui a été don­née, et com­ment de tels miracles s’opèrent-ils par ses mains ? N’est-ce pas le char­pen­tier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joseph, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-​elles pas ici par­mi nous ?” Et ils se scan­da­li­saient de lui. » (Mc 6, 1–3 /​/​Mt 13, 54–56)

Au fil du récit, le lec­teur atten­tif apprend trois choses : 1) Jésus exer­çait le métier de char­pen­tier ; 2) il était appe­lé fils de Marie ; 3) il avait quatre frères (dont les pré­noms sont pré­ci­sés) et plu­sieurs sœurs (dont le nombre et l’identité res­tent inconnus).

On pour­rait être ten­té d’entendre ces liens de fra­ter­ni­té au sens figu­ré. Les termes de frères et sœurs ne dési­gne­raient pas ici les liens du sang, mais la com­mune appar­te­nance au groupe des disciples.

Cette inter­pré­ta­tion ne résiste tou­te­fois pas à l’examen. En effet, dans le Nouveau Testament, le groupe des frères et sœurs se dis­tingue clai­re­ment de celui des disciples :

  • après avoir réa­li­sé son pre­mier miracle à Cana en Galilée, Jésus « des­cen­dit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses dis­ciples, et ils n’y demeu­rèrent que peu de jours » (Jn 2, 12).
  • au Cénacle, les apôtres se pré­parent à la venue du Saint-​Esprit « avec quelques femmes et Marie, mère de Jésus, et ses frères. » (Act 1, 13–14)
  • pour jus­ti­fier sa conduite, saint Paul la com­pare à celle des apôtres et des frères du Seigneur : « N’avons-nous pas le droit de mener avec nous une sœur, comme font les autres apôtres, et les frères du Seigneur, et Céphas ? » (1 Cor 9, 5)

Jacques dans les Ecritures

Des quatre frères énu­mé­rés par l’Évangile, Jacques est sans conteste le plus en vue. Le rôle émi­nent qui est le sien dans l’Église pri­mi­tive —en tant qu’évêque de Jérusalem— est attes­té par l’Écriture à de diverses reprises : 

  • à l’instar des saints Pierre et Paul, Jacques a été gra­ti­fié d’une appa­ri­tion per­son­nelle du Christ res­sus­ci­té : « Je vous ai ensei­gné avant tout, comme je l’ai appris moi-​même, que le Christ est mort pour nos péchés, confor­mé­ment aux Écritures ; qu’il a été ense­ve­li et qu’il est res­sus­ci­té le troi­sième jour, confor­mé­ment aux Écritures ; et qu’il est appa­ru à Céphas, puis aux Douze. […] Ensuite il est appa­ru à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il m’est aus­si appa­ru à moi, comme à l’avorton. » (1 Cor 15, 3–8)
  • trois années après sa conver­sion, saint Paul se rend à Jérusalem où il fait connais­sance de saint Pierre et de Jacques : « Trois ans plus tard, je mon­tai à Jérusalem pour faire la connais­sance de Céphas, et je demeu­rai quinze jours auprès de lui. Mais je ne vis aucun des autres apôtres, si ce n’est Jacques, le frère du Seigneur. » (Gal 1, 19)
  • à peine libé­ré de pri­son par un ange, saint Pierre demande aux dis­ciples d’en aver­tir Jacques : « Pierre, leur ayant fait de la main signe de se taire, leur racon­ta com­ment le Seigneur l’avait tiré de la pri­son, et il ajou­ta : “Allez por­ter cette nou­velle à Jacques et aux frères.” Puis il sor­tit et s’en alla dans un autre lieu. » (Act 12, 17)
  • lors de son der­nier séjour à Jérusalem, « Paul se ren­dit avec nous chez Jacques, et tous les Anciens s’y réunirent. Après les avoir embras­sés, il racon­ta en détail tout ce que Dieu avait fait par­mi les Gentils par son minis­tère. » (Act 21, 18–19)
  • la voca­tion par­ti­cu­lière de saint Paul est authen­ti­fiée par trois per­sonnes d’importance dont Jacques : « Voyant que l’Évangile m’avait été confié pour les incir­con­cis, comme à Pierre pour les cir­con­cis, […] et ayant recon­nu la grâce qui m’a­vait été accor­dée, Jacques, Céphas et Jean, qui sont regar­dés comme des colonnes, nous don­nèrent la main, à Barnabé et à moi, en signe de com­mu­nion, pour aller, nous aux païens, eux aux cir­con­cis. » (Gal 2, 7–9)
  • lors du concile de Jérusalem, Jacques —qui est l’évêque de Jérusalem— prend la parole juste après saint Pierre – qui est le chef de l’Église (Act 15, 13–21).

Jacques dans l’histoire antique

Le sta­tut par­ti­cu­lier de Jacques dans la com­mu­nau­té chré­tienne nais­sante est attes­té par plu­sieurs écri­vains de l’histoire antique.

Dans un ouvrage com­po­sé à la fin du 1er siècle, le juif Flavius Josèphe rap­porte le mar­tyre de Jacques, frère de Jésus : « Comme Anan était tel et qu’il croyait avoir une occa­sion favo­rable parce que Festus était mort et Albinus encore en route, il réunit un san­hé­drin, tra­dui­sit devant lui Jacques, frère de Jésus appe­lé le Christ, et cer­tains autres, en les accu­sant d’avoir trans­gres­sé la loi, et il les fit lapi­der. » (Les Antiquités juives, lib. 20, § 200)

Au 4e siècle, le chré­tien Eusèbe de Césarée rap­porte les mêmes faits : « Paul en avait appe­lé à César, et Festus l’avait envoyé à Rome : ain­si fut trom­pé l’espoir des Juifs et ren­du vaine l’embûche qu’ils avaient dres­sée contre l’apôtre. Ils tour­nèrent alors leur fureur contre Jacques, le frère du Seigneur, qui occu­pait alors le siège épis­co­pal de Jérusalem qu’il avait reçu des apôtres. »  (Histoire ecclé­sias­tique, lib. 2, ch. 23, n° 1) L’évêque de Césarée revient ulté­rieu­re­ment sur le choix de Jacques et de Siméon pour occu­per le siège de Jérusalem. La paren­té de l’un et l’autre avec Jésus expli­que­rait qu’ils aient été choi­sis de pré­fé­rence à d’autres : « Après Jacques le Juste, qui subit le mar­tyre comme le Seigneur, pour la même doc­trine, Siméon, fils de Clopas, oncle du Christ, fut éta­bli second évêque de Jérusalem ; tous le pré­fé­rèrent parce qu’il était cou­sin ger­main de Jésus. »  (ibid., lib. 4, ch. 22, n° 4).

Deuxième partie : interprétations

Au sujet de l’Écriture sainte, le concile Vatican I enseigne que « dans les choses de la foi et des mœurs qui concernent l’édifice de la doc­trine chré­tienne, il faut tenir pour le vrai sens de la sainte Écriture celui qu’a tou­jours tenu et que tient Notre sainte Mère l’Église, à qui il appar­tient de juger du vrai sens et de l’interprétation des saintes Écritures ; en sorte qu’il n’est per­mis à per­sonne d’interpréter l’Écriture contrai­re­ment à ce sens, ou même contrai­re­ment au sen­ti­ment una­nime des Pères. » (Constitution Dei Filius, ch. 2)

Les pas­sages de l’Écriture qui ont fait l’objet d’une inter­pré­ta­tion de l’Église sont en fait assez rares. Le concile de Trente a défi­ni le sens d’une demi-​douzaine de textes rela­tifs au péché ori­gi­nel et aux sacre­ments. Le concile Vatican I l’a imi­té pour deux pas­sages qui touchent au pri­mat de Pierre. A défaut d’intervention magis­té­rielle, le lec­teur est ren­voyé au sen­ti­ment una­nime des Pères de l’Église consi­dé­ré comme l’écho de la Tradition.

Ainsi les Pères enseignent-​ils d’une même voix que la « pro­phé­tie de l’Emmanuel » (Is. 7, 14) se réfère à la concep­tion vir­gi­nale du Messie. Le dogme de la vir­gi­ni­té de la sainte Vierge Marie s’appuie, entre autres, sur l’interprétation de ce ver­set. Par contre, les pas­sages du Nouveau Testament qui men­tionnent les frères et sœurs de Jésus n’ont pas fait l’objet d’une inter­pré­ta­tion una­nime. Quatre inter­pré­ta­tions ont été don­nées de ces passages.

Deux interprétations hétérodoxes

Première inter­pré­ta­tion : Jésus serait le premier-​né d’une fra­trie dont tous les membres sont issus de Joseph et de Marie selon la chair. Initialement tenue par des groupes judéo-​chrétiens et gnos­tiques au début de notre ère, cette opi­nion réap­pa­raît au 18e siècle avec les Lumières et le rationalisme.

Elle contre­dit fron­ta­le­ment la lettre de l’Évangile qui affirme sans équi­voque que Jésus a été conçu du Saint-​Esprit et hors de tout contexte char­nel (Lc 1, 34–35). Elle contre­vient éga­le­ment au dogme de la vir­gi­ni­té de Marie ante par­tum (= avant la nais­sance) pro­fes­sé par les conciles de Constantinople II (553), Latran IV (1215) et Lyon II (1274).

Deuxième inter­pré­ta­tion : Marie serait la mère bio­lo­gique d’une nom­breuse fra­trie dont Jésus est le premier-​né, Joseph serait le père bio­lo­gique de tous les enfants à l’exception de Jésus. Cette opi­nion est com­pa­tible avec les don­nées évan­gé­liques et le dogme quant à la vir­gi­ni­té de Marie ante par­tum. Soutenue ini­tia­le­ment par Tertullien au 2e siècle, cette posi­tion a été assu­mée sur de nou­velles bases par Helvidius au 4e siècle.

Tertullien est un chré­tien ori­gi­naire d’Afrique du Nord. Polémiste dans l’âme, il fait feu de tout bois contre les docètes qui nient que le Christ soit vrai­ment homme. Pour mon­trer qu’ils se trompent, Tertullien insiste lour­de­ment sur les liens du sang qui uni­raient Jésus, sa mère et ses frères (Contre Marcion, lib. 4, ch. 19).

Malheureusement, « Tertullien ne suit que sa pen­sée, il n’allègue aucun fait posi­tif, aucune auto­ri­té ; il polé­mique, sans se sou­cier de l’opinion reçue de l’Église » (Marie-​Joseph Lagrange, Évangile selon saint Marc, p. 83).

Helvidius adopte une pos­ture simi­laire, qu’il fonde sur un ver­set de l’Évangile de saint Matthieu : « [Joseph] ne la connut point jusqu’à ce qu’elle enfan­tât son fils premier-​né, à qui il don­na le nom de Jésus » (Mt 1, 25).

De cette pré­misse, Helvidius tire deux conclu­sions. D’abord, en sou­li­gnant ce qui n’est pas arri­vé avant l’enfantement, le texte sug­gère ce qui s’est pas­sé après la nais­sance. Ensuite, en évo­quant un fils premier-​né, le texte sup­pose l’existence d’une pro­gé­ni­ture ultérieure.

En réa­li­té, les conclu­sions d’Helvidius dépassent ce que disent le texte et le contexte :

  • le ver­set cité conclut un texte consa­cré au doute de saint Joseph. Il met l’accent sur l’origine mys­té­rieuse de Jésus, sur la vir­gi­ni­té de Marie et sur la pater­ni­té légale de Joseph. Toute allu­sion à des faits pos­té­rieurs à la nais­sance de Jésus serait pure extrapolation.
  • la Loi de Moïse sti­pule que les pré­mices —fruits de la terre ou enfants— sont consa­crées à Dieu et qu’un fils premier-​né doit être rache­té (Ex 13, 2 ; Lv 27, 26 ; Nb 18, 15–17). Du prin­cipe posé par saint Matthieu —Jésus est un fils premier-​né— ne découle qu’une seule consé­quence logique : Jésus doit être pré­sen­té au Temple, ce que confirme saint Luc (Lc 2, 27–39). Toute autre conclu­sion serait controuvée.

Par ailleurs, l’opinion d’Helvidius n’évite pas les ana­thèmes de l’Église, puisque le dogme embrasse aus­si bien la vir­gi­ni­té de Marie ante par­tum que sa vir­gi­ni­té in par­tu et post par­tum (= pen­dant et après la naissance).

Une interprétation dominante

Troisième inter­pré­ta­tion : les frères et sœurs de Jésus seraient en réa­li­té ses cou­sins et cou­sines. Cette opi­nion a été défen­due au 4e siècle par saint Jérôme dans sa contro­verse avec Helvidius. Influente en Occident, elle a trou­vé grâce aux yeux de saint Bède le Vénérable (7e siècle) et de saint Thomas d’Aquin (13e siècle).

Pour éla­bo­rer sa posi­tion, saint Jérôme part d’un fait brut : l’hébreu est une langue pauvre en sub­stan­tifs. Ainsi, l’hébreu biblique désigne-​t-​il la nièce comme la « fille du frère » (Gn 24, 48) et la belle-​sœur comme la « femme du frère » (Gn 38, 8).

Quant au mot « frères », il peut dési­gner dans l’hébreu de l’Ancien Testament :

1) soit un neveu et un oncle : Lot et Abraham (Gn 11, 27 ; 13, 8 ; 14, 14), Jacob et Laban (Gn 29, 10 et 15) ;

2) soit des cou­sins et cou­sines : les fils de Qich et les filles d’Éléazar (1 Chr 23, 21–22).

Bien qu’elle soit domi­nante en Occident et res­pec­tueuse du dogme de la vir­gi­ni­té de Marie, l’opinion de saint Jérôme n’est pas exempte de difficultés :

  • aucun pas­sage du Nouveau Testament ne per­met d’illustrer avec cer­ti­tude l’utilisation du terme « frère » pour signi­fier un cousin ;
  • saint Paul appelle Jacques « le frère du Seigneur » (Gal 1, 19) alors qu’il connaît et uti­lise le terme appro­prié en grec, ανεπσιοϛ, pour dési­gner un cou­sin (Col 4, 10).
  • dans ses Mémoires rédi­gés vers l’an 180, Hégésippe dis­tingue clai­re­ment Jacques, qui est le frère de Jésus, et Siméon, qui est son cou­sin (texte repro­duit par Eusèbe de Césarée, Histoire ecclé­sias­tique, lib. 4, ch. 22, n°4).

Les argu­ments scrip­tu­raires avan­cés par saint Jérôme ne per­mettent donc pas d’arriver à une conclu­sion abso­lu­ment cer­taine et de clore défi­ni­ti­ve­ment le débat.

Une interprétation délaissée

Quatrième inter­pré­ta­tion : les frères et sœurs de Jésus seraient issus d’un pre­mier mariage de Joseph. Le lien qui uni­rait ces demi-​frères et ces demi-​sœurs à Jésus n’est pas d’ordre char­nel mais légal. Courante en Orient au 2e siècle, cette opi­nion ne contre­dit ni les don­nées évan­gé­liques, ni le dogme de la vir­gi­ni­té de Marie ante par­tum, in par­tu et post par­tum.

Quelques Pères de l’Église la men­tionnent en pas­sant (Origène, Clément d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée), mais seul Épiphane de Salamine —évêque nicéen du 4e siècle— la reprend à son compte. Elle est encore cou­rante chez les Grecs ortho­doxes et les protestants.

Saint Jérôme écarte cette opi­nion d’un revers de la main, car l’Écriture ne dit rien d’un soi-​disant pre­mier mariage de Joseph. En outre, cette opi­nion a sa source dans des livres apo­cryphes du 2e siècle (Protoévangile de Jacques, ch. 9, n° 2 ; ch. 17, n° 1–2 ; ch. 18, n° 1 ; Histoire de l’enfance de Jésus, ch. 16, n° 1).

Notes de bas de page
  1. Note de LPL : cf. l’Evangile du Mercredi des Quatre-​Temps de Carême[]