Lumen fidei se veut « en continuité avec tout ce que le magistère de l’Eglise a énoncé » ; il est ainsi fait explicitement référence – mais en note seulement – au chapitre 3 de la Constitution Dei Filius du concile Vatican I (n°7, note 7). Il est question également de « la foi que nous recevons de Dieu comme un don surnaturel » (n°4), et il est précisé que la foi est une vertu « théologale » et « surnaturelle », donnée par Dieu (n°7). De même on peut lire : « Etant donné qu’il n’y a qu’une seule foi, celle-ci doit être confessée dans toute sa pureté et son intégrité » (n°48) ; on ne peut nier un seul article du Credo ; il faut veiller à transmettre le dépôt de la foi « dans sa totalité » (n°48). Mais ce sont là les seules traces de l’enseignement traditionnel.
Tout le reste de l’encyclique enfouit ces trop rares allusions dans un contexte qui leur est bien étranger. Ce contexte rattache l’idée de la foi à celle de l’expérience et de la rencontre personnelle, qui met en rapport l’homme et Dieu, sans que l’on arrive à voir clairement s’il s’agit du rapport intellectuel de la connaissance [1] ou du rapport affectif de l’amour [2]. On ne voit pas non plus très bien si cette rencontre personnelle correspond aux exigences profondes de la nature ou si elle les dépasse, en introduisant l’homme dans un ordre proprement surnaturel [3]. D’autant moins que les termes de ce rapport ne font pas intervenir les notions classiques de nature et de surnature : il est surtout question de l’existence [4].
L’idée centrale est que la foi est d’abord existentielle, fruit d’une rencontre avec le Dieu vivant révélant l’amour et conduisant à la communion (n°4, n°8). Elle est essentiellement dynamique, ouverture à la promesse de Dieu et mémoire de l’avenir (n°9), ouverture à l’amour (n°21, n°34), rattachement à la source de la vie et à toute paternité (n°11), expérience de l’amour (n°47)… Elle consiste dans la « disponibilité à se laisser transformer toujours par l’appel de Dieu » (n°3).
Il n’y a pas de définition de ce qu’est une vertu théologale, et l’on cherchera en vain une définition spécifique des trois vertus théologales qui de ce fait se trouvent entremêlées. Jamais la foi n’est mise en rapport avec l’autorité de Dieu révélant (le mot autorité apparaît une fois, au n°55, mais sur un autre sujet). Il n’est question du dépôt révélé qu’au n°48, mais il n’est pas défini – notamment le fait qu’il soit clos à la mort du dernier apôtre.
Au n°18 il est rappelé que « la foi chrétienne est foi en l’Incarnation du Verbe et en sa Résurrection dans la chair, foi en un Dieu qui s’est fait si proche qu’il est entré dans notre histoire ». Mais il faut reconnaître qu’il est bien difficile de réciter l’acte de foi à partir des considérations proposées, selon lesquelles la foi s’appuie non pas sur l’autorité de Dieu qui ne peut ni se tromper ni nous tromper, mais sur la « fiabilité totale de l’amour de Dieu » (n°17), et sur la fiabilité de Jésus « dans son être Fils de Dieu » (ibid.). Autrement dit : je crois en Dieu parce qu’il est amour et non pas parce qu’il est véridique.
On trouve à la note 23 un extrait de Dei Verbum qui parle « d’assentiment volontaire à la révélation [de Dieu] », requérant « la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que les secours intérieurs du Saint-Esprit qui touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité » (n°29). Mais plus loin il est écrit : « [la profession de foi] ne consiste pas tant à donner son assentiment à un ensemble de vérités abstraites, [car] toute la vie s’achemine vers la pleine communion avec le Dieu vivant » (n°45).
La nécessité de la foi pour être sauvé est exposée de façon non-directive : le commencement du salut est « l’ouverture à quelque chose qui précède, à un don originaire qui affirme la vie et conserve dans l’existence » (n°19). Ou encore : « la foi dans le Christ nous sauve parce que c’est en lui que la vie s’ouvre radicalement » (n°20). On est loin de la netteté évangélique : « Allez par tout le monde et prêchez l’Evangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné. » (Marc 16, 15–16). Le n°34 écrit au contraire : « La lumière de l’amour, propre à la foi, peut illuminer les questions de notre temps sur la vérité. (…) Etant la vérité d’un amour, ce n’est pas une vérité qui s’impose avec violence, ce n’est pas une vérité qui écrase l’individu. Naissant de l’amour, elle peut arriver au cœur, au centre de chaque personne. Il résulte alors clairement que la foi n’est pas intransigeante, mais elle grandit dans une cohabitation qui respecte l’autre. »
En passant, on s’interrogera sur l’efficacité catéchétique de la définition du Décalogue donnée au n°46 : « Il n’est pas un ensemble de préceptes négatifs, mais des indications concrètes afin de sortir du désert du “moi” autoréférentiel renfermé sur lui-même, et d’entrer en dialogue avec Dieu. »
En résumé, la foi, telle qu’elle est présentée par Lumen fidei, est d’abord une expérience de vie et d’amour, réalisée pleinement dans la rencontre avec le Christ (n°30) : « La foi connaît dans la mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une lumière » (n°26). Jésus est dit l’unique sauveur parce que « toute la lumière de Dieu s’est concentrée en lui, dans sa “vie lumineuse” où se révèlent l’origine et la consommation de l’histoire » (n°35)…
Il est bien trop tôt pour proposer, à partir d’une première encyclique, une clef de lecture de l’enseignement du pape François, la prochaine – que l’on dit consacrée à la pauvreté – sera plus personnelle et nous éclairera plus précisément. Nous nous permettrons seulement de signaler que Lumen fidei se situe bien dans la ligne de l’enseignement post-conciliaire. Vatican II a voulu ouvrir l’Eglise au monde moderne qui se caractérise par son rejet de l’argument d’autorité. De ce fait, le Concile s’est voulu pastoral, évitant toute définition dogmatique pour ne pas donner l’impression de contraindre les esprits contemporains. Dans cette perspective, les considérations sur la foi de Lumen fidei ne sont pas sans rappeler ce qu’écrivait le philosophe immanentiste Maurice Blondel : « Si la foi augmente notre connaissance, ce n’est pas d’abord et principalement en tant qu’elle nous apprend par témoignage autorisé certaines vérités objectives, c’est en tant qu’elle nous unit à la vie d’un sujet, en tant qu’elle nous initie, par la pensée aimante à une autre pensée et à un autre amour. » (M. Blondel dans A. Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1968, p. 360. – C’est nous qui soulignons.) Non pas apprendre des vérités objectives, mais s’unir à la vie d’un sujet et s’initier par une pensée aimante à une autre pensée et un autre amour. Dès lors un problème surgit : comment se contenter de proposer aux esprits modernes, épris d’autonomie, ce que l’autorité de la révélation divine nous impose ? Et comment le faire sans donner l’impression à ces esprits que l’autorité de la révélation divine contrarie leur aspiration à l’autonomie ? Sans non plus édulcorer le dépôt révélé lui-même, ni en amoindrir l’autorité ? Telles sont les difficultés dans lesquelles se débat le magistère depuis 50 ans.
Dans un récent article, le P. Jean-Dominique o.p. rappelle avec quel intérêt les protestants de Taizé ont accueilli l’enseignement non-dogmatique de Vatican II : « L’intention du Concile est de quitter un vocabulaire trop statique et notionnel pour adopter résolument un langage dynamique et vivant. La relation va être envisagée, dans tout ce texte magnifique (Dei Verbum, document conciliaire sur la Révélation, ndlr), comme la Parole vivante que le Dieu vivant adresse à l’Eglise vivante composée de membres vivants… Tout ce texte sur la révélation va être dominé par les thèmes évangéliques fondateurs de parole, de vie et de communion. La Parole de Dieu, c’est le Christ vivant que Dieu donne aux hommes pour établir entre lui et eux, et entre eux, la communion de l’Esprit dans l’Eglise. » Ainsi l’Eglise renonçait-elle « à parler de l’accueil de la révélation en termes de soumission à l’autorité » pour parler en premier lieu d’une « foi personnelle qui accueille la révélation de Dieu » (Roger Schutz et Max Thurian, La Parole vivante au Concile, Les Presses de Taizé, 1966, p.77–78., cité par le P. Jean-Dominique, Concile ou révolution ? in Le Chardonnet juillet 2013, p. 6).
C’est cette volonté de ne plus recourir aux définitions dogmatiques que déplore la Déclaration des évêques de la Fraternité Saint-Pie X du 27 juin 2013 :
« Nous sommes bien obligés de constater que ce Concile atypique, qui a voulu n’être que pastoral et non pas dogmatique, a inauguré un nouveau type de magistère, inconnu jusqu’alors dans l’Eglise, sans racines dans la tradition ; un magistère résolu à concilier la doctrine catholique avec les idées libérales ; un magistère imbu des principes modernistes du subjectivisme, de l’immanentisme et en perpétuelle évolution selon le faux concept de tradition vivante (que l’on trouve également chez Maurice Blondel, ndlr), viciant la nature, le contenu, le rôle et l’exercice du magistère ecclésiastique. »
Source : DICI n°279 du 19/07/13
- Rappel : La foi se définit comme l’adhésion de notre intelligence aux vérités révélées par Dieu, à cause de l’autorité de Dieu qui les révèle. La vie spirituelle a pour principe la foi, qui reçoit de la révélation la connaissance proprement intellectuelle et donc conceptuelle du mystère. Sans nier que la foi doive s’enrichir de la charité et s’épanouir en connaissance amoureuse, nous devons maintenir fermement que, pour être unies dans la vie spirituelle concrète, foi et charité doivent rester formellement distinctes dans leur définition, aux yeux du magistère et de la théologie.[↩]
- « Croire signifie s’en remettre à un amour miséricordieux qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente l’existence et qui se montre puissant dans sa capacité à redresser les déformations de notre histoire » (n°13) ; « La foi transforme la personne toute entière, dans la mesure où elle s’ouvre à l’amour. C’est dans cet entrecroisement de la foi avec l’amour que l’on comprend la forme de connaissance propre à la foi, sa force de conviction, sa capacité d’éclairer nos pas. La foi connaît dans la mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une lumière. La compréhension de la foi est celle qui naît lorsque nous recevons le grand amour de Dieu qui nous transforme intérieurement et nous donne des yeux nouveaux pour voir la réalité » (n°26) ; « Dans la mesure où elle annonce la vérité de l’amour total de Dieu et ouvre à la puissance de cet amour, la foi chrétienne arrive au plus profond du cœur de l’expérience de chaque homme, qui vient à la lumière grâce à l’amour et est appelé à aimer pour demeurer dans la lumière » (n°32).[↩]
- « La vie dans la foi, en tant qu’existence filiale, est une reconnaissance du don originaire et radical qui est à la base de l’existence de l’homme, et peut se résumer dans la phrase de saint Paul aux Corinthiens : Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? (1 Co 4, 7) » (n°19). S’agit-il du don de la création ou du don de la grâce ? Il est bien dit que « celui qui croit, en acceptant le don de la foi, est transformé en une créature nouvelle. Il reçoit un nouvel être, un être filial » ; mais il n’est pas précisé si cette nouveauté s’inscrit dans l’ordre de nature et en continuité avec la création ou si elle le dépasse.[↩]
- « La lumière de la foi possède, en effet, un caractère singulier, étant capable d’éclairer toute l’existence de l’homme » (n°4) ; « Pour ces chrétiens la foi, en tant que rencontre avec le Dieu vivant manifesté dans le Christ, était une mère, parce qu’elle les faisait venir à la lumière, engendrait en eux la vie divine, une nouvelle expérience, une vision lumineuse de l’existence pour laquelle on était prêt à rendre un témoignage public jusqu’au bout » (n°5) ; « Le Concile Vatican II a fait briller la foi à l’intérieur de l’expérience humaine, en parcourant ainsi les routes de l’homme d’aujourd’hui. De cette façon, a été mise en évidence la manière dont la foi enrichit l’existence humaine dans toutes ses dimensions » (n°6) ; « Dans un admirable entrecroisement, la foi, l’espérance et la charité constituent le dynamisme de l’existence chrétienne vers la pleine communion avec Dieu » (n°7) ; « Croire signifie s’en remettre à un amour miséricordieux qui accueille toujours et pardonne, soutient et oriente l’existence, et qui se montre puissant dans sa capacité de redresser les déformations de notre histoire » (n°13) ; « Le commencement du salut est l’ouverture à quelque chose qui précède, à un don originaire qui affirme la vie et conserve dans l’existence » (n°19) ; « Le croyant est transformé par l’Amour, auquel il s’est ouvert dans la foi, et dans son ouverture à cet Amour qui lui est offert, son existence se dilate au-delà de lui-même » (n°21) ; « Comprendre que Dieu est lumière lui a donné une nouvelle orientation dans l’existence, la capacité de reconnaître le mal dont il était coupable et de s’orienter vers le bien » (n°33).[↩]