Enseignement de la théologie traditionnelle quant à l’infaillibilité des canonisations.
L’Eglise a toujours honoré ses enfants qui sont maintenant au Ciel. Dieu Lui-même, qui est glorifié dans ses saints, encourage un tel culte en multipliant les miracles par l’intercession de ses serviteurs. Il y a là un réconfort pour les fidèles ainsi qu’une nouvelle preuve de la vérité de l’Eglise qui seule connaît ce genre de fécondité. La sainteté, celle qui brille aux yeux même des incroyants, est une des notes de l’Eglise.
Dans les premiers temps de l’Eglise, les papes se contentaient généralement d’approuver implicitement le culte rendu aux saints. Mais pour éviter les abus dans une affaire aussi grave, les papes se sont progressivement réservé le procès de canonisation et même de béatification à travers un « procès apostolique » directement sous leur autorité. Le « procès informatif » qui le précédait était conduit par l’évêque du lieu mais il n’avait pour but que de présenter la cause au pape.
La solennité liturgique d’une canonisation était l’indice de son caractère infaillible. « La basilique vaticane est éclairée par des milliers de lustres et ornée des bannières des nouveaux saints. Des tableaux représentent les principales scènes de leur vie et leurs miracles. Le pape, entouré des cardinaux et d’un brillant cortège d’évêques et de prêtres, préside la cérémonie. Après l’obédience, les postulateurs de chaque cause de canonisation s’approchent, accompagnés d’un avocat consistorial qui prend la parole en leur nom, pour supplier humblement le pape d’inscrire au nombre des saints les bienheureux. Au nom du pape, le prélat secrétaire pour les brefs aux princes répond que les vertus de ces grands serviteurs de Dieu sont connues et leurs mérites appréciés, mais que, avant de prononcer leur canonisation, il faut demander le secours de Dieu et implorer ses lumières. Après cette première instance, on chante les litanies des saints. L’avocat consistorial s’approche une seconde fois, et au nom des postulateurs répète la même supplication, mais en insistant davantage : instanter, instantius. La même réponse lui est faite : Oremus. Le Veni Creator est chanté. L’avocat revient au trône pontifical renouveler ses instances avec encore plus d’ardeur instanter, instantius, instantissime. Le secrétaire déclare alors que la volonté du pape est d’exaucer cette demande » (dictionnaire de théologie catholique, article « canonisation »).
Il n’est pas difficile de comprendre les arguments théologiques qui justifient cette infaillibilité : « Il n’est pas possible que le souverain pontife induise en erreur l’Eglise universelle dans les matières qui concernent la morale et la foi. Or, c’est ce qui arriverait s’il pouvait se tromper dans les sentences de canonisation. Présenter à la vénération des peuples un homme damné ne serait-ce pas, en somme, dresser des autels au diable lui-même ? ‟ Il revient au même de rendre un culte au diable ou à un homme damné » (Melchior Cano). Dieu, après avoir fondé son Eglise sur Pierre, et lui avoir promis de la préserver de l’erreur, la laisserait s’égarer à ce point ? Une telle supposition serait un blasphème. En outre, le culte public décerné aux saints, et qui a un rapport si étroit avec la morale, n’est-il pas comme une profession de foi ? ‟ L’honneur que l’on rend aux saints est une certaine profession de foi par laquelle nous croyons en la gloire des saints » (saint Thomas d’Aquin) » (ibidem).
Qu’en est-il depuis le concile Vatican II ? Doit-on se soumettre au jugement du pape qui canonise un saint aujourd’hui ?
Qu’est-ce que la sainteté ?
Tous les chrétiens en état de grâce peuvent être appelés « saints ». C’était l’usage même de saint Paul dans ses épîtres. Pour aller au Ciel et faire partie de cette foule innombrable que saint Jean a vue, il faut et il suffit de persévérer dans cette grâce.
Mais la canonisation requiert davantage. « Quoique pour entrer au ciel, disait le pape Innocent III, il suffise de la persévérance finale, suivant la parole du Verbe divin lui-même : « celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé » (Mat 10, 22); cependant, pour qu’un homme soit réputé saint par l’Eglise militante, il faut deux choses rares : l’éclat extraordinaire des vertus pendant la vie, et la gloire des miracles après la mort. Ces deux conditions sont indispensables. »
En effet par une canonisation, le pape fait un précepte rigoureux de confesser que ce saint a donné un exemple à imiter. La sincérité intérieure, que seul Dieu peut juger, peut expliquer que certaines âmes souffrant de quelque ignorance soient tout de même riches en mérites. Mais il reste que de tels « saints » ne sont pas des modèles que le pape peut présenter au monde catholique. On est loin de l’œcuménisme du pape Jean-Paul II : « Ces saints proviennent de toutes les Eglises et Communautés ecclésiales qui leur ont ouvert l’entrée dans la communion du salut » (encyclique Ut unum sint du 25 mai 1995).
Par « éclat extraordinaire des vertus », le pape Innocent III entendait parler de l’héroïsme, c’est-à-dire « un degré de perfection tel qu’il dépasse de beaucoup la manière ordinaire dont les autres hommes, même justes, pratiquent les vertus… La preuve de ces vertus héroïques doit être faite non d’une manière générale pour toutes prises ensemble, mais d’une façon spéciale pour chacune d’elles considérée en particulier. Ce qu’un tel examen demande de temps et de peine est incroyable, surtout étant données les difficultés de tout genre que ne cesse d’accumuler le promoteur de la foi. La vie du serviteur de Dieu est passée au crible de la plus impitoyable critique ; et il faut que non seulement on n’y trouve rien de répréhensible, mais qu’on y rencontre l’héroïsme à chaque pas. Tant que le doute sur les vertus n’est pas absolument élucidé, il est impossible de s’engager plus avant dans cette interminable procédure, car il n’est jamais permis de suspendre l’examen des vertus pour passer à celui des miracles, fussent-ils très nombreux » (dictionnaire de théologie catholique, article déjà cité).
La rapidité avec laquelle les procès de canonisation sont dorénavant conduits ne permet plus une telle exigence. Alors qu’auparavant « un simple nuage, une seule incertitude (suffisaient) à rendre inutile tout le reste, et à arrêter indéfiniment la marche du procès. » (ibidem), aujourd’hui le pape ne juge plus avec la même rigueur parce qu’il n’exige plus l’héroïcité des vertus. Le mot « canonisation » ne contient plus la même réalité. Même s’il n’est pas devenu équivoque, la différence de signification suffit à émettre un doute sur l’infaillibilité des canonisations postconciliaires.
La vérité est immuable.
Il est un autre signe qui indique lui aussi que le pape n’engage pas son infaillibilité. En fait, la forme de pensée moderne que le concile a fait sien, ne semble plus permettre au pape de parler « ex cathedra ».
En effet pour canoniser et utiliser son privilège d’infaillibilité, le pape lui-même doit croire dans l’immutabilité de la vérité. Comment pourrait-il autrement avoir l’intention de « définir » quelque chose pour toujours ? Or depuis le concile Vatican II, les papes s’opposent à leurs prédécesseurs. Ne le feraient-ils que sur un point (comme celui de la liberté religieuse), cela suffirait à jeter un doute sur la conception qu’ils se font de la vérité. Les papes qui approuvent le concile Vatican II, et donc la condamnation de ce qui a été défini, envisagent la vérité comme quelque chose d’évolutif, de vivant, et donc ne semblent pas capables d’utiliser leur infaillibilité. C’était l’argument de Monseigneur Lefebvre : le plus simple et le plus radical.
L’infaillibilité est une assistance apportée à un acte prudent.
Enfin la manière actuelle de procéder dans les procès de canonisation indique encore un autre obstacle à l’assistance divine pour garantir de la vérité de ce que le pape énonce. En effet, « Le Saint-Esprit n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître sous sa révélation une nouvelle doctrine, mais pour qu’avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la Révélation transmise par les apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. » (concile Vatican I). L’assistance du Saint-Esprit n’est donc pas une garantie absolue par laquelle le pape pourrait simplement ouvrir la bouche pour dire la vérité pourvu qu’il ait prononcé la bonne formule ! Il faut que le pape pose un acte de prudence humaine, d’une prudence proportionnée à la gravité de la fonction pontificale, pour qu’il soit protégé de toute erreur. Il suffit d’étudier un peu l’histoire des dogmes pour se persuader que les papes l’ont toujours compris comme cela. Combien de recherches, d’études théologiques, de consultations ont précédé la définition de l’Immaculée Conception ou celle de l’Assomption ?
Il en est de même pour les canonisations. Dès le début d’un procès, la plus grande circonspection est observée. Voici comment le dictionnaire de théologie catholique commente l’examen des écrits d’un « serviteur de Dieu » au tout début du procès : « L’examen des écrits est extrêmement sévère et très minutieux. Le cardinal rapporteur en a la charge spéciale. Il commence par remettre des exemplaires de ces ouvrages à des théologiens habiles. Ceux-ci les étudient séparément, sans se concerter, car leur choix est tenu secret. Après les avoir lus en entier avec une grande attention, ils sont obligés de donner au cardinal leur appréciation par écrit, appréciation très détaillée, contenant une analyse raisonnée de chaque ouvrage, avec le plan, les divisions et subdivisions, ainsi que la manière de procéder de l’auteur. Ils doivent surtout signaler tout au long les difficultés que cette lecture ferait naître. » Pas le moindre doute ne doit subsister pour que le procès puisse continuer : « Il n’est pas nécessaire, pour arrêter à jamais une cause de canonisation, que les ouvrages du serviteur de Dieu renferment des erreurs formelles contre le dogme ou la morale ; il suffit qu’on y trouve des nouveautés suspectes, des questions frivoles, ou bien quelque opinion singulière opposée à l’enseignement des Pères et au sentiment commun des fidèles » (ibidem).
L’examen des miracles « est encore plus sévère, si c’est possible, que celui des vertus… Tous les moyens sont mis en œuvre pour démasquer le mensonge et pour écarter l’erreur. La précipitation intéressée ou le zèle enthousiaste de ceux qui ont entrepris le procès et en poussent la marche, vient se briser contre l’extrême lenteur et les exigences de ce tribunal qui n’est jamais pressé, et ne s’émeut pas de ce qu’une cause est exposée à rester devant lui pendant durant des siècles. En considérant la multitude d’actes juridiques qu’il impose, la série indéfinie de difficultés qu’il amoncelle à chaque instant, l’abondance et l’évidence des preuves qu’il réclame, on serait porté à l’accuser plutôt de défiance exagérée que de crédulité pieuse. Aucun tribunal humain n’agit avec cette exactitude poussée jusqu’au scrupule, et avec cette sévérité, qui paraitrait injustifiée, en toute autre matière. Les choses en arrivent à ce point que, de l’avis de tous ceux qui ont été mêlés à une affaire de ce genre, le succès d’un procès de canonisation peut être regardé comme un miracle plus grand que tous ceux qui sont requis pour attester la sainteté d’un serviteur de Dieu » (ibidem).
Les formules traditionnelles elles-mêmes indiquent ce travail de recherche auquel le pape s’est astreint. Voici celle que rapporte le dictionnaire déjà cité : « Au Nom de la sainte et indivisible Trinité ; pour l’exaltation de la foi catholique et l’accroissement de la religion chrétienne ; par l’autorité de Notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et par la nôtre ; après en avoir mûrement délibéré et imploré le secours de Dieu ; sur l’avis de nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Église romaine, les patriarches, les archevêques et les évêques présents à Rome ; nous décrétons que les bienheureux N. et N. sont saints, et nous les inscrivons dans le catalogue des saints, statuant que l’Église universelle célébrera pieusement leur mémoire tous les ans, au jour anniversaire de leur naissance à la céleste patrie. Au nom du Père, du Fils et du Saint- Esprit. Amen. »
Or depuis la constitution Divinus perfectionis Magister du 25 janvier 1983, il revient aux évêques, au nom même de la collégialité, d’introduire la cause des saints. Les théologiens, nommés par l’évêque, n’examinent plus tous les écrits mais seulement ceux qui ont été publiés. Le recueil des témoignages a été simplifié et se fait sous l’autorité des évêques.
La simple multiplication des canonisations indique que le pape aujourd’hui ne peut accorder à chaque cause toute l’attention qu’il faudrait. Alors qu’entre le pape Clément VIII (1594) et le pape Pie XII (1958), deux cent quinze saints ont été mis sur les autels (soit environ un tous les deux ans), le pape Jean-Paul II en a canonisé à lui tout seul quatre cent quatre-vingt-trois.
Conclusion.
Voilà donc trois arguments qui permettent légitimement de douter de l’infaillibilité des canonisations prononcées par les papes conciliaires : par « sainteté » on comprend autre chose que ce que l’Eglise comprenait, les définitions sont impossibles puisque la vérité est évolutive, et le sérieux requis à une canonisation n’est plus exigé.
Cela ne veut pas dire qu’aucun de ceux qui ont été canonisés depuis le concile Vatican II n’étaient des saints, mais simplement que, là encore, nous sommes privés de la certitude que devrait nous apporter le magistère pontifical.
Abbé Thierry Gaudray
Source : Hermine n° 41 de septembre 2013