Ceci est mon corps

Le nou­veau Missel de Paul VI est défec­tueux au point de deve­nir équi­voque au niveau de l’expression de la Loi de la croyance, et d’encourir le risque d’invalidité sur le plan de l’efficacité du sacrement.

Dans sa vingt-​deuxième ses­sion, qui se tint le 17 sep­tembre 1562, le concile de Trente affirme que « dans ce divin sacri­fice qui s’ac­com­plit à la messe, le Christ est conte­nu et immo­lé de manière non san­glante, lui qui s’est offert une fois pour toutes de manière san­glante sur l’au­tel de la croix (Hb, IX, 14 ; IX, 27) [1]. Et pour insis­ter sur la valeur pro­pi­tia­toire de ce sacri­fice, le concile pré­cise encore que « c’est, en effet, une seule et même vic­time, c’est le même qui, s’of­frant main­te­nant par le minis­tère des prêtres, s’est offert alors lui-​même sur la Croix, la manière de s’of­frir étant seule dif­fé­rente. Les fruits de cette obla­tion – celle qui est san­glante – sont reçus abon­dam­ment par le moyen de cette obla­tion non san­glante ; tant il s’en faut que celle-​ci ne fasse en aucune façon tort à celle-​là »[2]. La messe n’est donc pas un autre sacri­fice que le sacri­fice du Calvaire. Elle est ce même sacrifice,accompli sous mode autre, non plus phy­sique mais sacra­men­tel. Cela signi­fie qu’elle en est le signe effi­cace : la messe réa­lise réel­le­ment le sacri­fice même du Calvaire dans la mesure exacte où elle le signi­fie, par un ensemble de paroles et de gestes qui consti­tue pré­ci­sé­ment le rite. Le mis­sel est l’expression lit­té­rale (ou la mise par écrit) de ce rite. Le Missel tra­di­tion­nel dit « de saint Pie V » en est l’expression la plus exacte que l’Eglise ait pu don­ner à ses fidèles jusqu’à ce jour, moyen­nant toute la signi­fi­ca­tion requise à cette réa­li­sa­tion sacra­men­telle du sacri­fice non sanglant.

2. Le nou­veau Missel de Paul VI, quant à lui, « s’é­loigne de façon impres­sion­nante, dans l’en­semble comme dans le détail, de la théo­lo­gie catho­lique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été for­mu­lée à la XXIIe ses­sion du Concile de Trente ». Tel est le ver­dict du Bref exa­men cri­tique, pré­sen­té au Pape Paul VI par les car­di­naux Ottaviani et Bacci. Pour en illus­trer le bien fon­dé, don­nons en exemple la dimi­nu­tion impres­sion­nante des signes de croix dans ce Novus Ordo Missae de Paul VI. L’Institutio gene­ra­lis, dans sa der­nière ver­sion révi­sée de 2002, en pré­voit seule­ment deux en dehors du Canon : un pre­mier au tout début de la messe (n° 124) comme rite d’entrée lorsque le célé­brant se signe en même temps que les fidèles et un deuxième tout à la fin (n° 167) comme rite de conclu­sion, lorsque le célé­brant donne la béné­dic­tion aux fidèles. Dans le Canon (c’est-à-dire dans ce que le Missel de Paul VI désigne désor­mais comme « Prière eucha­ris­tique ») il n’en reste plus qu’un seul, au tout début, lorsque le prêtre fait un signe de croix à la fois sur le pain et sur le calice (« Ut bene­di­cas haec dona » dans la Prière eucha­ris­tique I ; « ut nobis Corpus et Sanguis fiant Domini nos­tri Jesu Christi » dans la prière eucha­ris­tique II ; « ut Corpus et Sanguis fiant Filii tui Domini nos­tri Jesu Christi » dans la Prière eucha­ris­tique III ; « ut Corpus et Sanguis fiant Domini nos­tri Jesu Christi » dans la Prière eucha­ris­tique IV).

3. Dans le seul Canon du Missel dit « de saint Pie V », il y avait vingt-​six signes de croix. La rai­son d’être de ces signes de croix est unique et elle est d’ordre repré­sen­ta­tif : « Le prêtre », explique saint Thomas, « lors de la célé­bra­tion de la messe, accom­plit les signes de croix pour évo­quer la Passion du Christ, qui l’a conduit à la Croix »[3]. D’après l’explication don­née par le Docteur com­mun de l’Eglise, les dif­fé­rents signes de croix accom­plis par le célé­brant lors de la messe cor­res­pondent à une pro­gres­sion logique de la signi­fi­ca­tion, pour repré­sen­ter les neuf étapes de la Passion, signi­fiant clai­re­ment par là que le messe est iden­tique au sacri­fice du Calvaire. Premièrement, le Christ fut livré : par Dieu, par Judas, et par les juifs. Ce que sym­bo­lise le triple signe de croix sur ces paroles : « Haec dona haec mune­ra haec sanc­ta sacri­fi­cia illi­ba­ta + ». Deuxièmement, le Christ fut ven­du : aux prêtres, aux scribes, et aux pha­ri­siens. Pour le sym­bo­li­ser, le prêtre fait encore un triple signe de croix sur ces paroles : « bene­dic­tam + adscrip­tam ratam + » ; ou bien pour mon­trer le prix du mar­ché, qui fut de trente deniers. Et le prêtre ajoute un double signe de croix sur ces paroles : « ut nobis Corpus et Sanguis fiat », pour dési­gner la per­sonne de Judas qui ven­dit, et celle du Christ qui fut ven­du. Troisièmement, la pré­fi­gu­ra­tion de la Passion du Christ fut accom­plie à la Cène. Pour la dési­gner, le prêtre fait une troi­sième fois deux croix, l’une dans la consé­cra­tion du Corps, l’autre dans la consé­cra­tion du Sang, où il dit chaque fois « bene­dixit ». Quatrièmement, la Passion même du Christ com­porte les cinq plaies et pour les repré­sen­ter, le prêtre fait en qua­trième lieu un quin­tuple signe de croix sur ces paroles : « hos­tiam puram hos­tiam sanc­tam hos­tiam imma­cu­la­tampanem sanc­tum vitae aeter­nae et cali­cem salu­tis per­pe­tuae + ». Cinquièmement, le prêtre repré­sente l’écartèlement du corps, et l’effusion du sang, et le fruit de la Passion par le triple signe de croix qui se fait sur ces paroles : « ut quot­quot ex hac alta­ris par­ti­ci­pa­tione sans­cro­sanc­tum Filii tui Corpus et Sanguinem sump­se­ri­mus omni bene­dic­tione cae­les­ti et gra­tia replea­mur ». Sixièmement, le prêtre repré­sente la triple prière que fit le Christ en croix : la pre­mière pour ses per­sé­cu­teurs, quand il dit : « Père, pardonne-​leur », la seconde pour être déli­vré de la mort, quand il dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pour­quoi m’as-tu aban­don­né ? » ; la troi­sième se rat­tache à son entrée dans la gloire, quand il dit : « Père, entre tes mains je remets mones­prit ». Et pour sym­bo­li­ser cela, le prêtre fait un triple signe de croix sur ces paroles : « sanc­ti­fi­cas vivi­fi­cas bene­di­cis et praes­tas nobis ». Septièmement, le prêtre repré­sente les trois heures où Jésus res­ta sus­pen­du à la croix, de la sixième jusqu’à la neu­vième heure. Et pour le sym­bo­li­ser il fait encore un triple signe de croix à ces paroles : « per Ipsum + et cum Ipso+et in Ipso+». Huitièmement, le prêtre repré­sente la sépa­ra­tion de l’âme et du corps par les deux signes de croix qu’il fait ensuite hors du calice en disant « est tibi Deo Patri omni­po­ten­ti in uni­tate Spiritus Sancti ». Neuvièmement, le prêtre repré­sente la Résurrection accom­plie au troi­sième jour, par les trois croix qu’il fait à ces paroles : « Pax Domini sit sem­per vobis­cum + ».

4. Ces expli­ca­tions ne sont pas divi­ne­ment révé­lées et elles ne s’imposent pas à l’adhésion de notre foi. Elles font l’objet d’une tra­di­tion héri­tée des Pères de l’Eglise et des théo­lo­giens. Mais au-​delà de tel ou tel détail de l’explication, l’idée fon­cière, elle, s’impose à notre adhé­sion, car c’est l’idée défi­nie par le concile de Trente : la messe est la réa­li­sa­tion sacra­men­telle du sacri­fice de la Croix. Elle en est le signe effi­cace, et elle le repro­duit dans la mesure exacte où elle le signi­fie. De ce point de vue, les gestes du rite, dont font par­tie les signes de croix que trace le prêtre, repré­sentent un élé­ment essen­tiel et néces­saire. Avec la réforme de Paul VI, le rite de la messe est pas­sé, dans le seul Canon, de vingt-​six signes de croix à un seul. Une pareille dimi­nu­tion – impres­sion­nante – repré­sente une grave alté­ra­tion du signe. Cette reduc­tio ad unum n’est pas ano­dine. A cause d’elle, en effet, le nou­veau rite de Paul VI ne signi­fie plus que de façon très dimi­nuée cette véri­té essen­tielle, que l’offrande qui est faite à la messe est celle d’une vic­time immo­lée sur la Croix. Il ne signi­fie plus aus­si clai­re­ment que jusqu’ici que le sacri­fice de la messe est la réa­li­sa­tion non san­glante du sacri­fice même de la Passion. Cet exemple nous per­met de mieux com­prendre toute la por­tée du juge­ment for­mu­lé par le Bref exa­men cri­tique : la nou­velle messe de Paul VI « s’éloigne » de la défi­ni­tion catho­lique de la messe. Cet éloi­gne­ment a toute son impor­tance – et repré­sente une gra­vi­té consi­dé­rable – si l’on songe que le Saint Sacrifice de la messe ne dif­fère du sacri­fice de la Croix que selon le mode d’être : phy­sique pour le Calvaire, sacra­men­tel pour la messe.

5. Cette nature essen­tiel­le­ment sacra­men­telle du sacri­fice de la messe signi­fie deux choses. Elle signi­fie tout d’abord que le sacri­fice de la messe est comme une image qui repré­sente le sacri­fice pas­sé de la Croix et, de ce point de vue, la messe n’est pas la seule repré­sen­ta­tion pos­sible, car les rites figu­ra­tifs de l’Ancienne Alliance étaient eux aus­si des repré­sen­ta­tions du sacri­fice futur de la Croix. Mais cela signi­fie ensuite et sur­tout que le sacri­fice de la messe cause réel­le­ment les mêmes effets que le sacri­fice de la Croix et de ce point de vue la messe est l’unique moyen éta­bli par Dieu pour com­mu­ni­quer aux hommes les fruits du sacri­fice rédemp­teur du Christ. Le sacri­fice sacra­men­tel de la messe, comme tout sacre­ment, est ain­si le signe effi­cace des fruits du Sacrifice de la Croix. Le mys­tère de cette effi­ca­ci­té sacra­men­telle (qui est l’efficacité d’un signe) va cepen­dant au-​delà de la seule com­mu­ni­ca­tion des fruits du sacri­fice de la Croix, puisque le signe de la double consé­cra­tion réa­lise ce qu’il signi­fie à tra­vers la double pré­sence réelle du Corps et du Sang du Christ, sacra­men­tel­le­ment sépa­rés. La messe n’est donc pas seule­ment un sacre­ment au sens où elle nous applique et pro­duit effi­ca­ce­ment les fruits du Sacrifice de la Croix, à l’instar de tous les autres sacre­ments ; elle l’est aus­si au sens où elle pro­duit effi­ca­ce­ment la réa­li­té même du Sacrifice de la Croix, sous un mode dis­tinct : elle est le renou­vel­le­ment non san­glant de l’immolation san­glante. De la sorte, et entre autres détails signi­fi­ca­tifs, l’autel est la repré­sen­ta­tion de la Croix, de même que le sacri­fice non san­glant est la repré­sen­ta­tion du sacri­fice san­glant. Et pareille­ment, le ministre célé­brant la messe est la repré­sen­ta­tion du Christ accom­plis­sant le sacri­fice sur la Croix.

6. Tout cela ne peut man­quer alors de sou­le­ver une redou­table ques­tion : les paroles de la consé­cra­tion, qui consti­tuent la forme du sacre­ment de l’Eucharistie, sont-​elles, dans le nou­veau Missel de Paul VI, une expres­sion suf­fi­sam­ment signi­fiante ? L’antique for­mule de la consé­cra­tion est en effet une for­mule pro­pre­ment sacra­men­telle, du type inti­ma­tif et non du type nar­ra­tif. Le mode nar­ra­tif est celui où le signe pro­duit seule­ment une connais­sance. Par exemple, la lec­ture des pas­sages des Evangiles qui nous relatent l’institution de l’Eucharistie, le soir du Jeudi Saint, cor­res­pond à ce mode nar­ra­tif : il y a là le récit de l’institution de l’Eucharistie. Le mode inti­ma­tif est celui où le signe réa­lise effec­ti­ve­ment ce qu’il fait connaître. Par exemple, le rite sacra­men­tel de la messe a ceci de par­ti­cu­lier et d’unique qu’il réa­lise, de manière ins­tru­men­tale phy­sique, le propre Sacrifice du Christ sur la Croix, dont il est le renou­vel­le­ment non san­glant : le rite de la messe rend sacra­men­tel­le­ment­pré­sent l’unique Sacrifice de la Croix qu’il exprime par des signes, dans la mesure même où il le signi­fie. C’est jus­te­ment pour­quoi ce mode inti­ma­tif (et non pas nar­ra­tif) ne reprend pas la teneur lit­té­rale exacte du récit des Evangiles ; les paroles de la consé­cra­tion pro­non­cées par le prêtre lors de la célé­bra­tion de la messe ne cor­res­pondent pas exac­te­ment aux paroles pro­non­cées par le Christ le soir du Jeudi saint. Ceci a été déli­bé­ré­ment vou­lu par l’Eglise pour bien mar­quer que ces paroles de la consé­cra­tion sont tout autre chose que le simple récit des Evangiles : elles pro­cèdent selon le mode inti­ma­tif et non selon le mode nar­ra­tif. Elles doivent dire ce qui est requis pour réa­li­ser le Sacrifice de la Croix du Vendredi Saint et non pour racon­ter la Cène du Jeudi Saint. Nous avons là toute la dif­fé­rence entre la messe pro­pre­ment dite (mode inti­ma­tif) et, par exemple, la lec­ture de l’Epître de la messe de la Fête Dieu (mode narratif).

7. Le Bref exa­men cri­tique indique trois preuves de la nature pro­pre­ment sacra­men­telle et de type inti­ma­tif des paroles de la consé­cra­tion dans le Missel tra­di­tion­nel. Premièrement, le texte du récit de l’Ecriture n’y est pas repris à la lettre. L’insertion pau­li­nienne : « mys­te­rium fidei » est une confes­sion de foi immé­diate du prêtre dans le mys­tère réa­li­sé par le Christ dans l’Eglise au moyen de son sacer­doce hié­rar­chique. Deuxièmement, la ponc­tua­tion et les carac­tères typo­gra­phiques. Dans le Missel romain dit « de saint Pie V », le texte litur­gique des paroles sacra­men­telles de la Consécration est ponc­tué et mis en évi­dence d’une manière propre. Le HOC EST ENIM est en effet sépa­ré par un point à la ligne de la for­mule qui le pré­cède : « …man­du­cate ex hoc omnes ». Ce point à la ligne marque le pas­sage du mode nar­ra­tif au mode inti­ma­tif qui est propre à l’ac­tion sacra­men­telle. Les paroles de la Consécration, dans le Missel romain, sont impri­mées en carac­tères typo­gra­phiques plus grands, au centre de la page ; sou­vent en une cou­leur dif­fé­rente. Tout cela mani­feste que les paroles consé­cra­toires ont une valeur propre et par consé­quent auto­nome. Troisièmement, l’a­na­mnèse[4] du Canon romain se réfère au Christ en tant qu’il est opé­rant, et non pas seule­ment au sou­ve­nir du Christ ou de la Cène comme évé­ne­ment his­to­rique. HÆC QUOTIESCUMQUE FECERITIS, IN MEI MEMORIAM FACIETIS signi­fie en grec : « tour­nés vers ma mémoire ». Cette expres­sion n’in­vite pas sim­ple­ment à se res­sou­ve­nir du Christ ou de la Cène : c’est une invi­ta­tion à refaire ce qu’Il fit, de la même manière qu’Il le fit. Et c’est par voie de consé­quence qu’il y aura, de sur­croît, et dans la dépen­dance de la réa­li­sa­tion non san­glante du sacri­fice du Calvaire, le sou­ve­nir et le mémo­rial de la réa­li­sa­tion san­glante de ce même sacri­fice. La réa­li­sa­tion non san­glante du sacri­fice fait sou­ve­nir non tant du sacri­fice que de sa réa­li­sa­tion san­glante. Mais le sacri­fice même du Calvaire n’en est pas moins réel­le­ment accom­pli, sous ce mode non san­glant. A cette for­mule tra­di­tion­nelle du Missel romain, le rite nou­veau sub­sti­tue une for­mule de saint Paul : « Hoc facite in meam com­me­mo­ra­tio­nem » qui sera pro­cla­mée quo­ti­dien­ne­ment en langue ver­na­cu­laire. Elle aura pour effet inévi­table, sur­tout dans ces condi­tions, de dépla­cer l’ac­cent, dans l’es­prit des audi­teurs, sur le sou­ve­nir du Christ. La « mémoire » du Christ se trou­ve­ra dési­gnée comme le terme, comme l’objet propre et spé­ci­fique de l’ac­tion eucha­ris­tique, alors qu’elle en est la consé­quence. « Faire mémoire du Christ » ne sera plus qu’un but humai­ne­ment pour­sui­vi. A la place de l’ac­tion réelle, d’ordre sacra­men­tel, s’ins­tal­le­ra l’i­dée de « commémoration ».

8. Dans le nou­vel Ordo Missae le mode nar­ra­tif (et non plus sacra­men­tel) est expli­ci­te­ment signi­fié dans la des­crip­tion orga­nique de la « prière eucha­ris­tique », au numé­ro 78 de l’Institutio gene­ra­lis (dans la ver­sion révi­sée de 2002), par la for­mule : « récit de l’ins­ti­tu­tion » ; et encore, au même endroit, par la défi­ni­tion de l’a­na­mnèse : « L’Eglise fait mémoire (memo­riam agit) de ce même Christ ». La consé­quence de tout cela est d’in­si­nuer un chan­ge­ment du sens spé­ci­fique de la Consécration. Selon le Novus Ordo Missae, les paroles de la Consécration seront désor­mais énon­cées par le prêtre comme une nar­ra­tion his­to­rique, et non plus comme affir­mant un juge­ment caté­go­rique et inti­ma­tif pro­fé­ré par Celui en la Personne de qui le prêtre agit : HOC EST CORPUS MEUM et non Hoc est Corpus Christi. Enfin, l’ac­cla­ma­tion dévo­lue à l’as­sis­tance aus­si­tôt après la Consécration : « Nous annon­çons ta mort, Seigneur… jus­qu’à ce que tu viennes », intro­duit, sous un dégui­se­ment escha­to­lo­gique, une ambi­guï­té sup­plé­men­taire sur la Présence réelle. On pro­clame en effet, sans solu­tion de conti­nui­té, l’at­tente de la venue du Christ à la fin des temps, juste au moment où Il est venu sur l’au­tel où Il est sub­stan­tiel­le­ment pré­sent : comme si la venue véri­table était seule­ment à la fin des temps, et non point sur l’au­tel. Cette ambi­guï­té est encore ren­for­cée dans la for­mule d’ac­cla­ma­tion facul­ta­tive pro­po­sée en appen­dice : « Chaque fois que nous man­geons ce pain et buvons ce calice, nous annon­çons ta mort, Seigneur, jus­qu’à ce que tu viennes ». L’ambiguïté atteint ici au paroxysme, d’une part entre l’im­mo­la­tion et la man­du­ca­tion, d’autre part entre la Présence réelle et le second avè­ne­ment du Christ.

9. On pour­rait oppo­ser à cela ce que dit saint Thomas[5] : « Il n’y a pas à objec­ter que le prêtre pro­fère les paroles de la consé­cra­tion par manière de récit, comme dites par le Christ. Car, à cause de la ver­tu infi­nie du Christ […] parce que ces paroles ont été émises par le Christ, elles ont obte­nu une ver­tu consé­cra­toire, quel que soit le prêtre qui les pro­nonce, comme si le Christ les pro­fé­rait pré­sen­te­ment ». Mais, jus­te­ment, cette remarque consiste à dire que les paroles de la consé­cra­tion ne sont que maté­riel­le­ment réci­ta­tives : elles sont faites d’éléments issus d’un récit évan­gé­lique, mais for­mel­le­ment, de par la ver­tu ins­tru­men­tale qui leur est com­mu­ni­quée, elles ont une valeur inti­ma­tive. On peut ajou­ter que le pro­blème est aus­si ailleurs : prises dans le contexte de tout le rite et comme élé­ments for­mels de celui-​ci, les paroles de la consé­cra­tion du nou­vel Ordo Missae inclinent (« favent ») vers l’hérésie. C’est ici qu’il convient de situer les choses en fonc­tion de la valeur signi­fi­ca­tive du rite de la messe, rap­pe­lée plus haut.

10. Le Bref exa­men cri­tique dit de ce point de vue que le modus signi­fi­can­di des paroles de la consé­cra­tion de la nou­velle messe rend dou­teuse la valeur pro­pre­ment sacra­men­telle de celles-​ci. Cette notion de modus signi­fi­can­di a toute son impor­tance et saint Thomas la sou­ligne lorsqu’il fait la dis­tinc­tion entre la res signi­fi­ca­ta et ce qu’il appelle le modus signi­fi­can­di cor­res­pon­dant. Il dit par exemple que « pour s’exprimer avec véri­té, il ne suf­fit pas de consi­dé­rer les réa­li­tés signi­fiées par les termes, il faut aus­si tenir compte de la manière dont elles sont signi­fiées par les termes »[6]. Dans le cas pré­sent, le modus signi­fi­can­di est celui d’un rite. Or, à ce niveau de la manière de signi­fier, propre à un rite, l’ambiguïté du nou­vel Ordo est telle que deux signi­fi­ca­tions sont éga­le­ment pos­sibles, celle de la valeur sacra­men­telle de la messe catho­lique et celle de la valeur com­mé­mo­ra­tive de la Cène pro­tes­tante. Le Bref exa­men cri­tique montre en effet, par une des­crip­tion aus­si com­plète que pos­sible, qu’ainsi consi­dé­rées ces paroles (prises telles que dans le nou­veau rite) signi­fient de manière dou­teuse la fin d’une véri­table messe. Et il conclut en ces termes : « La por­tée des paroles de la consé­cra­tion telles qu’elles figurent dans le Novus ordo y est condi­tion­née par tout le contexte. Ces paroles peuvent assu­rer la vali­di­té en rai­son de l’intention du ministre, mais elles ne le font pas ex vi ver­bo­rum ou plus exac­te­ment en ver­tu du modus signi­fi­can­di qui leur est asso­cié dans le Canon de saint Pie V. Il se peut donc que ces paroles n’assurent pas la vali­di­té de la consé­cra­tion »[7]. Sans doute le nou­veau rite de Paul VI comporte-​t-​il maté­riel­le­ment les paroles de la consé­cra­tion, comme un élé­ment par­mi d’autres. Mais ces paroles prennent leur sens si et seule­ment si on les consi­dère for­mel­le­ment, d’une part non pas comme un élé­ment iso­lé, mais comme une par­tie inté­grante du nou­veau rite, c’est à dire telles qu’elles signi­fient en conver­gence avec tous les autres élé­ments de ce rite et d’autre part selon leur mode propre, qui est un mode non plus inti­ma­tif mais nar­ra­tif. Et de ces deux points de vue, ces paroles ne signi­fient pas de façon suf­fi­sam­ment claire et effi­cace ce qu’elles signi­fient dans la messe dite « de saint Pie V », à savoir le résul­tat visé par le sacre­ment, qui est la réa­li­sa­tion non san­glante du sacri­fice san­glant du Calvaire. Le Novus ordo, sans nier ce résul­tat et cette fin, ne le signi­fie plus expli­ci­te­ment et effi­ca­ce­ment. Par exemple, le nou­veau rite de Paul VI réduit l’action sacri­fi­cielle aux seules paroles de la consé­cra­tion, alors que tous les rites catho­liques (d’Orient ou d’Occident) évoquent tou­jours cette action non seule­ment dans les paroles de la consé­cra­tion mais encore avant (à l’offertoire) et après (à l’épiclèse)[8]. Il en va ain­si car la litur­gie ignore le temps : le rite de la messe n’est pas une suc­ces­sion chro­no­lo­gique ; il est un ensemble de signes qui indiquent à plu­sieurs reprises, et de façon soli­daire, la même idée d’un sacri­fice pro­pi­tia­toire. L’offertoire de la nou­velle messe repré­sente le cas abso­lu­ment unique d’une prière emprun­tée à un béné­di­ci­té juif : on peut alors se deman­der si le nou­veau rite de Paul VI n’obéit pas à la logique d’un récit his­to­rique, pré­sen­té selon une suc­ces­sion chro­no­lo­gique : récit his­to­rique ou mémo­rial de la Cène.

11. C’est pour­quoi, les paroles de la consé­cra­tion peuvent agir dans le Novus ordo comme la forme valide du sacre­ment, mais elles ne le font que dans la mesure où le ministre pos­sède au préa­lable non seule­ment l’intention de réa­li­ser le rite de la nou­velle messe, mais encore l’intention (sup­plé­men­taire) d’obtenir le résul­tat visé par le rite de l’ancienne messe. Si le ministre veut ain­si faire de manière expli­cite et spé­ci­fique ce que ce nou­veau rite ne mani­feste pas suf­fi­sam­ment, alors le sacre­ment sera valide. Mais si le ministre est dépour­vu de cette inten­tion et s’il se fie au seul rite de Paul VI, ce rite de la nou­velle messe ne suf­fit plus à assu­rer la vali­di­té. Voilà jus­te­ment pour­quoi le Bref exa­men cri­tique pré­voit le cas étrange de ces prêtres qui pour­ront faire réfé­rence à un rite anté­rieu­re­ment connu (celui du Missel dit « de saint Pie V ») pour remé­dier aux défi­ciences du nou­veau rite du Missel de Paul VI, et lever son indé­ter­mi­na­tion[9]. Et le Bref exa­men cri­tique pré­voit aus­si l’autre cas de ces prêtres qui n’auront aucune connais­sance de ce que signi­fie le rite catho­lique de la messe et qui seront inca­pables de lever l’in­dé­ter­mi­na­tion du nou­veau rite : ces prêtres « qui dans un proche ave­nir n’auront pas reçu la for­ma­tion tra­di­tion­nelle et qui se fie­ront au Novus ordo pour faire ce que fait l’Église, consacreront-​ils vali­de­ment ? Il est légi­time d’en douter ».

12. Mgr Lefebvre insis­tait sur l’importance de ce juge­ment : « J’ai eu l’occasion […] de relire le petit fas­ci­cule que vous connais­sez bien, évi­dem­ment, le Bref Examen cri­tique du Novus ordo missæ, qui a été approu­vé par les car­di­naux Ottaviani et Bacci. Il y a une note dans ce petit fas­ci­cule qu’il est bien utile de relire à pro­pos des paroles de la consé­cra­tion, qui, depuis l’introduction du nou­vel ordo, ont été l’occasion de dis­cus­sions et de consi­dé­ra­tions mul­tiples. Je puis vous dire que ce qui s’y trouve repré­sente ce que per­son­nel­le­ment j’ai tou­jours consi­dé­ré comme l’appréciation la plus exacte sur la vali­di­té ou l’invalidité du Novus ordo missæ. Cela a une cer­taine impor­tance, en rai­son des dis­cus­sions actuelles sur ce sujet » [Mgr cite le pas­sage ci-​dessus]. Voyez, c’est ce que je crois avoir tou­jours affir­mé : il y aura de plus en plus de messes inva­lides à cause de la for­ma­tion des jeunes prêtres qui n’auront plus l’intention véri­ta­ble­ment de faire ce que fait l’Église. Faire ce que fait l’Église, ça veut dire faire ce qu’a tou­jours fait l’Église, ce que fait l’Église d’une manière – je dirais presque si l’on pou­vait le dire – éter­nelle. Alors ces jeunes prêtres n’auront pas l’intention de faire ce que fait l’Église, parce qu’on ne leur aura pas ensei­gné que la messe est un véri­table sacri­fice. Ils n’auront pas l’intention de faire un sacri­fice ; ils auront l’intention de faire une Eucharistie, un par­tage, une com­mu­nion, un mémo­rial, ce qui n’a rien à voir avec la foi dans le sacri­fice de la messe. Donc à ce moment-​là, à mesure que ces prêtres défor­més n’auront plus du tout l’intention de faire ce que fait l’Église, les messes seront de plus en plus inva­lides évi­dem­ment »[10].

13. Ce risque d’invalidité découle en der­nière ana­lyse d’une défi­cience qui se situe sur le plan du signe. La messe est, par défi­ni­tion, un signe, comme tout sacre­ment. Elle est, pour reprendre l’heureuse expres­sion du père Gigon[11] le « sacre­ment du Sacrifice de la Croix », sacri­fi­cii cru­cis sacra­men­tum. Le nou­veau Missel de Paul VI est défec­tueux pré­ci­sé­ment en ce qu’il « s’éloigne » de cette défi­ni­tion catho­lique de la messe : cet éloi­gne­ment est celui d’un signe dimi­nué, au point d’en deve­nir équi­voque, au niveau de l’expression de la Loi de la croyance, et d’encourir le risque d’invalidité, sur le plan de l’efficacité du sacrement.

14. Voilà pour­quoi ce nou­veau Missel de Paul VI ne sau­rait abro­ger le Missel dit « de saint Pie V », en usage dans la sainte Eglise jusqu’à la réforme litur­gique qui a sui­vi le concile Vatican II. L’attachement au Missel tra­di­tion­nel s’en trouve ain­si jus­ti­fié pour de véri­tables et sérieuses rai­sons, qui sont d’abord des rai­sons d’ordre doc­tri­nal, dou­ble­ment fon­dées sur le plan du dogme et de la théologie.

Source : Courrier de Rome n°649

Notes de bas de page
  1. Décret sur le saint sacri­fice de la messe, cha­pitre II, DS 1743.[]
  2. Ibidem.[]
  3. Somme théo­lo­gi­que, ter­tia pars, ques­tion 83, article 5, ad 3.[]
  4. Le mot ana­mnèse (du grec : sou­ve­nir, com­mé­mo­ra­tion) désigne pour les litur­gistes une for­mule spé­ciale du Canon de la messe qui suit immé­dia­te­ment les paroles de la consé­cra­tion et qui équi­vaut aux paroles : « haec quo­ties­cumque, etc ».[]
  5. Somme théo­lo­gique, Tertia pars, ques­tion 78, article 5 : « Non obs­tat quod sacer­dos etiam reci­ta­tive pro­fert qua­si a Christo dic­ta. Quia prop­ter infi­ni­tam vir­tu­tem Christi […] ex pro­la­tione ipsius Christi haec ver­ba vir­tu­tem conse­cra­ti­vam sunt conse­cu­ta a quo­cumque sacer­dote dican­tur ac si Christus ea prae­sen­tia­li­ter pro­fer­ret ».[]
  6. Somme théo­lo­gique, 1a pars, ques­tion 39, article 5.[]
  7. Cardinaux Ottaviani et Bacci Bref exa­men cri­tique, note 15, page 30.[]
  8. Somme théo­lo­gique, Tertia pars, ques­tion 83, article 4, ad 9.[]
  9. Cette situa­tion cor­res­pond par exemple aujourd’hui à celle des prêtres biri­tua­listes, qui célèbrent habi­tuel­le­ment la messe de saint Pie V et occa­sion­nel­le­ment la nou­velle messe. Mais on peut bien se deman­der si le Motu pro­prio Traditionis cus­todes ne condamne pas à dis­pa­raître cette espèce de célé­brants …[]
  10. Conférence spi­ri­tuelle à Écône, 8 février 1979, reprise dans le livre réa­li­sé sous la direc­tion de mon­sieur l’abbé Troadec, La Messe de tou­jours, p. 372–374.[]
  11. André-​Charles Gigon, op (1892–1977) fut pro­fes­seur d’histoire ecclé­sias­tique et de droit cano­nique au couvent de Saint-​Maximin puis pro­fes­seur de théo­lo­gie à l’Université de Fribourg en Suisse. Une par­tie de son cours est paru sous forme de fas­ci­cules, aux Editions Saint Pierre Canisius, de Fribourg. On y trouve notam­ment un De sacra­men­tis in com­mu­ni (1945), un De mis­sa prout est sacri­fi­cii cru­cis sacra­men­tum (1945) et un De sacra­men­to ordi­nis (1945).[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.