Le nouveau Missel de Paul VI est défectueux au point de devenir équivoque au niveau de l’expression de la Loi de la croyance, et d’encourir le risque d’invalidité sur le plan de l’efficacité du sacrement.
Dans sa vingt-deuxième session, qui se tint le 17 septembre 1562, le concile de Trente affirme que « dans ce divin sacrifice qui s’accomplit à la messe, le Christ est contenu et immolé de manière non sanglante, lui qui s’est offert une fois pour toutes de manière sanglante sur l’autel de la croix (Hb, IX, 14 ; IX, 27) [1]. Et pour insister sur la valeur propitiatoire de ce sacrifice, le concile précise encore que « c’est, en effet, une seule et même victime, c’est le même qui, s’offrant maintenant par le ministère des prêtres, s’est offert alors lui-même sur la Croix, la manière de s’offrir étant seule différente. Les fruits de cette oblation – celle qui est sanglante – sont reçus abondamment par le moyen de cette oblation non sanglante ; tant il s’en faut que celle-ci ne fasse en aucune façon tort à celle-là »[2]. La messe n’est donc pas un autre sacrifice que le sacrifice du Calvaire. Elle est ce même sacrifice,accompli sous mode autre, non plus physique mais sacramentel. Cela signifie qu’elle en est le signe efficace : la messe réalise réellement le sacrifice même du Calvaire dans la mesure exacte où elle le signifie, par un ensemble de paroles et de gestes qui constitue précisément le rite. Le missel est l’expression littérale (ou la mise par écrit) de ce rite. Le Missel traditionnel dit « de saint Pie V » en est l’expression la plus exacte que l’Eglise ait pu donner à ses fidèles jusqu’à ce jour, moyennant toute la signification requise à cette réalisation sacramentelle du sacrifice non sanglant.
2. Le nouveau Missel de Paul VI, quant à lui, « s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXIIe session du Concile de Trente ». Tel est le verdict du Bref examen critique, présenté au Pape Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci. Pour en illustrer le bien fondé, donnons en exemple la diminution impressionnante des signes de croix dans ce Novus Ordo Missae de Paul VI. L’Institutio generalis, dans sa dernière version révisée de 2002, en prévoit seulement deux en dehors du Canon : un premier au tout début de la messe (n° 124) comme rite d’entrée lorsque le célébrant se signe en même temps que les fidèles et un deuxième tout à la fin (n° 167) comme rite de conclusion, lorsque le célébrant donne la bénédiction aux fidèles. Dans le Canon (c’est-à-dire dans ce que le Missel de Paul VI désigne désormais comme « Prière eucharistique ») il n’en reste plus qu’un seul, au tout début, lorsque le prêtre fait un signe de croix à la fois sur le pain et sur le calice (« Ut benedicas + haec dona » dans la Prière eucharistique I ; « ut nobis Corpus et + Sanguis fiant Domini nostri Jesu Christi » dans la prière eucharistique II ; « ut Corpus et + Sanguis fiant Filii tui Domini nostri Jesu Christi » dans la Prière eucharistique III ; « ut Corpus et + Sanguis fiant Domini nostri Jesu Christi » dans la Prière eucharistique IV).
3. Dans le seul Canon du Missel dit « de saint Pie V », il y avait vingt-six signes de croix. La raison d’être de ces signes de croix est unique et elle est d’ordre représentatif : « Le prêtre », explique saint Thomas, « lors de la célébration de la messe, accomplit les signes de croix pour évoquer la Passion du Christ, qui l’a conduit à la Croix »[3]. D’après l’explication donnée par le Docteur commun de l’Eglise, les différents signes de croix accomplis par le célébrant lors de la messe correspondent à une progression logique de la signification, pour représenter les neuf étapes de la Passion, signifiant clairement par là que le messe est identique au sacrifice du Calvaire. Premièrement, le Christ fut livré : par Dieu, par Judas, et par les juifs. Ce que symbolise le triple signe de croix sur ces paroles : « Haec dona + haec munera + haec sancta sacrificia illibata + ». Deuxièmement, le Christ fut vendu : aux prêtres, aux scribes, et aux pharisiens. Pour le symboliser, le prêtre fait encore un triple signe de croix sur ces paroles : « benedictam + adscriptam + ratam + » ; ou bien pour montrer le prix du marché, qui fut de trente deniers. Et le prêtre ajoute un double signe de croix sur ces paroles : « ut nobis Corpus + et Sanguis + fiat », pour désigner la personne de Judas qui vendit, et celle du Christ qui fut vendu. Troisièmement, la préfiguration de la Passion du Christ fut accomplie à la Cène. Pour la désigner, le prêtre fait une troisième fois deux croix, l’une dans la consécration du Corps, l’autre dans la consécration du Sang, où il dit chaque fois « benedixit ». Quatrièmement, la Passion même du Christ comporte les cinq plaies et pour les représenter, le prêtre fait en quatrième lieu un quintuple signe de croix sur ces paroles : « hostiam puram + hostiam sanctam + hostiam immaculatam+ panem sanctum vitae aeternae + et calicem salutis perpetuae + ». Cinquièmement, le prêtre représente l’écartèlement du corps, et l’effusion du sang, et le fruit de la Passion par le triple signe de croix qui se fait sur ces paroles : « ut quotquot ex hac altaris participatione sanscrosanctum Filii tui Corpus + et Sanguinem + sumpserimus omni benedictione caelesti + et gratia repleamur ». Sixièmement, le prêtre représente la triple prière que fit le Christ en croix : la première pour ses persécuteurs, quand il dit : « Père, pardonne-leur », la seconde pour être délivré de la mort, quand il dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ; la troisième se rattache à son entrée dans la gloire, quand il dit : « Père, entre tes mains je remets monesprit ». Et pour symboliser cela, le prêtre fait un triple signe de croix sur ces paroles : « sanctificas + vivificas + benedicis + et praestas nobis ». Septièmement, le prêtre représente les trois heures où Jésus resta suspendu à la croix, de la sixième jusqu’à la neuvième heure. Et pour le symboliser il fait encore un triple signe de croix à ces paroles : « per Ipsum + et cum Ipso+et in Ipso+». Huitièmement, le prêtre représente la séparation de l’âme et du corps par les deux signes de croix qu’il fait ensuite hors du calice en disant « est tibi Deo Patri + omnipotenti in unitate Spiritus + Sancti ». Neuvièmement, le prêtre représente la Résurrection accomplie au troisième jour, par les trois croix qu’il fait à ces paroles : « Pax Domini + sit semper + vobiscum + ».
4. Ces explications ne sont pas divinement révélées et elles ne s’imposent pas à l’adhésion de notre foi. Elles font l’objet d’une tradition héritée des Pères de l’Eglise et des théologiens. Mais au-delà de tel ou tel détail de l’explication, l’idée foncière, elle, s’impose à notre adhésion, car c’est l’idée définie par le concile de Trente : la messe est la réalisation sacramentelle du sacrifice de la Croix. Elle en est le signe efficace, et elle le reproduit dans la mesure exacte où elle le signifie. De ce point de vue, les gestes du rite, dont font partie les signes de croix que trace le prêtre, représentent un élément essentiel et nécessaire. Avec la réforme de Paul VI, le rite de la messe est passé, dans le seul Canon, de vingt-six signes de croix à un seul. Une pareille diminution – impressionnante – représente une grave altération du signe. Cette reductio ad unum n’est pas anodine. A cause d’elle, en effet, le nouveau rite de Paul VI ne signifie plus que de façon très diminuée cette vérité essentielle, que l’offrande qui est faite à la messe est celle d’une victime immolée sur la Croix. Il ne signifie plus aussi clairement que jusqu’ici que le sacrifice de la messe est la réalisation non sanglante du sacrifice même de la Passion. Cet exemple nous permet de mieux comprendre toute la portée du jugement formulé par le Bref examen critique : la nouvelle messe de Paul VI « s’éloigne » de la définition catholique de la messe. Cet éloignement a toute son importance – et représente une gravité considérable – si l’on songe que le Saint Sacrifice de la messe ne diffère du sacrifice de la Croix que selon le mode d’être : physique pour le Calvaire, sacramentel pour la messe.
5. Cette nature essentiellement sacramentelle du sacrifice de la messe signifie deux choses. Elle signifie tout d’abord que le sacrifice de la messe est comme une image qui représente le sacrifice passé de la Croix et, de ce point de vue, la messe n’est pas la seule représentation possible, car les rites figuratifs de l’Ancienne Alliance étaient eux aussi des représentations du sacrifice futur de la Croix. Mais cela signifie ensuite et surtout que le sacrifice de la messe cause réellement les mêmes effets que le sacrifice de la Croix et de ce point de vue la messe est l’unique moyen établi par Dieu pour communiquer aux hommes les fruits du sacrifice rédempteur du Christ. Le sacrifice sacramentel de la messe, comme tout sacrement, est ainsi le signe efficace des fruits du Sacrifice de la Croix. Le mystère de cette efficacité sacramentelle (qui est l’efficacité d’un signe) va cependant au-delà de la seule communication des fruits du sacrifice de la Croix, puisque le signe de la double consécration réalise ce qu’il signifie à travers la double présence réelle du Corps et du Sang du Christ, sacramentellement séparés. La messe n’est donc pas seulement un sacrement au sens où elle nous applique et produit efficacement les fruits du Sacrifice de la Croix, à l’instar de tous les autres sacrements ; elle l’est aussi au sens où elle produit efficacement la réalité même du Sacrifice de la Croix, sous un mode distinct : elle est le renouvellement non sanglant de l’immolation sanglante. De la sorte, et entre autres détails significatifs, l’autel est la représentation de la Croix, de même que le sacrifice non sanglant est la représentation du sacrifice sanglant. Et pareillement, le ministre célébrant la messe est la représentation du Christ accomplissant le sacrifice sur la Croix.
6. Tout cela ne peut manquer alors de soulever une redoutable question : les paroles de la consécration, qui constituent la forme du sacrement de l’Eucharistie, sont-elles, dans le nouveau Missel de Paul VI, une expression suffisamment signifiante ? L’antique formule de la consécration est en effet une formule proprement sacramentelle, du type intimatif et non du type narratif. Le mode narratif est celui où le signe produit seulement une connaissance. Par exemple, la lecture des passages des Evangiles qui nous relatent l’institution de l’Eucharistie, le soir du Jeudi Saint, correspond à ce mode narratif : il y a là le récit de l’institution de l’Eucharistie. Le mode intimatif est celui où le signe réalise effectivement ce qu’il fait connaître. Par exemple, le rite sacramentel de la messe a ceci de particulier et d’unique qu’il réalise, de manière instrumentale physique, le propre Sacrifice du Christ sur la Croix, dont il est le renouvellement non sanglant : le rite de la messe rend sacramentellementprésent l’unique Sacrifice de la Croix qu’il exprime par des signes, dans la mesure même où il le signifie. C’est justement pourquoi ce mode intimatif (et non pas narratif) ne reprend pas la teneur littérale exacte du récit des Evangiles ; les paroles de la consécration prononcées par le prêtre lors de la célébration de la messe ne correspondent pas exactement aux paroles prononcées par le Christ le soir du Jeudi saint. Ceci a été délibérément voulu par l’Eglise pour bien marquer que ces paroles de la consécration sont tout autre chose que le simple récit des Evangiles : elles procèdent selon le mode intimatif et non selon le mode narratif. Elles doivent dire ce qui est requis pour réaliser le Sacrifice de la Croix du Vendredi Saint et non pour raconter la Cène du Jeudi Saint. Nous avons là toute la différence entre la messe proprement dite (mode intimatif) et, par exemple, la lecture de l’Epître de la messe de la Fête Dieu (mode narratif).
7. Le Bref examen critique indique trois preuves de la nature proprement sacramentelle et de type intimatif des paroles de la consécration dans le Missel traditionnel. Premièrement, le texte du récit de l’Ecriture n’y est pas repris à la lettre. L’insertion paulinienne : « mysterium fidei » est une confession de foi immédiate du prêtre dans le mystère réalisé par le Christ dans l’Eglise au moyen de son sacerdoce hiérarchique. Deuxièmement, la ponctuation et les caractères typographiques. Dans le Missel romain dit « de saint Pie V », le texte liturgique des paroles sacramentelles de la Consécration est ponctué et mis en évidence d’une manière propre. Le HOC EST ENIM est en effet séparé par un point à la ligne de la formule qui le précède : « …manducate ex hoc omnes ». Ce point à la ligne marque le passage du mode narratif au mode intimatif qui est propre à l’action sacramentelle. Les paroles de la Consécration, dans le Missel romain, sont imprimées en caractères typographiques plus grands, au centre de la page ; souvent en une couleur différente. Tout cela manifeste que les paroles consécratoires ont une valeur propre et par conséquent autonome. Troisièmement, l’anamnèse[4] du Canon romain se réfère au Christ en tant qu’il est opérant, et non pas seulement au souvenir du Christ ou de la Cène comme événement historique. HÆC QUOTIESCUMQUE FECERITIS, IN MEI MEMORIAM FACIETIS signifie en grec : « tournés vers ma mémoire ». Cette expression n’invite pas simplement à se ressouvenir du Christ ou de la Cène : c’est une invitation à refaire ce qu’Il fit, de la même manière qu’Il le fit. Et c’est par voie de conséquence qu’il y aura, de surcroît, et dans la dépendance de la réalisation non sanglante du sacrifice du Calvaire, le souvenir et le mémorial de la réalisation sanglante de ce même sacrifice. La réalisation non sanglante du sacrifice fait souvenir non tant du sacrifice que de sa réalisation sanglante. Mais le sacrifice même du Calvaire n’en est pas moins réellement accompli, sous ce mode non sanglant. A cette formule traditionnelle du Missel romain, le rite nouveau substitue une formule de saint Paul : « Hoc facite in meam commemorationem » qui sera proclamée quotidiennement en langue vernaculaire. Elle aura pour effet inévitable, surtout dans ces conditions, de déplacer l’accent, dans l’esprit des auditeurs, sur le souvenir du Christ. La « mémoire » du Christ se trouvera désignée comme le terme, comme l’objet propre et spécifique de l’action eucharistique, alors qu’elle en est la conséquence. « Faire mémoire du Christ » ne sera plus qu’un but humainement poursuivi. A la place de l’action réelle, d’ordre sacramentel, s’installera l’idée de « commémoration ».
8. Dans le nouvel Ordo Missae le mode narratif (et non plus sacramentel) est explicitement signifié dans la description organique de la « prière eucharistique », au numéro 78 de l’Institutio generalis (dans la version révisée de 2002), par la formule : « récit de l’institution » ; et encore, au même endroit, par la définition de l’anamnèse : « L’Eglise fait mémoire (memoriam agit) de ce même Christ ». La conséquence de tout cela est d’insinuer un changement du sens spécifique de la Consécration. Selon le Novus Ordo Missae, les paroles de la Consécration seront désormais énoncées par le prêtre comme une narration historique, et non plus comme affirmant un jugement catégorique et intimatif proféré par Celui en la Personne de qui le prêtre agit : HOC EST CORPUS MEUM et non Hoc est Corpus Christi. Enfin, l’acclamation dévolue à l’assistance aussitôt après la Consécration : « Nous annonçons ta mort, Seigneur… jusqu’à ce que tu viennes », introduit, sous un déguisement eschatologique, une ambiguïté supplémentaire sur la Présence réelle. On proclame en effet, sans solution de continuité, l’attente de la venue du Christ à la fin des temps, juste au moment où Il est venu sur l’autel où Il est substantiellement présent : comme si la venue véritable était seulement à la fin des temps, et non point sur l’autel. Cette ambiguïté est encore renforcée dans la formule d’acclamation facultative proposée en appendice : « Chaque fois que nous mangeons ce pain et buvons ce calice, nous annonçons ta mort, Seigneur, jusqu’à ce que tu viennes ». L’ambiguïté atteint ici au paroxysme, d’une part entre l’immolation et la manducation, d’autre part entre la Présence réelle et le second avènement du Christ.
9. On pourrait opposer à cela ce que dit saint Thomas[5] : « Il n’y a pas à objecter que le prêtre profère les paroles de la consécration par manière de récit, comme dites par le Christ. Car, à cause de la vertu infinie du Christ […] parce que ces paroles ont été émises par le Christ, elles ont obtenu une vertu consécratoire, quel que soit le prêtre qui les prononce, comme si le Christ les proférait présentement ». Mais, justement, cette remarque consiste à dire que les paroles de la consécration ne sont que matériellement récitatives : elles sont faites d’éléments issus d’un récit évangélique, mais formellement, de par la vertu instrumentale qui leur est communiquée, elles ont une valeur intimative. On peut ajouter que le problème est aussi ailleurs : prises dans le contexte de tout le rite et comme éléments formels de celui-ci, les paroles de la consécration du nouvel Ordo Missae inclinent (« favent ») vers l’hérésie. C’est ici qu’il convient de situer les choses en fonction de la valeur significative du rite de la messe, rappelée plus haut.
10. Le Bref examen critique dit de ce point de vue que le modus significandi des paroles de la consécration de la nouvelle messe rend douteuse la valeur proprement sacramentelle de celles-ci. Cette notion de modus significandi a toute son importance et saint Thomas la souligne lorsqu’il fait la distinction entre la res significata et ce qu’il appelle le modus significandi correspondant. Il dit par exemple que « pour s’exprimer avec vérité, il ne suffit pas de considérer les réalités signifiées par les termes, il faut aussi tenir compte de la manière dont elles sont signifiées par les termes »[6]. Dans le cas présent, le modus significandi est celui d’un rite. Or, à ce niveau de la manière de signifier, propre à un rite, l’ambiguïté du nouvel Ordo est telle que deux significations sont également possibles, celle de la valeur sacramentelle de la messe catholique et celle de la valeur commémorative de la Cène protestante. Le Bref examen critique montre en effet, par une description aussi complète que possible, qu’ainsi considérées ces paroles (prises telles que dans le nouveau rite) signifient de manière douteuse la fin d’une véritable messe. Et il conclut en ces termes : « La portée des paroles de la consécration telles qu’elles figurent dans le Novus ordo y est conditionnée par tout le contexte. Ces paroles peuvent assurer la validité en raison de l’intention du ministre, mais elles ne le font pas ex vi verborum ou plus exactement en vertu du modus significandi qui leur est associé dans le Canon de saint Pie V. Il se peut donc que ces paroles n’assurent pas la validité de la consécration »[7]. Sans doute le nouveau rite de Paul VI comporte-t-il matériellement les paroles de la consécration, comme un élément parmi d’autres. Mais ces paroles prennent leur sens si et seulement si on les considère formellement, d’une part non pas comme un élément isolé, mais comme une partie intégrante du nouveau rite, c’est à dire telles qu’elles signifient en convergence avec tous les autres éléments de ce rite et d’autre part selon leur mode propre, qui est un mode non plus intimatif mais narratif. Et de ces deux points de vue, ces paroles ne signifient pas de façon suffisamment claire et efficace ce qu’elles signifient dans la messe dite « de saint Pie V », à savoir le résultat visé par le sacrement, qui est la réalisation non sanglante du sacrifice sanglant du Calvaire. Le Novus ordo, sans nier ce résultat et cette fin, ne le signifie plus explicitement et efficacement. Par exemple, le nouveau rite de Paul VI réduit l’action sacrificielle aux seules paroles de la consécration, alors que tous les rites catholiques (d’Orient ou d’Occident) évoquent toujours cette action non seulement dans les paroles de la consécration mais encore avant (à l’offertoire) et après (à l’épiclèse)[8]. Il en va ainsi car la liturgie ignore le temps : le rite de la messe n’est pas une succession chronologique ; il est un ensemble de signes qui indiquent à plusieurs reprises, et de façon solidaire, la même idée d’un sacrifice propitiatoire. L’offertoire de la nouvelle messe représente le cas absolument unique d’une prière empruntée à un bénédicité juif : on peut alors se demander si le nouveau rite de Paul VI n’obéit pas à la logique d’un récit historique, présenté selon une succession chronologique : récit historique ou mémorial de la Cène.
11. C’est pourquoi, les paroles de la consécration peuvent agir dans le Novus ordo comme la forme valide du sacrement, mais elles ne le font que dans la mesure où le ministre possède au préalable non seulement l’intention de réaliser le rite de la nouvelle messe, mais encore l’intention (supplémentaire) d’obtenir le résultat visé par le rite de l’ancienne messe. Si le ministre veut ainsi faire de manière explicite et spécifique ce que ce nouveau rite ne manifeste pas suffisamment, alors le sacrement sera valide. Mais si le ministre est dépourvu de cette intention et s’il se fie au seul rite de Paul VI, ce rite de la nouvelle messe ne suffit plus à assurer la validité. Voilà justement pourquoi le Bref examen critique prévoit le cas étrange de ces prêtres qui pourront faire référence à un rite antérieurement connu (celui du Missel dit « de saint Pie V ») pour remédier aux déficiences du nouveau rite du Missel de Paul VI, et lever son indétermination[9]. Et le Bref examen critique prévoit aussi l’autre cas de ces prêtres qui n’auront aucune connaissance de ce que signifie le rite catholique de la messe et qui seront incapables de lever l’indétermination du nouveau rite : ces prêtres « qui dans un proche avenir n’auront pas reçu la formation traditionnelle et qui se fieront au Novus ordo pour faire ce que fait l’Église, consacreront-ils validement ? Il est légitime d’en douter ».
12. Mgr Lefebvre insistait sur l’importance de ce jugement : « J’ai eu l’occasion […] de relire le petit fascicule que vous connaissez bien, évidemment, le Bref Examen critique du Novus ordo missæ, qui a été approuvé par les cardinaux Ottaviani et Bacci. Il y a une note dans ce petit fascicule qu’il est bien utile de relire à propos des paroles de la consécration, qui, depuis l’introduction du nouvel ordo, ont été l’occasion de discussions et de considérations multiples. Je puis vous dire que ce qui s’y trouve représente ce que personnellement j’ai toujours considéré comme l’appréciation la plus exacte sur la validité ou l’invalidité du Novus ordo missæ. Cela a une certaine importance, en raison des discussions actuelles sur ce sujet » [Mgr cite le passage ci-dessus]. Voyez, c’est ce que je crois avoir toujours affirmé : il y aura de plus en plus de messes invalides à cause de la formation des jeunes prêtres qui n’auront plus l’intention véritablement de faire ce que fait l’Église. Faire ce que fait l’Église, ça veut dire faire ce qu’a toujours fait l’Église, ce que fait l’Église d’une manière – je dirais presque si l’on pouvait le dire – éternelle. Alors ces jeunes prêtres n’auront pas l’intention de faire ce que fait l’Église, parce qu’on ne leur aura pas enseigné que la messe est un véritable sacrifice. Ils n’auront pas l’intention de faire un sacrifice ; ils auront l’intention de faire une Eucharistie, un partage, une communion, un mémorial, ce qui n’a rien à voir avec la foi dans le sacrifice de la messe. Donc à ce moment-là, à mesure que ces prêtres déformés n’auront plus du tout l’intention de faire ce que fait l’Église, les messes seront de plus en plus invalides évidemment »[10].
13. Ce risque d’invalidité découle en dernière analyse d’une déficience qui se situe sur le plan du signe. La messe est, par définition, un signe, comme tout sacrement. Elle est, pour reprendre l’heureuse expression du père Gigon[11] le « sacrement du Sacrifice de la Croix », sacrificii crucis sacramentum. Le nouveau Missel de Paul VI est défectueux précisément en ce qu’il « s’éloigne » de cette définition catholique de la messe : cet éloignement est celui d’un signe diminué, au point d’en devenir équivoque, au niveau de l’expression de la Loi de la croyance, et d’encourir le risque d’invalidité, sur le plan de l’efficacité du sacrement.
14. Voilà pourquoi ce nouveau Missel de Paul VI ne saurait abroger le Missel dit « de saint Pie V », en usage dans la sainte Eglise jusqu’à la réforme liturgique qui a suivi le concile Vatican II. L’attachement au Missel traditionnel s’en trouve ainsi justifié pour de véritables et sérieuses raisons, qui sont d’abord des raisons d’ordre doctrinal, doublement fondées sur le plan du dogme et de la théologie.
Source : Courrier de Rome n°649
- Décret sur le saint sacrifice de la messe, chapitre II, DS 1743.[↩]
- Ibidem.[↩]
- Somme théologique, tertia pars, question 83, article 5, ad 3.[↩]
- Le mot anamnèse (du grec : souvenir, commémoration) désigne pour les liturgistes une formule spéciale du Canon de la messe qui suit immédiatement les paroles de la consécration et qui équivaut aux paroles : « haec quotiescumque, etc ».[↩]
- Somme théologique, Tertia pars, question 78, article 5 : « Non obstat quod sacerdos etiam recitative profert quasi a Christo dicta. Quia propter infinitam virtutem Christi […] ex prolatione ipsius Christi haec verba virtutem consecrativam sunt consecuta a quocumque sacerdote dicantur ac si Christus ea praesentialiter proferret ».[↩]
- Somme théologique, 1a pars, question 39, article 5.[↩]
- Cardinaux Ottaviani et Bacci Bref examen critique, note 15, page 30.[↩]
- Somme théologique, Tertia pars, question 83, article 4, ad 9.[↩]
- Cette situation correspond par exemple aujourd’hui à celle des prêtres biritualistes, qui célèbrent habituellement la messe de saint Pie V et occasionnellement la nouvelle messe. Mais on peut bien se demander si le Motu proprio Traditionis custodes ne condamne pas à disparaître cette espèce de célébrants …[↩]
- Conférence spirituelle à Écône, 8 février 1979, reprise dans le livre réalisé sous la direction de monsieur l’abbé Troadec, La Messe de toujours, p. 372–374.[↩]
- André-Charles Gigon, op (1892–1977) fut professeur d’histoire ecclésiastique et de droit canonique au couvent de Saint-Maximin puis professeur de théologie à l’Université de Fribourg en Suisse. Une partie de son cours est paru sous forme de fascicules, aux Editions Saint Pierre Canisius, de Fribourg. On y trouve notamment un De sacramentis in communi (1945), un De missa prout est sacrificii crucis sacramentum (1945) et un De sacramento ordinis (1945).[↩]