Les voies du Seigneur : la vocation sacerdotale de Mgr Marcel Lefebvre

Mme Lefebvre Marie Thérèse M. Lefebvre, Christiane, Marcel, Michel, Joseph.

La voca­tion n’est pas le fait d’un appel mira­cu­leux ou extra­or­di­naire, mais l’épanouissement d’une âme chré­tienne, qui s’attache à son créa­teur et sau­veur Jésus-​Christ d’un amour exclu­sif et par­tage sa soif de sau­ver les âmes » (Mgr Marcel Lefebvre, Lettre, Albano, Italie, 17 octobre 1983). La voca­tion du jeune Marcel Lefebvre répond-​elle à cette défi­ni­tion, qui est celle de la voca­tion sacer­do­tale, mais qui convient aus­si à la voca­tion religieuse ?

Un acolyte tenace

Marcel Lefebvre a tou­jours été atti­ré par l’autel où s’immole de façon non san­glante la divine vic­time du Calvaire. En 1915, en pleine guerre, âgé de neuf ans, il risque chaque matin sa san­té – non pas sa vie – en allant ser­vir la messe à son prêtre pré­fé­ré, l’abbé Desmarchelier : en effet, il doit quit­ter la mai­son à six heures moins le quart, avant la levée du couvre-​feu ordon­né par l’autorité alle­mande occu­pante. Un matin, le voi­là dans la rue lorsqu’il aper­çoit deux sol­dats vert-​de-​gris qui ne semblent que l’attendre pour le rouer de coups. Il rentre vite à la maison.

— Pourquoi n’êtes vous pas venu ? ques­tionne le prêtre après la classe de 10 h.

— Il y avait des sol­dats rue des Poutrains !

— Eh bien demain, pre­nez la rue de l’Abattoir !

Sera-​ce plus sûr ? Mais le jeune aco­lyte réplique fermement :

— Bon, mon­sieur l’abbé, j’irai sur votre parole et avec mon ange gardien !

Marcel com­prend que par­ti­ci­per au sacri­fice rédemp­teur, cela mérite qu’on se donne de la peine et qu’on s’expose à souf­frir avec et pour Jésus. N’est-ce pas au pied de l’autel et devant le vitrail de la sainte Vierge qui monte au Temple pour s’offrir à Dieu, que son cœur imite le geste géné­reux de Marie et se donne sans phrases « de tout son cœur », en toute sim­pli­ci­té à Jésus-Christ ?

Marcel, Christiane, M. Lefebvre, René, Bernadette, Mme Lefebvre, Jeanne

Enfant de Marie et croisé de l’Hostie

Son amour de l’autel s’accompagne donc d’une tendre et forte dévo­tion envers Marie, mère du grand-​prêtre qui est la vic­time de l’autel. À elle, il s’est volon­tiers consa­cré comme Enfant de Marie par cette simple for­mule du Manuel du chré­tien : « Ô, ma Souveraine, ma Mère, je m’offre tout à vous et, pour vous prou­ver ma dona­tion, je vous consacre mes yeux, mes oreilles, ma bouche, mon cœur, moi tout entier. Puisqu’ainsi je suis vôtre, ô bonne Mère, veillez sur moi, défendez-​moi comme votre pro­prié­té et votre possession. »

La sainte Vierge conduit à l’Eucharistie ; c’est pour­quoi Marcel devient membre de la Croisade eucha­ris­tique et en porte fiè­re­ment l’insigne sur sa veste d’uniforme. Il a qua­torze ans. Il en savoure la devise exi­geante : « Prie, com­mu­nie, sacrifie-​toi, sois apôtre », qui tra­duit exac­te­ment ses désirs.

Voyez Marcel à la mai­son : il s’ingénie à rendre ser­vice à tous ; il faci­lite le tra­vail de Louise, la ser­vante ; il répare volon­tiers tout ce qui se casse ou cesse de fonc­tion­ner ; il s’acquitte cor­rec­te­ment de la lec­ture à table, ce que René, son frère aîné, ne fait que de mau­vaise grâce ; il réjouit la famille de ses répar­ties sou­riantes et de sa bonne humeur. Souvent, il rend visite à son grand-​père Eugène Lefebvre, dont la foi s’est refroi­die ; le contact du jeune Marcel réjouit le vieillard et lui ouvre un hori­zon de jeu­nesse et de joie éter­nelle, sans que Marcel ait besoin de ser­mon­ner son aïeul. La cha­ri­té de Dieu infu­sée par l’Esprit- Saint dans l’âme de l’adolescent se dif­fuse d’elle-même.

Croisé de l’Hostie

« Il faut se donner ! Si on ne se donne pas, il n’y a pas d’amour ! »

Le goût de Marcel pour un apos­to­lat tout simple et dis­cret s’épanouit lorsqu’à seize ans, il devient membre de la Conférence de saint Vincent de Paul, au Collège. Il s’agit pour lui de visi­ter les pauvres de la ville.

— Maman, dit-​il à sa mère, laissez-​moi le soin des poules du pou­lailler et des lapins du cla­pier ! Je vous recueille les œufs et nour­ris toutes ces bes­tioles du bon Dieu.

— Merci, Marcel, et pour cela je te don­ne­rai quelques sous.

— Entendu, maman, et avec cet argent, je m’achèterai un vélo.

— Ah ! Et où veux-​tu donc aller galoper ?

— Oh, ce n’est pas bien loin, juste visi­ter de pauvres gens avec un camarade.

Et le mar­ché est tenu ; maman com­plète la somme et voi­là Marcel mon­té pour ses équi­pées mystérieuses.

— Merci, maman, je vais pou­voir me don­ner encore mieux. Vous savez, à la mai­son, le mer­cre­di et le same­di après-​midi, je ne tiens pas en place ; me dépen­ser pour ces mal­heu­reux, c’est mon plaisir.

L’horloger infirme

Un jour, sa jeune sœur Christiane vient trou­ver Marcel :

— La montre que m’a offerte mon oncle Watine [après son retour du bagne en Poméranie] ne fonc­tionne plus. Marcel, tu ne connaî­trais pas un horloger ?

— Si, jus­te­ment : il y en a un, rue du Réservoir, à l’angle de la rue des Poutrains, à droite en arrivant.

Et Christiane de cher­cher déses­pé­ré­ment la devan­ture du fameux hor­lo­ger. Il n’y en a pas. À tout hasard, elle sonne. Une voix caver­neuse lui répond de l’intérieur :

— Entrez !

Elle se trouve face à un vieil homme para­ly­sé dans sa chaise roulante.

— Oh, excusez-​moi, mon­sieur, j’ai dû me trom­per, je cherche un horloger !

— Mais l’horloger, c’est moi ! Qu’y a‑t-​il pour vous servir ?

— Voici ma montre…

— Bon, reve­nez dans une semaine.

Et huit jours plus tard :

— Voici votre montre, made­moi­selle, elle fonc­tionne, cela fera un franc… Mais dites-​moi donc, com­ment savez-​vous mon adresse ? Ici il n’y a pas de maga­sin, c’est comme une mai­son privée !

— C’est mon frère qui me l’a indiquée.

— Votre frère ? Mais qui est votre frère ? Un bien jeune homme sans doute !

— Il s’appelle Marcel Lefebvre.

— Comment ? Vous êtes la sœur de Marcel Lefebvre ! Mais savez-​vous ? Votre frère est un saint !

— …

— Oui ! Il est venu un jour et voyant tout sale, désor­don­né et bri­sé chez moi, il m’a dit : « Laissez-​moi faire. Je vide tout, je repeins votre appar­te­ment et remets tout en ordre ! » Eh bien, avec un autre jeune, il a fait tout cela, et voyant que j’étais encore habile de mes doigts, il m’a trou­vé de nou­veau des clients ! Je vis une nou­velle vie !

Oui, Marcel a une cha­ri­té effi­cace et il ne se vante jamais à la mai­son du bien qu’il fait ; il pré­cise juste ceci :

— Oh ! Il faut bien se don­ner ! Sortir de sa coquille, s’intéresser un peu aux autres ; on est là pour ça ici-​bas ! Et il y a tant de miséreux !

A la découverte de sa vocation

La voca­tion, on l’a sou­vent sans le savoir, et un beau jour on la découvre, ou elle se découvre. Christiane, la petite sœur, qui a de l’intuition, a une petite idée de ce que fera son frère Marcel après sa classe de phi­lo­so­phie. Elle ne le voit pas notaire comme le bis­aïeul Théry, ni mar­chand de tapis comme l’oncle Lorthiois, ni avia­teur comme le cou­sin Watine ; alors, peut-​être bien prêtre ? Pour sa part, Marcel avoue hésiter :

— Aspirer au sacer­doce ? Comment peut-​on pen­ser deve­nir prêtre ? C’est si éle­vé ! Participer au sacer­doce de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ ! Avec la res­pon­sa­bi­li­té du salut éter­nel des âmes…

— Puisque tu hésites, lui dit Christiane, va donc faire une retraite ! À Wisques, les pères béné­dic­tins accueillent des hôtes et les dirigent spirituellement.

Marcel pour­rait lui répondre :

— Laisse-​moi donc ! De quoi te mêles-​tu, ma petiote ? Je suis bien assez grand pour savoir ce que je dois faire !

Mais Marcel est humble ; il se sou­vient de la fable de La Fontaine, Le lion et le rat :

« On a sou­vent besoin d’un plus petit que soi ! » Il répond à sa sœur :

— Bonne idée, je vais en par­ler à papa !

Heureux de l’approbation de son père qui a lui-​même sui­vi jadis retraite à Wisques, Marcel arrive bien­tôt en vélo au grand por­tail de l’enceinte de l’abbaye, qui porte ins­crite la belle devise – Ora et labo­ra – que Marcel tra­duit tout de suite : prie et tra­vaille ! Au bout de trois jours où il s’est essayé à chan­ter l’office divin en latin avec les moines, mal­gré ses couacs, et à man­ger avec eux modé­ré­ment au réfec­toire mal­gré sa faim, il déclare au père hôtelier :

— J’aime bien votre vie, mais… je vou­drais faire de l’apostolat !

— Alors, répond le Père, votre place n’est pas ici, notre apos­to­lat est sur­tout celui de la prière, nous sommes cloî­trés dans le monastère.

À la mai­son, une ava­lanche de ques­tions l’assaille :

— Qu’a dit le père hôtelier ?

— Il a dit que je ne serai pas bénédictin !

« Mais, réfléchit-​il, peut-​être cis­ter­cien ? Simple frère lai. J’admire tant ces Frères, dans leur bure blanche au sca­pu­laire noir, le visage bru­ni et ridé par le labeur, le sou­rire aux lèvres, tra­vaillant dur aux champs ou bien à leur indus­trie de pâtes de fruits, et priant comme des anges ! »

— Papa, dit-​il à René Lefebvre, si j’allais à Poperingue ? Visiter oncle Alban qui y est fami­lier, et par­ler au père Alphonse qui, dit-​on, a le don de lire dans les cœurs ?

Et voi­là Marcel enfour­chant son vélo, pas­sant la fron­tière de Mouscron et arri­vant bien­tôt à Saint-Sixte.

— Asseyez-​vous, jeune homme, lui dit le frère por­tier, j’appelle le Père.

De lourds pas ébranlent l’escalier, der­rière la por­te­rie la porte s’ouvre, le vieux Père, blan­chi par l’âge et par ses vingt années de mis­sion­naire au Congo belge, fixe Marcel et, sans poser de question :

— Vous, dit-​il, vous devez être prêtre, vous serez prêtre !

Est-​ce un cha­risme ou le don de conseil ? Pour sa part, Marcel est en paix, heu­reux comme d’une décou­verte, c’est comme une lumière nou­velle pro­je­tée sur toute sa jeunesse :

— C’est bien cela, se dit-​il, je serai prêtre ; au fond, je n’ai jamais rien vou­lu faire d’autre ! Me don­ner aux âmes ! Il n’y a plus à tergiverser.

La grande décision

Aussitôt reve­nu à la maison :

— Papa, dit-​il à son père, chef de famille, je serai prêtre, c’est l’avis du père Alphonse.

— Bien mon fils, je m’en dou­tais un peu, mais je ne t’en ai jamais par­lé de moi-​même, pour ne pas t’influencer. Si telle est ta voca­tion, Fiat ! Deo gra­tias ! Tu vois, le bon Dieu me retire mes enfants l’un après l’autre : ton frère aîné est novice à Orly chez les pères spi­ri­tains, ta sœur Jeanne va entrer chez les Soeurs de Marie-​Réparatrice ; ta soeur Bernadette pense aux soeurs mis­sion­naires du Saint-​Esprit, et Christiane songe au car­mel ! Mais allons par­ler à ta mère !

Gabrielle Lefebvre a quelques larmes au bord des yeux ; elle s’éclaircit la voix :

— Je le savais déjà d’une cer­taine manière, Marcel, mais jamais je ne t’en ai dit un mot : c’était une affaire entre Dieu et toi. J’ai rêvé une fois de toi à Rome…

De retour au bureau de papa :

— Papa, maman parle de Rome…

— Laissons cela ! Tout sim­ple­ment, tu le sais bien : ton frère aîné, qui se sent une voca­tion mis­sion­naire et va entrer chez les spi­ri­tains, a pas­sé trois ans à Rome, au Séminaire fran­çais, sous la direc­tion du cher père Le Floch ; eh bien, je veux que tu ailles aus­si à Rome.

— Oh là, là ! Des études dif­fi­ciles, en latin, et à l’Université gré­go­rienne ! Non, je vais tout sim­ple­ment entrer au sémi­naire du dio­cèse, à Hellemmes !

— Non, non, non, non ! C’est à Rome que tu vas aller, étu­dier la saine doc­trine, sous les yeux du pape ; ici au dio­cèse, je sens des relents d’un moder­nisme renais­sant. Mais d’ailleurs, la déci­sion appar­tient à ton évêque Mgr Quillet.

À Cambrai, l’archevêque s’efforce de main­te­nir son grand dio­cèse dans la fidé­li­té au magis­tère romain, dans l’esprit du com­bat de la foi et de la sain­te­té sacer­do­tale du pape Pie X décé­dé seule­ment neuf ans aupa­ra­vant. Il accueille à bras ouverts les deux visi­teurs. Au récit que Marcel fait de ses études, de ses expé­di­tions apos­to­liques, et à la lec­ture d’une lettre cha­leu­reuse de recom­man­da­tion de l’abbé de Coninck, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie de Marcel au col­lège, il approuve :

— Oui, allez à Rome. Je vous envoie à Rome ! Sucez-​en la moelle : la doc­trine des papes et l’enseignement de saint Thomas d’Aquin. Devenez bien Romain !

Source : Fideliter n°257

FSSPX Évêque auxliaire

Mgr Bernard Tissier de Mallerais, né en 1945, titu­laire d’une maî­trise de bio­lo­gie, a rejoint Mgr Marcel Lefebvre dès octobre 1969 à Fribourg et a par­ti­ci­pé à la fon­da­tion de la Fraternité Saint-​Pie X. Il a assu­mé d’im­por­tantes res­pon­sa­bi­li­tés, notam­ment comme direc­teur du sémi­naire d’Ecône. Sacré le 30 juin 1988, il est évêque auxi­liaire et fut char­gé de pré­pa­rer l’ou­vrage Marcel Lefebvre, une vie, bio­gra­phie de réfé­rence du fon­da­teur de la Fraternité.