D’après une conférence donnée à Écône par Mgr Marcel Lefebvre le 26 juin 1985.
Je voudrais attirer votre attention sur ce fait : nous pouvons constater, dans l’histoire, que s’il y a du bien qui se fait dans l’Église par le clergé, c’est aussi par le clergé que le mal s’introduit. C’est un fait historique. Les grands hérésiarques, ceux qui ont voulu ruiner l’Église, étaient la plupart du temps des prêtres abominables, comme l’un d’entre eux que vous connaissez bien : Luther. Il en est de même quand l’Église subit des crises. Elles surviennent souvent après des périodes de prospérité parce que, hélas, la mesure a été difficile à tenir dans l’histoire de l’Église…
Imaginez par exemple que nous nous retrouvions au temps de saint Louis, au temps des rois et des princes qui, dans ces pays, d’ailleurs, dans l’ensemble, étaient très dévoués à l’Église. Il suffit de lire les lettres qui étaient échangées entre Rome et les différents princes de ce temps, qu’ils fussent princes d’Allemagne, d’Angleterre, de Suède, d’Autriche, de Hongrie, de Pologne, enfin de toute l’Europe, pour constater qu’il y avait des contacts extraordinaires entre eux et Rome. À travers ces contacts en quelque sorte, les États et les princes étaient au service de l’Église et des âmes. Alors le clergé se trouvait de ce fait dans une situation privilégiée, il faut bien le dire. Les princes construisaient des couvents, faisaient des donations. Ceux qui étaient riches mettaient des sommes énormes à la disposition des monastères. On construisait des églises, des hospices. Le clergé était bien rétribué, bien considéré.
Embourgeoisement
Alors cette situation, petit à petit, conduisit à des abus. Devenir prêtre, c’était une situation très belle et agréable. On s’embourgeoisait, on avait de l’argent, des facilités, on était honoré. Alors inéluctablement, les prêtres n’étaient plus vraiment conscients de ce qu’ils étaient, ne vivaient plus ce qu’ils étaient en réalité, c’est-à-dire d’autres Christs, par conséquent voués au sacrifice, à la pauvreté, à la chasteté, à l’humilité, à l’obéissance… Toutes ces vertus finissaient par disparaître, noyées dans les biens de ce monde dont le clergé était, je dirais, presque inondé. Les couvents étaient de plus en plus riches. Les gens, à leur mort, donnaient des terres, faisaient des testaments en faveur des monastères, des paroisses.
Alors les terres étaient toujours de plus en plus nombreuses, les paroisses de plus en plus fortunées. Les monastères devinrent bientôt plus riches que les princes eux-mêmes. Et tout cela, évidemment, conduit à des abus. Si bien que les princes faisaient même nommer des personnes de leur parenté comme abbés d’abbayes ou de monastères. En réalité ces abbés ne dirigeaient pas le monastère, il y avait à l’intérieur du monastère un autre abbé, ou un prieur, qui dirigeait réellement le monastère. Mais ces abbés-là se laissaient nommer pour avoir les revenus du monastère et des grandes propriétés qu’avaient les abbatiales, toutes celles que possédaient les religieux, et même les religieuses. De plus, les abbés étaient quelquefois choisis dans les grandes familles et vivaient comme des princes. Ils étaient d’ailleurs vraiment considérés comme des princes séculiers : à la fois abbés de monastères et princes séculiers. Alors des abus se manifestèrent dans le clergé. C’était la corruption dans tous les domaines, la disparition de la chasteté, de la pauvreté et de l’obéissance.
Ces ravages pouvaient évidemment causer des scandales. Et Dieu suscitait à ce moment-là des hommes comme saint François d’Assise, saint Dominique et des fondateurs d’Ordres qui recherchaient la pauvreté, la chasteté, l’humilité, l’obéissance ; et puis des saint Vincent de Paul, saint Jean Eudes – que sais-je –, ces nombreux saints fondateurs qui ont entraîné à leur suite des foules de vocations et qui ont rendu à l’Église sa pureté, sa sainteté.
Le clergé en cause
Évidemment la crise que subit l’Église aujourd’hui n’est pas du même genre. Mais elle naît aussi à l’intérieur de l’Église par l’intermédiaire du clergé. Elle est ainsi née autrefois de clercs comme Luther ; ensuite, après la Révolution française, de gens comme Lamennais qui ont introduit le libéralisme, le désir de marier la révolution et l’Église et donc de compromissions honteuses ; et puis il y a eu Loisy, encore un autre prêtre qui a été à l’origine du modernisme. Je parle de noms qui sont connus en France, mais on en trouve bien d’autres qui sont connus dans d’autres pays, n’est-ce pas ? Les conditions étaient un peu les mêmes.
Le clergé s’est laissé envahir par les idées libérales. Étant donné que la société politique elle-même devenait très libérale, qu’elle avait partout été influencée par les idées de la Révolution, les droits de l’homme, la liberté religieuse, la liberté de pensée, de presse, d’expression – toutes ces libertés –, l’ambiance a alors complètement changé.
Cependant, même si autrefois il y avait des abus, comme je viens de vous le dire, il restait quand même, dans la société chrétienne et dans le clergé, les cadres de la foi. Les princes restaient catholiques, la société dans son ensemble, le petit peuple, les paysans, restaient catholiques. Par conséquent il était facile, pour de saintes gens, de ramener les autres hommes à la foi, à la pratique chrétienne de l’Église.
Mais cette fois, le démon a voulu, par l’intermédiaire de Luther et de tous les philosophes du XVIIIe siècle, préparer une véritable révolution. Il a voulu briser ces cadres parce qu’il sentait bien que, tant que ces cadres existaient, tant que ces princes seraient catholiques, soumis au Saint-Siège et au pape, Satan n’arriverait pas à déchristianiser le monde et les âmes. Par conséquent il a voulu briser ces cadres, et ce fut la Révolution qui a supprimé ces princes catholiques. Il le fallait. On ne pouvait pas espérer désacraliser et séculariser la société tant que les princes catholiques seraient à la tête des États. Il fallait donc supprimer ces princes pour arriver à prendre en mains la société et la rendre laïque, la séculariser, c’est-à-dire, pratiquement, détruire tout ce que l’Église avait fait dans ces pays et toutes les institutions chrétiennes. C’est l’objet et le but de la franc-maçonnerie. Le pape Léon XIII l’affirme dans son encyclique Humanum Genus. Il dit que le but de la franc-maçonnerie, c’est la destruction de toutes les institutions chrétiennes. Et je crois que l’on pourrait même ajouter : la destruction de toute la morale naturelle, de toutes les institutions divines surnaturelles et même naturelles ! Destruction de la famille, de tout ce qui faisait la société, de toutes ces sociétés professionnelles, ces corporations, qui organisaient toute une hiérarchie dans la profession, qui organisaient la société, des organismes qui faisaient pratiquer la justice chrétienne, la religion et la charité en même temps. Il a fallu briser tout cela et proclamer les droits de l’homme, l’égalité de tous les hommes, c’est-à-dire la disparition de Dieu, et, avec la disparition de Dieu, la disparition de toute autorité, toute raison d’être de l’autorité, puisque toute autorité vient de Dieu.
Itinéraire de l’erreur
Alors ces idées-là ont pénétré dans les séminaires, dans les familles. Les familles se sont laïcisées, on a laïcisé les écoles. Peu à peu la religion est devenue une affaire privée, et non plus publique. On a rejeté de la société toute religion. La société en droit n’avait pas de religion. Elle tolérait les différentes religions, c’est ce qu’on appelait l’institution du droit commun. Mais toutes les religions avaient le même droit, le droit commun, la religion catholique n’avait rien de plus qu’une autre. Pratiquement, c’était la déchristianisation et la paganisation de la société avec, comme idéal, tous les moyens de formation intellectuelle laïcs, c’est-à-dire l’école laïque, l’université laïque, la justice laïque, les militaires laïcs… tout ! Plus de Dieu ! C’en était fini de la religion dans la société, elle n’était plus qu’une affaire privée.
Ils sont arrivés à cela. Ce n’était pas seulement un projet. Ils l’ont réalisé. Et quand ils n’y arrivaient pas par la persuasion, et bien on faisait un coup d’État, une petite révolution et on tuait les religieux, les religieuses, on chassait et l’on pillait les couvents. Cela s’est fait dans tous les pays. Ils ont subi cela, même en Amérique du Sud et du Nord. Partout il y a eu des persécutions. Ce fut le Kulturkampf en Allemagne. Ce fut la persécution de l’Église catholique aux États-Unis : la Maçonnerie internationale – par l’intermédiaire de l’Angleterre surtout, qui, elle, est très laïque et maçonnique – est arrivée à faire la guerre contre les catholiques des États-Unis, ces catholiques qui étaient d’origine espagnole, française ou irlandaise. Ils ont réussi à faire de ces États-Unis un État complètement laïcisé, dominé par la Maçonnerie. C’est encore comme cela maintenant. En même temps qu’un certain libéralisme, c’est encore la Maçonnerie qui domine les États-Unis. Et on en voit à présent les conséquences épouvantables.
Et ceci alors que, au temps du Concile, les évêques américains voulaient donner comme modèle l’Amérique ! Ils disaient : « Voyez, le libéralisme américain a permis à l’Église de se développer, et maintenant l’Église américaine est la plus belle, la plus forte, la plus puissante, la plus riche de toutes les Églises. Elle a construit des écoles… » C’est vrai qu’elle a construit de grandes écoles, mais il reste là-bas cet esprit libéral qui fait que la religion catholique n’apparaît pas comme la seule véritable religion. Et les voilà partis maintenant dans le paganisme, le libéralisme complet, dans l’épouvantable œcuménisme. Leurs constructions n’avaient pas de solidité, à cause de ce libéralisme !
La religion dans l’espace privé
Alors cette pénétration du laïcisme et du naturalisme, je dirais, du rationalisme, dans les séminaires, dans l’Église, petit à petit, après s’être faite dans la société, a touché les familles… Comment voulez-vous que ça n’entre pas chez elles ? Dans beaucoup de familles, on était catholique en privé, dans la famille, on allait à la messe. Le père, responsable de la famille, se manifestait comme catholique, il allait peut-être tous les jours à la messe et même communiait, mais dès qu’il franchissait le seuil de sa profession, de son métier, il n’y avait plus de religion. C’était fini, il se montrait totalement laïc ! À plus forte raison s’il était fonctionnaire de l’État : alors la justice n’était que laïque. S’il était militaire, il ne montrait pas de religion dans sa profession. Quel que fût son métier, partout, c’était la laïcité… Alors ça, c’était une situation impossible et invraisemblable, un mauvais exemple pour les enfants, qui se paganisaient tout doucement…
Et pour les vocations, c’était la même chose. Les séminaristes, les prêtres, n’avaient plus ce sens de l’Église, de la présence de Dieu en toutes choses, de sa Toute-Puissance, de sa grandeur. La religion, c’était bien, parce que c’était une tradition, ça faisait partie des bonnes mœurs, des bienséances… Mais on avait perdu la conviction selon laquelle la religion doit être l’essentiel de la vie humaine, le moteur de toute la vie chrétienne, dans ses manifestations, aussi bien dans la maison qu’à l’extérieur, qu’elle doit revenir dans les États. On s’habituait à ces États laïcs ! Il semblait que c’était une situation normale. Moi-même, je me souviens, dans mon enfance, et dans mon collège, on n’avait pas idée de dire : « Il faudrait que l’État redevienne catholique, comme il l’était autrefois, avant la Révolution. » Ça paraissait impensable. On devait être catholique chez soi, dans la société, la bonne société, etc. Mais pendant ce temps-là, la société se déchristianisait toujours, et de plus en plus…
Alors cela a posé un grave problème aux prêtres, parce qu’ils se sont trouvés comme rejetés de la société, exclus d’elle, d’une certaine manière, enfermés dans leur sacristie. Presque plus personne dans les églises, qui se vidaient… Comment voulez-vous qu’il y ait beaucoup de vocations, dans ces conditions ? Cela n’attirait plus. Être prêtre, pourquoi ? Pour rester enfermer dans sa sacristie et n’avoir que quelques personnes le dimanche à la messe ? Pour enseigner quelques enfants pendant cinq ou six ans – des enfants dont les parents ne vont pas à la messe, ne mettent par les pieds à l’Église ? Comme je le disais souvent dans mes sermons à l’occasion des confirmations : « Voilà, la confirmation, pour beaucoup, c’est la fin de la vie chrétienne. Après c’est fini, plus rien. On a été baptisé, on a fait sa première communion, sa première confession, sa profession de foi, on a reçu aujourd’hui sa confirmation. Les parents disent à l’enfant : maintenant tu as fini, il faut travailler, obtenir des diplômes, penser à ton avenir et à ton futur métier, faire un apprentissage ici ou là, ou aller à l’université faire des études, etc. C’est fini maintenant… Tu verras bien le jour où tu te marieras… » Et les enfants ne mettaient plus le pied à l’Église, après le dimanche de la confirmation. On ne les revoyait plus. C’était terminé, au désespoir des prêtres qui les avaient préparés : « Alors, qu’est-ce que je fais ? En préparant à la confirmation, je prépare en réalité des petits païens qui, après, ne remettront plus les pieds à l’Église pour huit à dix ans. Ils reviendront voir le prêtre seulement au moment du mariage, et encore ! » Épouvantable ! C’était, on peut dire, presque la généralité dans les paroisses populaires. Dans les bonnes familles chrétiennes, évidemment, et dans les collèges catholiques, ça continuait encore un peu.
Angoisses sacerdotales
Alors le clergé était découragé. Les prêtres voyaient les vocations se raréfier, le nombre de séminaristes diminuait toujours davantage ; le nombre de paroissiens aussi ; les enfants préparés au catéchisme partaient et cessaient la pratique. Les parents qui venaient demander le baptême pour leurs enfants ne mettaient pas les pieds à l’Église : « Qu’est-ce que ça va donner ? Je baptise l’enfant, ses parents vivent comme des païens. Que va devenir cet enfant ? Puis-je le baptiser, ou non ? Le baptême, c’est en soi un bien… Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? » Alors on baptisait, se disant qu’il vaut toujours mieux baptiser que de ne pas baptiser, que si l’enfant venait à mourir, il irait au Ciel… Mais c’était bien souvent sans espoir de revoir les enfants ne serait-ce qu’au catéchisme…
Alors, surtout après la guerre de 1939- 1945 qui a bouleversé les idées et les esprits, cette angoisse a provoqué chez les prêtres – je pense sous l’influence de la Maçonnerie – un désir de changement : « Il faut changer. On ne peut plus continuer comme cela. Ce n’est pas possible. On a dû se tromper. On s’est trompé. Ce qu’on nous a enseigné au séminaire, ce n’était pas cela. On ne nous a pas enseigné la vérité… Alors maintenant, qu’est-ce qu’il faut faire ? Aller au monde… Après tout, nous sommes des hommes comme les autres. Quand nous serons dans le monde, nous pourrons y porter l’Évangile, renouer des contacts avec ces gens qu’on a perdus, qui n’ont plus la foi, qui ne viennent plus dans les églises. Nous les conquerrons à nouveau en allant travailler avec eux… » Cela a donné les prêtres ouvriers et leur histoire : « On va travailler dans les usines, puisqu’on ne fait rien ici… »
Ils n’ont pas cherché à comprendre pourquoi c’est arrivé, à remonter aux causes. Ils ont accusé l’Église. Tous ces libéraux catholiques, ces mauvais écrivains des feuilles de journaux libéraux ont accusé l’Église : « C’est de la faute de l’Église si on a perdu la classe ouvrière, s’il n’y a plus de vocations dans les séminaires, si les gens ne pratiquent plus, etc. » C’était toujours l’Église. Jamais ils ne recherchaient les ennemis de l’Église, qui avaient prévu cela, l’avaient voulu, avaient pris les moyens pour y arriver, et qui disaient : « D’abord, laïcisons l’État. Puis on pourra pénétrer dans les familles. Le laïcisme pénétrera en elles. Des familles chrétiennes, on entrera dans les séminaires, et puis grâce aux séminaires on arrivera à obtenir des esprits libéraux, qui partageront nos idées de laïcisme et de sécularisation. Il faudra donc marier les prêtres, en faire des gens qui seront comme les autres, qui vivront comme eux. Et puis on laïcisera en quelque sorte la liturgie, on en fera une assemblée, une réunion profane, humaine, des hommes qui partagent entre eux un pain en souvenir d’un événement quelconque… Mais c’en sera fini de la religion catholique avec sa Croix, son sacrifice, de Jésus-Christ roi des sociétés… Non, ça, c’est fini ! » Et les ennemis de l’Église sont parvenus à leurs fins.