La mort cérébrale est-​elle vraiment et proprement une mort ?

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Certains chi­rur­giens s’empressent de pré­le­ver des organes vitaux à un malade dans le coma, alors que la mort de celui-​ci n’est pas certaine.

II y a quelques semaines, le Parlement fédé­ral de la Suisse a adop­té un pro­jet de loi qui vise à éta­blir le prin­cipe du consen­te­ment pré­su­mé pour le don d’organes. Ce pro­jet pose prin­ci­pa­le­ment pro­blème lorsqu’il s’agit du don des organes néces­saires à la vie. Pour effec­tuer la trans­plan­ta­tion de ces organes, il faut en effet que ceux-​ci soient vivants, et donc que le don­neur soit lui-​même vivant au moment où on les pré­lève. Un comi­té s’est for­mé pour lut­ter contre ce pro­jet de loi et a lan­cé un réfé­ren­dum qui doit récol­ter 50 000 signa­tures d’ici le 20 jan­vier pro­chain. Les réflexions qui suivent vou­draient contri­buer à légi­ti­mer cette démarche, aux yeux de la droite raison.

I - Il semble que oui.

  1. Les argu­ments pour la mort céré­brale peuvent se rame­ner à trois types.
  2. Argument de l’efficacité : la défaillance irré­ver­sible du cer­veau est la mort, car elle rend pos­sible la trans­plan­ta­tion d’organes. Tout l’argument de l’argument consiste à enfer­mer l’opposant dans un dilemme. Soit la défaillance irré­ver­sible du cer­veau est la mort soit elle ne l’est pas. Or, si elle ne l’est pas, les consé­quences sont inad­mis­sibles : a) la trans­plan­ta­tion d’organes devient impos­sible (avec tout ce que cette impos­si­bi­li­té va rece­ler d’apparemment odieux, injuste, révol­tant, aus­si bien sur le plan émo­tion­nel qu’intellectuel) ; b) la déper­di­tion radi­cale des fonc­tions vitales, telle qu’observée par l’examen médi­cal le plus rigou­reux, est remise en cause, puisque l’on consi­dère comme encore vivant un sujet dont le prin­cipe de vie est obli­té­ré ; Donc elle l’est.
  1. Argument de la scien­ti­fi­ci­té : il reprend le point b) de l’argument pré­cé­dent pour le pré­sen­ter dans une optique appa­rem­ment neutre et dés­in­té­res­sée de toute consé­quence pra­tique. La mort est ce que le méde­cin observe scien­ti­fi­que­ment à par­tir d’éléments suf­fi­sam­ment pro­bants. Or, la défaillance irré­ver­sible du cer­veau est l’élément qui, tel qu’observé scien­ti­fi­que­ment par le méde­cin, repré­sente l’élément suf­fi­sam­ment pro­bant de la mort. Donc l’observation médi­cale de la défaillance irré­ver­sible du cer­veau est l’observation de la mort.
  2. Argument juri­dique : c’est l’argument d’autorité. La loi et les poli­tiques ont déci­dé de défi­nir la mort comme étant la défaillance irré­ver­sible du cer­veau [1]. Le Vatican et les auto­ri­tés reli­gieuses actuelles ont fini par déci­der de vali­der cette défi­ni­tion [2].

II – Il semble que non.

  1. Ceux qui argu­mentent contre la mort céré­brale objectent [3] :
  • diverses obser­va­tions allant en sens contraire, c’est-à-dire mani­fes­tant que le prin­cipe de vie reste encore opé­rant ou que la vie demeure encore, ne serait-​ce que pour un temps, alors même que le cer­veau est en état de défaillance irréversible.
  • des cas de sup­po­sées morts céré­brales où le sujet a sur­vé­cu : Martin Banach et Luca Sarra, cas cités dans l’étude de l’abbé Rottoli.

III - Principes de réponse.

1) Rappel de quelques véri­tés de base.

  1. Il y a une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre :

    • une ques­tion de prin­cipe ou de défi­ni­tion (du genre : « qu’est-ce que la mort ? »)
    • une ques­tion de fait ou d’observation (du genre : « la mort a‑t-​elle eu lieu » ou « cet indi­vi­du est-​il mort » ?)
  2. Il y a une dis­tinc­tion tout aus­si fon­da­men­tale entre :
  • La morale (qui s’appuie sur les don­nées de la phi­lo­so­phie et de la foi) : c’est à elle – et à elle seule – qu’il appar­tient de répondre en der­nière ins­tance à la ques­tion de défi­ni­tion et de dire ce qu’est la mort.
  • La méde­cine (qui s’appuie sur les don­nées de l’expérience et de l’observation) : c’est à elle – et à elle seule – qu’il appar­tient de dire si la mort a eu lieu.
  • Le droit et la loi : ils n’ont pas de réponse à don­ner aux deux ques­tions qui pré­cèdent ; il leur appar­tient – et à eux seuls – de faire res­pec­ter au sein de la socié­té les réponses don­nées par la morale et par la médecine.
  1. La réponse à la ques­tion de fait sup­pose acquise la réponse à la ques­tion de défi­ni­tion et en dépend : en effet, pour pou­voir dire si « la mort » a eu lieu, il faut déjà savoir ce qu’est « la mort » et quels en sont les signes néces­saires et suf­fi­sants, pris non comme obser­vables direc­te­ment mais dans leur défi­ni­tion uni­ver­selle. Par consé­quent, si la méde­cine est dis­tincte de la morale, elle n’en est pas sépa­rée ; au contraire elle en dépend et elle lui est sou­mise en quelque manière, pour en rece­voir a) la défi­ni­tion de la mort et b) la défi­ni­tion des signes néces­saires et suf­fi­sants de la mort.
  2. Ces dis­tinc­tions appellent donc une hié­rar­chie entre les dif­fé­rentes dis­ci­plines com­plé­men­taires et nous retrou­vons là l’idée selon laquelle la phi­lo­so­phie « juge » les sciences. Nulle conclu­sion scien­ti­fique ne sau­rait aller à l’encontre des prin­cipes du sens com­mun et de la saine raison.

2) Définition de la mort et obser­va­tion de la mort.

2.1) Définition de la mort (ques­tion de principe)

  1. La mort se défi­nit en fonc­tion de la vie, dont elle est l’opposé.
  2. La vie se dit elle-​même ana­lo­gi­que­ment :

    - de tout mou­ve­ment (ou de toutes opé­ra­tions) auto­nome, c’est-à-dire dont le prin­cipe pro­chain est intrin­sèque et propre

    - de l’état d’union d’un corps vivant et de son prin­cipe pro­chain de vie, qui est son âme
  3. La mort est la sépa­ra­tion de l’âme (prin­cipe pro­chain de la vie du corps) d’avec le corps. La mort est donc la pri­va­tion de la vie. Il s’agit de la pri­va­tion abso­lu­ment radi­cale de toute vie : chez l’homme, l’âme est prin­cipe à la fois de vie intel­li­gente, de vie sen­si­tive et de vie neuro-​végétative. La mort est la pri­va­tion de ce degré abso­lu­ment pre­mier et radi­cal de vie, sup­po­sé par tous les autres, qu’est la vie neuro-végétative.
  4. Ne sont donc pas morts : les êtres humains pri­vés de vie intel­li­gente (ceux qui n’ont pas l’usage de la rai­son ou les amentes de saint Thomas) ; les êtres humains pri­vés non seule­ment de vie intel­li­gente mais encore de vie sen­si­tive (ceux qui n’ont pas l’usage de leurs sens, comme ceux qui sont endor­mis ou dans le coma). Sont morts ceux qui n’ont plus la capa­ci­té d’exercer les opé­ra­tions de la vie neuro-​végétative : res­pi­rer ; s’alimenter, digé­rer et reje­ter le sur­plus d’aliment sous forme de sécré­tions ou d’excrétions.
  5. Enfin, la mort com­prise comme cette sépa­ra­tion de l’âme et du corps est un fait accom­pli, au terme d’un mou­ve­ment pro­gres­sif. II importe donc de faire la dis­tinc­tion entre deux défi­ni­tions ou deux sens pos­sibles pour le même mot « mort ». Saint Thomas fait la dis­tinc­tion dans la Somme théo­lo­gique (Troisième par­tie, ques­tion 50, article 6) à pro­pos de la valeur sal­vi­fique de la mort du Christ :
    « On peut par­ler de la mort du Christ de deux manières : pen­dant qu’elle est en deve­nir et quand elle est ache­vée. La mort est en deve­nir lorsque, par une souf­france natu­relle ou vio­lente, on s’achemine vers la mort : par­ler de cette manière de la mort du Christ, c’est par­ler de sa Passion. […] La mort du Christ est ache­vée lorsqu’on l’envisage après la sépa­ra­tion du corps et de l’âme. Et c’est ain­si que nous en par­lons présentement ».
  6. Au sens strict et propre, la mort est l’état de sépa­ra­tion ache­vée de l’âme et du corps, et pas seule­ment le mou­ve­ment qui y abou­tit pro­gres­si­ve­ment. Durant le mou­ve­ment, l’âme reste encore unie au corps, de moins en moins certes, mais tou­jours en quelque façon et la vie demeure pour autant. C’est seule­ment dans l’état de sépa­ra­tion que la vie ne demeure plus.
  7. Les dif­fé­rents aspects de cette défi­ni­tion sont ceux du bon sens, que la phi­lo­so­phie exprime de façon plus pré­cise et que la morale reprend et déve­loppe, pour en tirer les consé­quences. Comme nous l’avons signa­lé plus haut, il n’appartient pas au méde­cin (pas plus qu’au juriste) de don­ner cette défi­ni­tion de la mort, qui s’impose de par l’expérience du réel. Il revient seule­ment au méde­cin de véri­fier si cette défi­ni­tion est accom­plie dans tel ou tel cas pré­sent et d’en tirer les consé­quences sur le plan qui est le sien.

2.2) Observation de la mort (ques­tion de fait).

  1. La dif­fé­rence nette entre cet état de sépa­ra­tion et le mou­ve­ment qui y conduit n’est pas évi­dente, direc­te­ment en elle-​même, grâce aux pro­cé­dés d’investigation dont dis­pose le méde­cin. Nul méde­cin ne peut « voir » l’âme quit­ter le corps de son patient et déter­mi­ner avec une exac­ti­tude scien­ti­fique le moment pré­cis où a lieu l’état ache­vé de séparation.
  2. L’état ache­vé de sépa­ra­tion de l’âme et du corps, qui défi­nit comme telle la mort ne peut être obser­vé par le méde­cin qu’in­di­rec­te­ment, à tra­vers des signes ou des symp­tômes. Ceux-​ci peuvent être de deux ordres :

    Signes anté­rieurs à la sépa­ra­tion et annon­cia­teurs de celle-​ci : ce sont les signes qui accom­pagnent le mou­ve­ment pro­gres­sif qui peut abou­tir à l’état de sépa­ra­tion ache­vée et ce sont les symp­tômes non de la mort mais du mou­ve­ment qui peut y abou­tir. Ces signes per­mettent de don­ner un pro­nos­tic.

    Signes simul­ta­nés ou pos­té­rieurs à la sépa­ra­tion : ce sont les signes qui découlent de cet état de sépa­ra­tion ache­vée et qui l’attestent suf­fi­sam­ment : ils per­mettent de don­ner un diag­nos­tic.
  3. Le méde­cin, à son niveau de méde­cin, a pour tâche de s’appuyer sur ce genre de symp­tômes, pour véri­fier si la défi­ni­tion de la mort – que lui indique le phi­lo­sophe – peut s’appliquer à l’état pré­sent de son patient. Et les symp­tômes en ques­tion doivent être néces­saires et suf­fi­sants : ce sont les signes qui découlent de l’état de sépa­ra­tion ache­vée, non ceux qui le précèdent.

3) Conséquence impor­tante pour la suite.

  1. On parle de « mort céré­brale » ou éven­tuel­le­ment de « mort car­diaque » ; mais ne soyons pas dupe de ces expres­sions :

    - l’ar­rêt du bat­te­ment du cœur et de la cir­cu­la­tion san­guine,
    - la ces­sa­tion de la res­pi­ra­tion,
    - la ces­sa­tion de l’activité céré­brale.

    ne sont pas la mort ; ce sont des signes qui peuvent attes­ter indi­rec­te­ment l’état de sépa­ra­tion de l’âme avec le corps, état qui défi­nit la mort.
  2. Ces phé­no­mènes obser­vés attestent direc­te­ment que le cœur, les pou­mons ou le cer­veau n’exercent plus leurs opé­ra­tions res­pec­tives. Ils peuvent attes­ter aus­si que ces organes sont dans un tel état de cor­rup­tion qu’ils ne pour­ront plus désor­mais être au prin­cipe de ces opérations.
  3. Mais ces organes (le cœur, les pou­mons, le cer­veau) ne sont pas l’âme ; aucun d’entre eux n’est le prin­cipe pre­mier de toutes les opé­ra­tions vitales ; cha­cun d’eux n’est que le prin­cipe second, dans la dépen­dance de l’âme, de l’une ou l’autre des opé­ra­tions vitales. Le prin­cipe pre­mier (c’est à dire ini­tial) de la vie est l’âme. Ce n’est pas le cer­veau (c’est à dire un élé­ment cor­po­rel, lui-​même par­tie homo­gène du corps) mais c’est un prin­cipe non-​corporel, que nous dési­gnons sous ce terme d’âme.
  4. Voici ce qu’en dit saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme théo­lo­gique, Première par­tie, ques­tion 75, article 1 :

    « Une par­tie du corps peut bien être en quelque façon prin­cipe vital, – le cœur par exemple – mais non pas le pre­mier prin­cipe. […] En effet, tout être en mou­ve­ment reçoit son mou­ve­ment, c’est vrai ; mais, puisqu’on ne peut remon­ter à l’infini, il est néces­saire qu’il y ait une cause de mou­ve­ment qui n’en reçoive pas ».
    L’âme est donc le pre­mier prin­cipe de la vie du corps, au sens où c’est elle qui cause le mou­ve­ment de tout le corps dont elle est l’âme, sans être elle-​même mise en mouvement.
  5. Il est indé­niable qu’il y a inter­ac­tions entre les dif­fé­rents prin­cipes seconds de vie, que sont les prin­cipes d’ordre cor­po­rel : les organes, les muscles, les nerfs – et pour les organes, inter­ac­tion entre les prin­ci­paux d’entre eux : le cer­veau, le cœur, les pou­mons. L’évolution de la méde­cine a pu conduire – et conduit encore – à repo­si­tion­ner l’ordre de ces inter­ac­tions. L’on a don­né autre­fois la prio­ri­té au cœur et à pré­sent on la donne au cer­veau. Mais il s’agit de toutes façons d’une prio­ri­té qui a lieu au niveau des prin­cipes seconds et cor­po­rels de la vie. Seule l’âme est le prin­cipe pre­mier de toute la vie.
  6. La mort n’est pas la des­truc­tion ou la cor­rup­tion de tel ou tel organe (le cœur, le cer­veau) ; elle est la sépa­ra­tion de l’âme et du corps, attes­tée néces­sai­re­ment et suf­fi­sam­ment par la ces­sa­tion irré­ver­sible de toute opé­ra­tion vitale, aus­si bien au niveau du cer­veau qu’au niveau du cœur et des pou­mons. Si le cer­veau a ces­sé – même de manière irré­ver­sible – sa fonc­tion vitale, du moment que le cœur ou les pou­mons n’ont pas encore ces­sé – même pour très peu de temps encore – la leur, l’âme est « en train de » se sépa­rer du corps, mais elle n’est pas encore sépa­rée du corps : le sujet est mou­rant mais non point mort. Un mou­rant – même dans un état de mort avan­cée – n’est pas encore un cadavre.

4) Réponse à la ques­tion posée : « La défaillance irré­ver­sible du cer­veau – ou la « mort céré­brale » – équivaut-​elle vrai­ment et pro­pre­ment à la mort ? »

  1. Pour répondre à cette ques­tion, revenons-​en aux véri­tés de base rap­pe­lées plus haut :
  • cette ques­tion est une ques­tion de fait ; on ne doit pas se deman­der ici si la défi­ni­tion de la mort est « la défaillance irré­ver­sible du cer­veau », car cela n’a pas de sens ; on doit se deman­der ici si la ces­sa­tion irré­ver­sible de l’activité céré­brale est le signe néces­saire et suf­fi­sant de la ces­sa­tion de la vie, c’est à dire de la sépa­ra­tion de l’âme et du corps.
  • pour répondre à cette ques­tion, le méde­cin doit res­ter en dépen­dance étroite de l’observation du réel, dans chaque cas particulier
  • cette obser­va­tion va por­ter sur deux points :
  1. y a‑t-​il vrai­ment ces­sa­tion, et sur­tout ces­sa­tion irré­ver­sible, de l’activité céré­brale (il faut d’abord véri­fier la pré­sence du symptôme) ?
  2. y a‑t-​il vrai­ment ces­sa­tion irré­ver­sible de toute acti­vi­té vitale, c’est-à-dire y a‑t-​il, paral­lè­le­ment à cette ces­sa­tion irré­ver­sible de l’activité céré­brale, ces­sa­tion tout aus­si irré­ver­sible de toutes les autres acti­vi­tés vitales, orga­niques et cor­po­relles (acti­vi­té car­diaque, respiratoire) ?
  3. en effet, seule la ces­sa­tion com­plète de toute acti­vi­té vitale est le signe néces­saire et suf­fi­sant de la ces­sa­tion actuelle de la vie, à l’état de sépa­ra­tion accom­plie de l’âme et du corps ; tan­dis que la ces­sa­tion de l’une ou de l’autre acti­vi­té vitale, mais non de toutes, atteste seule­ment une dégra­da­tion plus ou moins avan­cée de la vie et une étape du mou­ve­ment qui tend vers la sépa­ra­tion de l’âme et du corps.
  4. en d’autres termes, à par­tir de l’observation de la ces­sa­tion irré­ver­sible de l’activité céré­brale, on peut dres­ser un pro­nos­tic de mort, mais non encore un diag­nos­tic.

2. Concernant plus pré­ci­sé­ment les objec­tions et les réponses qui ont pu être appor­tées à cette ques­tion, notam­ment dans le milieu de la Tradition, il importe de tou­jours véri­fier ce que l’on entend par « mort céré­brale ». En ana­to­mie, on dis­tingue le sys­tème ner­veux cen­tral et le sys­tème ner­veux péri­phé­rique : le pre­mier est consti­tué de l’encéphale et de la moelle épi­nière, le second des autres nerfs et gan­glions. A pre­mière vue, le corps médi­cal s’accorde sur le fait que la mort céré­brale résulte des lésions irré­ver­sibles subies par l’encéphale. Une ana­lyse plus fine révèle tou­te­fois des désac­cords entre les méde­cins. Pour les uns, la mort résulte de la des­truc­tion com­plète de l’encéphale – cer­veau et tronc céré­bral – et mani­fes­tée par les signes que détaille l’examen médi­cal com­pé­tent. Pour les autres, la mort est la perte défi­ni­tive de la conscience et de la capa­ci­té à res­pi­rer spon­ta­né­ment, cau­sée par la des­truc­tion du seul tronc céré­bral et mani­fes­tée par l’abolition de la conscience et des réflexes confir­mée par le test de l’apnée. C’est ici qu’il appar­tient à la saine phi­lo­so­phie de poser les ques­tions fon­da­men­tales, et de véri­fier la vali­di­té de ces dif­fé­rents points de vue ana­to­miques. Aux yeux de la droite rai­son, qu’entend-on au juste par « mort cérébrale » ?

  1. Il peut s’agit de la ces­sa­tion irré­ver­sible des prin­ci­pales acti­vi­tés du cer­veau mais non de toutes.
  2. Il peut s’agir de la ces­sa­tion de toute acti­vi­té céré­brale, mais non irréversible.
  3. Il peut s’agir enfin de la ces­sa­tion irré­ver­sible de toute acti­vi­té cérébrale.

3. Il est clair que seule la situa­tion men­tion­née dans le point c) cor­res­pond exac­te­ment à une « mort », que l’on pour­ra qua­li­fier de « céré­brale », du point de vue de son occa­sion immé­diate ; les situa­tions men­tion­nées dans les deux points a) et b) sont en dehors de notre ques­tion. Nul doute que cer­taines lésions du cer­veau abou­tissent à la perte de la conscience et des capa­ci­tés cog­ni­tives. Mais l’incapacité – même défi­ni­tive – à exer­cer cer­taines facul­tés de l’âme en rai­son d’un défaut orga­nique n’équivaut pas à la perte de la vie. A cet égard, l’activité cardio-​respiratoire spon­ta­née et pro­lon­gée des nouveaux-​nés anen­cé­phales et des patients en état végé­ta­tif per­ma­nent est éclai­rante. Sans par­ler des gros­sesses menées à terme alors que la mère est en état de mort céré­brale ou le déve­lop­pe­ment pro­lon­gé d’un enfant dont l’encéphale est tota­le­ment détruit. En Suisse (et notam­ment en Valais) les cri­tères appli­qués pour véri­fier si l’on a affaire à une mort céré­brale sont ceux qui éta­blissent rigou­reu­se­ment que l’on est en pré­sence de la situa­tion c). A défaut d’une pareille véri­fi­ca­tion, la pré­somp­tion est pour l’état de vie et le pré­lè­ve­ment d’organes est exclu.

4. La situa­tion men­tion­née en c) est très sou­vent sui­vie assez vite par l’état de mort ache­vée. Mais elle ne l’est pas tou­jours. Et, en tout état de cause, le laps de temps qui s’écoule entre la ces­sa­tion irré­ver­sible de toute acti­vi­té céré­brale et la ces­sa­tion irré­ver­sible de toute acti­vi­té vitale, si court soit-​il, ne cor­res­pond pas encore à un état de mort ache­vée. Durant ce temps, aus­si bref soit-​il, le sujet est « mou­rant » ou en train de mou­rir et il n’est pas mort. On ne peut pré­le­ver un cœur encore bat­tant et vivant que sur un sujet encore vivant et sur un sujet en état de mort ache­vée on ne peut pré­le­ver qu’un cœur inopérant.

5. La situa­tion limite est celle où – dans la situa­tion c) – l’on pro­longe arti­fi­ciel­le­ment au moyen d’une machine les acti­vi­tés vitales autres que céré­brales : le cœur par exemple ne peut plus battre long­temps si le cer­veau ne peut plus exer­cer sa fonc­tion vitale, mais la machine peut le sti­mu­ler pour un temps plus long. Il est mora­le­ment légi­time d’interrompre ce sti­mu­lant arti­fi­ciel pour lais­ser la nature faire son œuvre. Mais il est mora­le­ment illé­gi­time de main­te­nir ce sti­mu­lant afin de pré­le­ver un cœur bat­tant sur un sujet qui, de fait, n’est pas encore mort.

6. La doc­trine de l’Église est très claire : dans le doute la pré­somp­tion doit être pour la vie. Pie XII avait déjà, en son temps, abor­dé le sujet des greffes d’organes. Dès cette époque, il pro­cla­mait la néces­si­té de la cer­ti­tude de la mort du don­neur. Il écri­vait en effet :

« Dans le cas de doute inso­luble, on peut recou­rir aux pré­somp­tions de droit et de fait. En géné­ral, il fau­dra s’arrêter à celle de la per­ma­nence de la vie, parce qu’il s’agit d’un droit fon­da­men­tal reçu par le Créateur et dont il est néces­saire de démon­trer qu’il a ces­sé. […] Des consi­dé­ra­tions d’ordre géné­ral nous per­mettent de croire que la vie conti­nue lorsque les fonc­tions vitales à la dif­fé­rence de la simple vie de ses organes se mani­festent spon­ta­né­ment même avec l’aide de pro­cé­dés artificiels ».

PIE XII, « Discours au doc­teur Bruno Haid, et à de nom­breuses per­son­na­li­tés des sciences médi­cales, en réponse à quelques inter­ro­ga­tions capi­tales sur la réani­ma­tion », 24 novembre 1957 (AAS 1957, p. 1031 et 1033).

7. Pour com­prendre ce que veut dire ici Pie XII, rap­pe­lons que, en termes de droit, la pré­somp­tion est la conjec­ture pro­bable d’une chose incer­taine (Code de droit cano­nique de 1917, canon 1825). Elle consti­tue une preuve indi­recte, lorsqu’on est dans le doute et que la preuve directe est impos­sible, comme c’est le cas ici avec un doute sur la mort. Il existe deux types de pré­somp­tion. La pré­somp­tion de droit, ou pré­somp­tion légale, est fon­dée sur une légis­la­tion posi­tive qui a déci­dé que, dans telles cir­cons­tances, tel fait devait être tenu pour vrai et prou­vé. Par exemple, un accu­sé est pré­su­mé inno­cent tant que sa culpa­bi­li­té n’est pas démon­trée. Le mariage est pré­su­mé valide jusqu’à preuve du contraire. La pré­somp­tion de fait, ou pré­somp­tion per­son­nelle, se fonde sur des indices. Par exemple, l’accusé a été vu sur le lieu du crime, il avait adres­sé de vio­lentes menaces à la vic­time peu de temps avant le crime, il avait ache­té des armes, etc. Tous ces indices, s’ils sont sérieux et nom­breux, per­mettent d’avoir une pré­somp­tion de fait que l’accusé est cou­pable. Dans le cas de la mort, deux types de pré­somp­tion doivent être pris en compte. La pre­mière, de droit, se fonde sur cette règle morale d’après laquelle il est immo­ral de prendre le risque de tuer direc­te­ment un inno­cent. Il faut agir au plus sûr quand il s’agit du droit d’un tiers. Par consé­quent, si un homme est dou­teu­se­ment mort et qu’on envi­sage de lui reti­rer un organe vital, il faut pré­su­mer qu’il est vivant. Les autres pré­somp­tions sont de fait. Elles se fondent sur ce que les méde­cins constatent le plus sou­vent. Par exemple, si un homme peut encore res­pi­rer, même arti­fi­ciel­le­ment, on pré­sume qu’il vit. De même si son cœur bat encore ou s’il a encore des réflexes neuro-végétatifs.

8. Ceci dit, la nou­velle défi­ni­tion de « mort céré­brale », intro­duite pour évi­ter les consé­quences légales et morales du pré­lè­ve­ment d’organes vitaux sur les mou­rants avant qu’ils ne soient morts, est fon­dée sur le concept que la perte per­ma­nente de la capa­ci­té de conscience et de la res­pi­ra­tion spon­ta­née doit suf­fire pour diag­nos­ti­quer la mort d’un être humain, et que celle-​ci coïn­cide avec la mort du cer­veau. Cette assi­mi­la­tion, ain­si que la pré­ten­tion d’identifier la mort d’une par­tie du corps, toute noble qu’elle soit, avec la mort de toute la per­sonne, ne sont abso­lu­ment pas démon­trées, sont arbi­traires et ne trouvent aucune véri­table jus­ti­fi­ca­tion ni scien­ti­fique ni philosophique.

IV - Réponses aux arguments pour ou contre.

  1. A l’argument de l’efficacité : nous répon­dons que la défi­ni­tion de la mort doit valoir par elle-​même et ne doit pas dépendre des avan­tages ou des incon­vé­nients sub­sé­quents. Si l’on part du prin­cipe que « qui veut noyer son chien a le droit de dire qu’il a la rage », la défi­ni­tion de la rage en devient vite très extensive.
  2. Il se peut que si la défaillance irré­ver­sible du cer­veau n’est pas l’état de mort ache­vée :

    a) la trans­plan­ta­tion d’organes devient impos­sible ; mais cela n’a rien d’odieux, d’injuste, ou de révol­tant, si l’on garde pré­sente à l’esprit cette véri­té de bon sens que la fin ne jus­ti­fie pas tous les moyens : vou­loir sau­ver une vie humaine par trans­plan­ta­tion d’organes ne peut se faire au prix d’une rela­ti­vi­sa­tion capri­cieuse de la défi­ni­tion de la mort, car celle-​ci ouvri­rait la porte à tous les excès.

    b) l’examen médi­cal le plus rigou­reux doit se tenir à des symp­tômes néces­saires et suf­fi­sants ; certes oui, le méde­cin observe quelque chose moyen­nant des symp­tômes et la haute tech­ni­ci­té de cet exa­men garde sa valeur ; mais il n’appartient pas au méde­cin de déci­der ce qu’est la mort ni de confondre l’état de mort avec le mou­ve­ment qui y conduit, même inexorablement.
  3. A l’argument de la scien­ti­fi­ci­té : on répond comme ci-​dessus. Cela revient en par­tie à dire qu’il n’appartient pas au méde­cin (même hau­te­ment qua­li­fié) de tout dire et de tout déci­der. L’art et la science de la méde­cine res­tent subor­don­nés et réglés par les prin­cipes de la phi­lo­so­phie et de la loi natu­relle. Faute de quoi, l’art médi­cal risque de dégé­né­rer en pur prag­ma­tisme, bien­tôt pour­voyeur de l’eugénisme le plus éhonté.
  4. A l’argument juri­dique : on répond que l’argument d’autorité est le plus faible de tous, voire de valeur nulle, en matière phi­lo­so­phique et scien­ti­fique. La loi et les poli­tiques doivent se régler sur les cer­ti­tudes de l’expérience et de la phi­lo­so­phie, qui n’est que l’explicitation intel­lec­tuelle de l’expérience et du bon sens. Quant aux repré­sen­tants actuels de l’autorité reli­gieuse, ils ont per­du le nord et se mettent en contra­dic­tion, sur ce point comme sur beau­coup d’autres, avec les décla­ra­tions constantes de leurs prédécesseurs.
  5. Aux argu­ments contre la mort cérébrale :
  • On concède que le constat de la mort doit se baser sur des symp­tômes néces­saires et suf­fi­sants. L’on évi­te­ra ain­si aus­si bien une posi­tion rela­ti­viste (laquelle ferait fi des symp­tômes néces­saires) qu’une autre posi­tion que l’on pour­rait qua­li­fier de « fon­da­men­ta­liste » et qui refu­se­rait de se conten­ter de symp­tômes pour­tant suf­fi­sants. Le tout est que les symp­tômes attestent l’état de mort achevée.
  • On répond que la mort céré­brale sérieu­se­ment diag­nos­ti­quée, si elle est bien une « mort », doit être irré­ver­sible ; le recou­vre­ment d’une vie consciente est l’indice que la mort n’en était pas une.

V - Annexe : l’acharnement

  1. L’Église enseigne que les soins ordi­naires sont mora­le­ment obli­ga­toires tan­dis que les soins extra­or­di­naires ne le sont pas : on peut y recou­rir mais on n’y est pas obli­gé, mora­le­ment parlant.
  2. Il faut dis­tin­guer ici deux cas tout à fait dif­fé­rents :

    - L’acharnement thé­ra­peu­tique : main­tien arti­fi­ciel en sur­vie d’une per­sonne qui, sans cette aide tech­nique, a de grandes chances de mou­rir. Comme nul n’est tenu d’employer des moyens extra­or­di­naires pour pro­lon­ger sa vie (sauf si celle-​ci est néces­saire au bien com­mun, s’il y a des affaires à mettre en ordre, etc.), il est per­mis de débran­cher les appa­reils de réani­ma­tion lorsque les motifs qui avaient intro­duit leur uti­li­sa­tion (l’espérance de sur­vie du malade) cessent, au moins pro­ba­ble­ment. Il ne s’agit pas ici d’euthanasie, car on ne tue pas le malade direc­te­ment. On laisse la nature faire son œuvre.

    - Tout à fait dif­fé­rente est la pré­ci­pi­ta­tion cri­mi­nelle de cer­tains chi­rur­giens qui s’empressent de pré­le­ver des organes vitaux à un malade dans le coma, alors que la mort de celui-​ci n’est pas cer­taine. Dans ce cas, si la per­sonne vit encore, le chi­rur­gien la tue. (Dans le pre­mier cas, le malade mou­rait de sa mort natu­relle, mais dans le cas pré­sent, on pro­voque direc­te­ment sa mort.)

Source : Courrier de Rome n° 648

Notes de bas de page
  1. En Suisse, la trans­plan­ta­tion d’organe est sou­mise à la Loi fédé­rale sur la trans­plan­ta­tion d’organes, de tis­sus et de cel­lules d’octobre 2004, entrée en vigueur en 2007. L’ordonnance fédé­rale du 16 mars 2007 ren­voie aux Directives médico-​éthiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales.[]
  2. Paolo Becchi, « La posi­tion de l’Église catho­lique sur la trans­plan­ta­tion d’organes à par­tir de cadavres » dans Revue d’éthique et de théo­lo­gie morale, n° 247 (2007/​4), p. 93–107. Cet article montre que la posi­tion de la Fraternité Saint-​Pie X et d’autres objec­tants au pré­sup­po­sé de la mort céré­brale, bien que peu par­ta­gée, est cohé­rente, tan­dis que la posi­tion adop­tée actuel­le­ment par le Saint-​Siège est inco­hé­rente. Article dis­po­nible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2007–4‑page-93.htm[]
  3. En Italie, la cri­tique la plus argu­men­tée, dans le milieu catho­lique, de l’identification de la mort céré­brale à la mort de fait se trouve dans le livre de l’oblat béné­dic­tin Ugo Tozzini, Mors tua vita mea. Transplantation d’organes humains. La mort est-​elle une opi­nion ?, Naples, 2000. Ce livre a ins­pi­ré l’article de Don Guiseppe Rottoli, « La pré­da­tion d’organes et les ambi­guï­tés de Jean-​Paul II » dans La Tradizione cat­to­li­ca, I (2000), p. 34–41. Le texte est éga­le­ment paru en fran­çais dans un opus­cule qui adopte le même hori­zon de pen­sée : Abbé François Knittel, Don Guiseppe Rottoli, Père Marie-​Dominique, Que pen­ser des dons d’organes ? La mort céré­brale. Les pré­lè­ve­ments d’organes, Avrillé‑, 2005. A quoi peut s’ajouter le long article paru dans le numé­ro de juin 2008 du Courrier de Rome, sous la plume de l’abbé François Knittel alias Arbogast.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.