L’autorité du Concile Vatican II

Article ori­gi­nel­le­ment paru dans le Courrier de Rome de sep­tembre 2009.

Dans un numé­ro de la revue Tu es Petrus paru en 2009 [1] et publié de nou­veau en 2022 dans la même revue, l’abbé Bernard Lucien revient sur la ques­tion des degrés d’autorité du magis­tère, qui fai­sait déjà la matière d’un livre publié par ses soins en 2007 [2].

Selon lui, ces nou­velles pré­ci­sions s’avéreraient néces­saires en rai­son de « l’urgence des dis­cus­sions sur Vatican II » [3]. La cou­ver­ture du numé­ro de la revue où figurent ces lignes repré­sen­tant une pho­to de groupe des quatre évêques de la Fraternité Saint Pie X, on peut faci­le­ment se dou­ter de quoi il s’agit.

1) Vatican II : une expression du magistère suprême, dont dépendrait la pleine communion avec l’Église ?

L’abbé Lucien cherche à mon­trer que les ensei­gne­ments du concile Vatican II sont l’œuvre du magis­tère ecclé­sias­tique suprême, dont l’acceptation de prin­cipe serait requise pour la pleine com­mu­nion avec l’Église ; mais cette accep­ta­tion de prin­cipe reste à ses yeux com­pa­tible avec une accep­ta­tion dif­fé­ren­ciée, et non pas abso­lue, de cha­cune des pro­po­si­tions conte­nues dans les docu­ments pro­mul­gués [4]. En effet, comme le magis­tère peut s’exercer en enga­geant son auto­ri­té à des degrés divers, le magis­tère suprême du concile a pu don­ner à la fois des ensei­gne­ments infaillibles et d’autres non-​infaillibles ou sim­ple­ment authen­tiques. Les ensei­gne­ments de ce concile qui sont garan­tis par l’infaillibilité peuvent tout au plus rece­ler quelques ambi­guï­tés que le magis­tère devra lever ; quant aux autres ensei­gne­ments qui sont sim­ple­ment authen­tiques, ils peuvent conte­nir quelque erreur à rec­ti­fier, mais il est pro­bable qu’un exa­men atten­tif n’en trou­ve­ra pas, car les pas­sages liti­gieux relèvent plus de l’équivoque que de l’erreur for­melle [5]. L’abbé Lucien compte par exemple dans la pre­mière caté­go­rie des ensei­gne­ments infaillibles l’affirmation cen­trale de la décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse, au n° 2 [6] et dans la seconde caté­go­rie des ensei­gne­ments sim­ple­ment authen­tiques l’affirmation, selon lui ambi­guë, du n° 8 de la consti­tu­tion Lumen gen­tium sur l’Église, selon laquelle « l’Église du Christ sub­siste dans l’Église catho­lique » [7]. Outre cet exer­cice de l’autorité magis­té­rielle pro­pre­ment dite, l’abbé Lucien voit aus­si dans Vatican II l’exercice d’un magis­tère seule­ment péda­go­gique, qui n’engage aucune auto­ri­té [8] : selon lui, les affir­ma­tions conci­liaires les plus dis­cu­tables relè­ve­raient de cette caté­go­rie, comme par exemple les déve­lop­pe­ments expli­ca­tifs de la décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse, « qui mettent en œuvre une phi­lo­so­phie per­son­na­liste, sans la situer dans la vue supé­rieure de la pri­mau­té du bien com­mun » [9].

Pour éta­blir cette démons­tra­tion, l’abbé Lucien est conduit à défendre deux conclu­sions : tout d’abord, il s’avère selon lui que le concile Vatican II est sur cer­tains points l’organe d’un magis­tère suprême véri­ta­ble­ment infaillible ; d’autre part, Vatican II serait sur d’autres points l’organe d’un magis­tère suprême non-​infaillible et sim­ple­ment authentique.

2) Vatican II : un organe du magistère suprême, véritablement infaillible ?

2.1) L’infaillibilité du magistère selon la doctrine catholique traditionnelle

Si l’on veut savoir quelles sont les condi­tions et quelle est la nature pré­cise de l’infaillibilité du magis­tère de l’Église, on doit se repor­ter à ce qu’en dit la révé­la­tion divine. En effet, comme le rap­pelle le pape Léon XIII dans l’encyclique Satis cogni­tum du 29 juin 1896, « l’Église a été fon­dée et consti­tuée par Jésus-​Christ Notre Seigneur ; par consé­quent, lorsque nous nous enqué­rons de la nature de l’Église, l’essentiel est de savoir ce que Jésus-​Christ a vou­lu faire et ce qu’il a fait en réa­li­té ». Or, le Christ a éta­bli le magis­tère ecclé­sias­tique comme l’organe authen­tique, char­gé de pro­po­ser en son nom la doc­trine révé­lée. C’est donc dans les docu­ments de ce magis­tère que nous devons trou­ver l’enseignement du Christ rela­tif à l’infaillibilité de son Église, et ces docu­ments sont les sui­vants : la Lettre Tuas liben­ter (21 décembre 1863) du pape Pie IX, adres­sée à l’archevêque de Munich ; la consti­tu­tion dog­ma­tique Dei Filius sur la foi catho­lique (24 avril 1870), du concile Vatican I ; la consti­tu­tion dog­ma­tique Pastor æter­nus sur l’Église (18 juillet 1870), du même concile.

Cette infailli­bi­li­té est une pro­prié­té qui n’affecte immé­dia­te­ment ni l’Église en tant que socié­té, ni la per­sonne qui dans l’Église est inves­tie de l’autorité suprême, ni l’exercice de l’autorité en tant que tel. C’est une pro­prié­té qui affecte pré­ci­sé­ment cer­tains actes qui cor­res­pondent à un cer­tain exer­cice de l’autorité. Si l’on s’en tient aux trois docu­ments du magis­tère que nous venons d’évoquer, on peut dis­tin­guer trois cir­cons­tances pré­cises, uniques et irré­duc­tibles, dans les­quelles un cer­tain exer­cice de l’autorité suprême jouit de l’infaillibilité. Il y a l’acte sin­gu­lier du pape qui enseigne tout seul sans le concours des évêques : cet acte est la locu­tio ex cathe­dra. Il y a l’acte sin­gu­lier d’une per­sonne non plus phy­sique mais morale, c’est-à-dire le décret publié par un concile œcu­mé­nique, lorsque tous les évêques, réunis autour du pape, enseignent de concert avec lui et sous son auto­ri­té suprême. Il y a enfin l’ensemble des actes, una­nimes et simul­ta­nés, qui émanent de tous les pas­teurs de l’Église, sous l’autorité du pape, mais dans ce cas, les évêques et le pape sont dis­per­sés et non plus réunis et leur union n’est que morale.

L’infaillibilité de la locu­tio ex cathe­dra est expli­ci­te­ment défi­nie par le concile Vatican I dans le cha­pitre IV de la consti­tu­tion dog­ma­tique Pastor æter­nus (DS 3074). L’infaillibilité des décrets conci­liaires est impli­ci­te­ment ensei­gnée à deux reprises : d’abord dans le cha­pitre III de la consti­tu­tion dog­ma­tique Dei Filius (DS 3011); ensuite dans la lettre Tuas liben­ter de Pie IX (DS 2879). D’une part le concile Vatican I affirme dans Dei Filius que « l’on doit croire de foi divine et catho­lique tout ce qui est conte­nu dans la Parole de Dieu, écrite ou trans­mise par la Tradition, et que l’Église pro­pose à croire comme divi­ne­ment révé­lé (…) par un juge­ment solen­nel », et il faut entendre par cette expres­sion géné­rique de « juge­ment solen­nel » aus­si bien les défi­ni­tions du pape par­lant ex cathe­dra que celles des conciles œcu­mé­niques. D’autre part, Pie IX affirme dans Tuas liben­ter que, lorsqu’il s’agit « de cette sou­mis­sion qui doit se mani­fes­ter par l’acte de foi divine », elle est exi­gée, quoique non exclu­si­ve­ment, par « ce qui a été défi­ni par les décrets exprès des conciles œcu­mé­niques ou des pon­tifes romains de ce Siège apos­to­lique ». Dans les deux cas, il est expli­ci­te­ment dit que les défi­ni­tions des conciles œcu­mé­niques réclament un assen­ti­ment de foi divine. Puisque seul un ensei­gne­ment infaillible est en mesure de récla­mer l’assentiment de foi divine, ces deux pas­sages de Dei Filius et Tuas liben­ter enseignent impli­ci­te­ment l’infaillibilité des décrets conci­liaires. L’infaillibilité du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel est elle aus­si ensei­gnée impli­ci­te­ment dans les deux mêmes pas­sages de Dei Filius et de Tuas liben­ter. D’une part le concile Vatican I affirme dans Dei Filius que « l’on doit croire de foi divine et catho­lique tout ce qui est conte­nu dans la Parole de Dieu, écrite ou trans­mise par la Tradition, et que l’Église pro­pose à croire comme divi­ne­ment révé­lé (…) par son magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel ». D’autre part, Pie IX affirme dans Tuas liben­ter que, lorsqu’il s’agit « de cette sou­mis­sion qui doit se mani­fes­ter par l’acte de foi divine », (…) « elle doit aus­si s’étendre à ce que le magis­tère ordi­naire de toute l’Église répan­due dans l’univers trans­met comme divi­ne­ment révé­lé ». Dans les deux cas, il est expli­ci­te­ment dit que les ensei­gne­ments du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel réclament un assen­ti­ment de foi divine, et cela sup­pose que ces ensei­gne­ments sont infaillibles.

2.2) L’infaillibilité du magistère selon l’abbé Lucien

a) Corps épiscopal rassemblé ou dispersé

L’abbé Lucien s’intéresse ici uni­que­ment à l’infaillibilité de ce qu’il appelle « le magis­tère uni­ver­sel », Remarquons tout de suite que l’abbé Lucien com­mence par don­ner au mot « uni­ver­sel » un sens très pré­cis, un sens qui n’apparaît d’ailleurs que sous sa plume, et qui n’est pas du tout le sens que les textes du magis­tère donnent à ce mot lorsqu’ils recourent à l’expression du « magis­tère ordi­naire et universel ».

Une nouvelle terminologie…

En effet, pour l’abbé Lucien, le magis­tère uni­ver­sel s’oppose au magis­tère pon­ti­fi­cal, comme le magis­tère suprême du corps épis­co­pal una­nime s’oppose au magis­tère suprême du pape seul. Le mot « uni­ver­sel » dans l’expression « magis­tère uni­ver­sel » désigne pour lui l’activité simul­ta­née et conjointe du pape et des évêques, dans un sens très géné­ral, qui fait abs­trac­tion de la réunion ou de la dis­per­sion du corps épis­co­pal. Le magis­tère uni­ver­sel, au sens que l’abbé Lucien donne à cette expres­sion, désigne aus­si bien l’activité du pape et des évêques phy­si­que­ment réunis au même endroit lors d’un concile œcu­mé­nique que l’activité du pape et des évêques dis­per­sés par toute la terre et unis par le simple lien moral de leur inten­tion [10].

… qui prête à équivoque

À l’extrême rigueur, l’usage de cette expres­sion, avec le sens pré­cis que lui donne l’abbé Lucien, pour­rait être accep­table, bien qu’il s’agisse là d’une nou­veau­té dont on ne trouve guère de pré­cé­dent ni dans les textes du magis­tère, ni dans la théo­lo­gie. Mais l’expression est à réprou­ver, dans la mesure où elle intro­duit une équi­voque, et donne une inter­pré­ta­tion faus­sée des ensei­gne­ments du concile Vatican I sur l’infaillibilité du magis­tère de l’Église. En effet, le texte de la consti­tu­tion Dei Filius parle d’un « magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel », dont il oppose l’enseignement à celui du « juge­ment solen­nel ». Dans ce pas­sage, le mot « uni­ver­sel » a un sens très pré­cis, qui n’a abso­lu­ment rien à voir avec le sens que vou­drait lui don­ner l’abbé Lucien, et il désigne le magis­tère du corps épis­co­pal dis­per­sé par toute la terre par oppo­si­tion au magis­tère du concile œcu­mé­nique, c’est-à-dire du corps épis­co­pal ras­sem­blé. Pour s’en convaincre, il suf­fit de se repor­ter aux actes authen­tiques du concile Vatican I, où l’on trouve les décla­ra­tions de la Députation de la foi (c’est-à-dire de l’organisme char­gé de repré­sen­ter l’autorité du pape lors des débats conci­liaires) qui expliquent en quel sens le mot « uni­ver­sel » a été adop­té dans le texte final de la consti­tu­tion. Un amen­de­ment ayant pro­po­sé d’ajouter aux mots « magis­tère ordi­naire » les qua­li­fi­ca­tifs de « public » et d’« uni­ver­sel », la Députation de la foi jugea inutile l’addition du mot « public » mais elle invi­ta le concile à adop­ter l’addition du mot « uni­ver­sel », qui fut voté à l’unanimité, moins une ou deux voix. Le rap­por­teur de la Députation, Mgr Martin, explique en ces termes le sens de cet ajout : « Ce mot uni­ver­sale signi­fie d’ailleurs à peu près la même chose que les termes employés par Sa Sainteté dans sa Lettre apos­to­lique, à savoir le magis­tère de toute l’Église dis­per­sée sur la terre » [11]. Le rap­por­teur ajoute un peu plus loin que cette Lettre apos­to­lique était celle que Pie IX avait adres­sée le 21 décembre 1863 à l’archevêque de Munich, la lettre Tuas liben­ter. Or Pie IX parle bien dans ce texte du « magis­tère ordi­naire de toute l’Église répan­due dans l’univers ». Comme le remarque le père Vacant, dans une étude clas­sique, qui fait auto­ri­té sur la ques­tion : « Ce magis­tère est le mode d’enseignement qui s’exerce par toute l’Église, tan­dis que les juge­ments des conciles sont pro­mul­gués en un lieu don­né » [12]. Et de conclure : « La plu­part des théo­lo­giens qui ont écrit depuis le concile du Vatican avaient recon­nu dans ce qu’il nomme le magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel le même magis­tère que la Lettre de Pie IX appelle le magis­tère ordi­naire de toute l’Église dis­per­sée sur la terre. Maintenant que nous pos­sé­dons les actes authen­tiques du concile du Vatican, on ne peut plus dou­ter de cette iden­ti­té, puisqu’elle a été affir­mée dans les décla­ra­tions qui ont ame­né le vote de ce pas­sage de notre consti­tu­tion [13]. »

De l’équivoque au postulat

Un simple fait est digne de remarque : dans toute son étude, l’abbé Lucien ne cite jamais ni la Lettre Tuas liben­ter du pape Pie IX, ni les décla­ra­tions de la Députation de la foi, telles qu’elles figurent dans les actes authen­tiques du concile Vatican I. Ces textes contre­disent ouver­te­ment l’explication fausse qu’il donne du pas­sage de la consti­tu­tion Dei Filius. Ce pas­sage dit exac­te­ment ceci : « On doit croire de foi divine et catho­lique tout ce qui est conte­nu dans la Parole de Dieu, écrite ou trans­mise par la Tradition, et que l’Église pro­pose à croire comme divi­ne­ment révé­lé, soit par un juge­ment solen­nel, soit par son magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel. » (DS 3011.) D’après les expli­ca­tions que nous venons de don­ner, ce texte dis­tingue entre le magis­tère du corps épis­co­pal réuni en concile et le magis­tère du corps épis­co­pal dis­per­sé par toute la terre. L’abbé Lucien lit ce texte en don­nant au mot « uni­ver­sel » le sens géné­rique qui fait abs­trac­tion de l’état de réunion ou de dis­per­sion du corps épis­co­pal. Le « magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel » est à ses yeux le magis­tère suprême du corps épis­co­pal, aus­si bien réuni en concile qu’à l’état de dis­per­sion, et tel qu’il s’exerce selon un mode ordi­naire, par oppo­si­tion au magis­tère suprême du même corps épis­co­pal, tel qu’il s’exerce selon le mode d’un juge­ment solen­nel, ce qui n’a lieu que lorsque le corps épis­co­pal est ras­sem­blé : « La qua­li­fi­ca­tion ordi­naire pour l’exercice du magis­tère uni­ver­sel s’oppose à juge­ment solen­nel. Elle ne s’identifie donc pas avec l’état de dis­per­sion du magis­tère uni­ver­sel. Rien ne s’oppose donc à ce qu’un concile œcu­mé­nique exerce le magis­tère ordi­naire suprême selon le mode ordi­naire et en enga­geant l’infaillibilité [14]. » Voilà pour­quoi, selon l’abbé Lucien, le concile Vatican II a pu don­ner des ensei­gne­ments infaillibles. En effet, comme l’a expli­ci­te­ment décla­ré Paul VI, ce concile « a évi­té de pro­mul­guer des défi­ni­tions dog­ma­tiques solen­nelles enga­geant l’infaillibilité », mais il a cepen­dant « muni ses ensei­gne­ments de l’autorité du magis­tère ordi­naire suprême » [15]. Si l’on s’en tient au pos­tu­lat de l’abbé Lucien, on peut conclure de là que, même si les ensei­gne­ments de ce concile ne se pré­sen­taient pas comme des défi­ni­tions infaillibles enga­geant l’infaillibilité du magis­tère suprême uni­ver­sel selon le mode solen­nel, ils équi­valent cepen­dant à l’exercice infaillible du magis­tère uni­ver­sel selon le mode ordinaire. 

b) Définir ou transmettre

Le tour est joué, mais c’est un mau­vais tour de passe-​passe. Il suf­fît de lire la Lettre Tuas liben­ter pour se rendre compte que l’abbé Lucien ne parle pas du tout le même lan­gage que le pape Pie IX. Le magis­tère de l’Église peut ensei­gner de manière infaillible dans trois cir­cons­tances dif­fé­rentes : lorsque le pape parle seul ex cathe­dra ; lorsque le pape, à la tête des évêques ras­sem­blés autour de lui, publie les juge­ments solen­nels d’un concile œcu­mé­nique ; lorsque le pape, à la tête des évêques dis­per­sés dans toute la terre (cha­cun à la tête de son dio­cèse), prêche dans le cadre du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel. Entre ces trois cir­cons­tances, nous trou­vons une dif­fé­rence réelle modale impar­faite [16] : c’est la dif­fé­rence qui existe entre trois manières d’être réel­le­ment dis­tinctes, pour un seul et même sujet, comme par exemple la dis­tinc­tion qui existe entre le fait d’être assis, cou­ché ou debout pour un seul et même homme. Si nous nous pla­çons de ce point de vue du sujet, c’est tou­jours l’Église ensei­gnante qui est infaillible, à tra­vers le corps épis­co­pal dont le pape est l’unique chef suprême ; mais cette Église ensei­gnante est infaillible de deux manières réel­le­ment dis­tinctes, c’est-à-dire tan­tôt lorsqu’elle s’exprime par la bouche du corps épis­co­pal ras­sem­blé en concile, et tan­tôt lorsqu’elle s’exprime par la bouche du corps épis­co­pal dis­per­sé dans tout l’univers. La dif­fé­rence qui existe entre les deux est sans doute celle qui existe entre deux manières dif­fé­rentes pour un seul et même sujet d’enseigner infailli­ble­ment, mais c’est une dif­fé­rence bien réelle, et non une simple dif­fé­rence de raison.

Une double différence réelle : deux sujets et deux objets

Cette dif­fé­rence réelle est d’abord, comme nous venons de le mon­trer en nous appuyant sur les ensei­gne­ments du pape Pie IX, la dif­fé­rence qui existe entre deux façons dis­tinctes, pour un même sujet, d’exercer son acte. Mais cette dif­fé­rence réelle modale s’explique elle-​même en rai­son d’une autre dif­fé­rence au niveau de l’objet for­mel de l’acte. Dans la Lettre Tuas liben­ter, le pape Pie IX explique plus pré­ci­sé­ment quelle est la dif­fé­rence qui existe entre les juge­ments solen­nels des conciles œcu­mé­niques et la pré­di­ca­tion du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel en disant que cette dif­fé­rence est celle qui existe entre l’acte d’une défi­ni­tion et l’acte d’une trans­mis­sion. « S’il s’agissait de cette sou­mis­sion qui doit se mani­fes­ter par l’acte de foi divine », dit-​il, « elle ne sau­rait être limi­tée à ce qui a été défi­ni par les décrets exprès des conciles œcu­mé­niques […], mais elle doit aus­si s’étendre à ce que le magis­tère ordi­naire de toute l’Église répan­due dans l’univers trans­met comme divi­ne­ment révé­lé » (DS 2879). Il y a une dif­fé­rence entre une défi­ni­tion et une trans­mis­sion, et c’est la dif­fé­rence qui existe entre deux objets for­mels dis­tincts [17].

La confusion de l’abbé Lucien

Si, comme le fait l’abbé Lucien [18], on affirme, en se pla­çant de ce deuxième point de vue de l’objet de l’acte, que la dif­fé­rence qui existe entre les juge­ments solen­nels des conciles œcu­mé­niques et l’exercice du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel est pure­ment acci­den­telle, on sup­pose par le fait même que ces deux actes cor­res­pondent au même objet for­mel, sous deux moda­li­tés acci­den­tel­le­ment dis­tinctes. On a donc affaire dans les deux cas à l’acte d’une défi­ni­tion, et la dif­fé­rence consiste seule­ment en ce que les juge­ments solen­nels com­portent des solen­ni­tés par­ti­cu­lières dans l’expression ver­bale d’une doc­trine direc­te­ment affir­mée comme révé­lée, tan­dis que le magis­tère ordi­naire s’exprime sans recou­rir à ces solen­ni­tés. Et c’est exac­te­ment ce qu’affirme l’abbé Lucien [19]. Il peut, selon lui, y avoir l’exercice d’un magis­tère ordi­naire dans le cadre d’un concile œcu­mé­nique, lorsque ce der­nier pro­cède à des défi­ni­tions sous un mode qui n’implique aucune solen­ni­té par­ti­cu­lière au niveau de l’expression.

Cette expli­ca­tion ne tient pas, car elle est contre­dite par l’enseignement expli­cite du pape Pie IX, dans la Lettre Tuas liben­ter. Si on se place du point de vue de l’objet de l’acte (et non plus seule­ment du point de vue du sujet), il y a une dif­fé­rence essen­tielle entre les juge­ments solen­nels d’un concile œcu­mé­nique et l’exercice du magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel. Dans le pre­mier cas, on a affaire à l’acte du corps épis­co­pal ras­sem­blé autour du pape, qui pro­cède à une défi­ni­tion solen­nelle. Dans le second cas, on a affaire à l’acte du corps épis­co­pal dis­per­sé par toute la terre et mora­le­ment uni au pape, qui exerce la trans­mis­sion du dépôt révé­lé. Le mode solen­nel n’est donc pas acci­den­tel à la défi­ni­tion [20] et il s’oppose essen­tiel­le­ment au mode ordi­naire. Ces deux moda­li­tés, solen­nelle et ordi­naire, cor­res­pondent à deux actes essen­tiel­le­ment dis­tincts [21].

Vatican II n’est pas l’expression d’un magistère infaillible

Le concile Vatican II a été un concile œcu­mé­nique légi­ti­me­ment convo­qué, organe pos­sible d’éventuels juge­ments solen­nels infaillibles. Mais en tant que concile, c’est-à-dire en tant que corps épis­co­pal ras­sem­blé, il ne pou­vait abso­lu­ment pas équi­va­loir à un magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel. Et d’autre part, le pape Paul VI ayant expli­ci­te­ment renon­cé à exer­cer dans ce concile des juge­ments solen­nels, les ensei­gne­ments de Vatican II ne sont nul­le­ment ceux d’un magis­tère pro­pre­ment infaillible [22].

3) Vatican II : un organe du magistère suprême, simplement authentique ?

L’abbé Lucien pense pou­voir prou­ver que Vatican II a cor­res­pon­du à l’exercice d’un magis­tère pro­pre­ment dit, même non-​infaillible, dans la mesure où les ensei­gne­ments de ce concile se sont vou­lus doc­tri­naux, et il avance deux argu­ments pour éta­blir ce der­nier point. D’abord un argu­ment posi­tif : les décla­ra­tions du pape Jean XXIII affir­me­raient cette nature doc­tri­nale des ensei­gne­ments conci­liaires. Ensuite un argu­ment néga­tif : l’intention pas­to­rale du concile n’exclurait pas la nature doc­tri­nale des ensei­gne­ments conci­liaires [23].

3.1) Les déclarations de Jean XXIII

L’abbé Lucien donne des extraits du dis­cours d’ouverture du concile Vatican II, pro­non­cé par le pape Jean XXIII. Mais ces cita­tions sont par­tielles, et elles ne donnent pas une idée exacte de la pen­sée de Jean XXIII. Si l’on se reporte à l’intégralité du dis­cours, tel qu’il fut publié dans la Documentation catho­lique [24], on s’aperçoit que le pape Jean XXIII n’a pas vou­lu réunir ce concile pour pro­po­ser un ensei­gne­ment doc­tri­nal : « Nous n’avons pas non plus comme pre­mier but », dit-​il, « de dis­cu­ter de cer­tains cha­pitres fon­da­men­taux de la doc­trine de l’Église, et donc de répé­ter plus abon­dam­ment ce que les Pères et les théo­lo­giens anciens et modernes ont déjà dit. Cette doc­trine, nous le pen­sons, vous ne l’ignorez pas, et elle est gra­vée dans vos esprits. En effet, s’il s’était agi uni­que­ment de dis­cus­sions de cette sorte, il n’aurait pas été besoin de réunir un concile œcu­mé­nique. » Le pape a plu­tôt réuni ce concile afin de pré­sen­ter la doc­trine dans une forme nou­velle : « Il faut que […] cette doc­trine cer­taine et immuable, qui doit être res­pec­tée fidè­le­ment, soit appro­fon­die et pré­sen­tée de la façon qui répond aux exi­gences de notre époque. En effet, autre est le dépôt lui-​même de la foi, c’est-à-dire les véri­tés conte­nues dans notre véné­rable doc­trine, et autre est la forme sous laquelle ces véri­tés sont énon­cées, en leur conser­vant tou­te­fois le même sens et la même por­tée. Il fau­dra atta­cher beau­coup d’importance à cette forme et tra­vailler patiem­ment, s’il le faut, à son éla­bo­ra­tion ; et on devra recou­rir à une façon de pré­sen­ter qui cor­res­pond mieux à un ensei­gne­ment de carac­tère sur­tout pas­to­ral. » Jean XXIII repren­dra d’ailleurs la même idée, et de façon beau­coup plus pré­cise, dans une allo­cu­tion adres­sée au Sacré Collège le 23 décembre 1962. Il dit alors : « L’objet essen­tiel — disions-​nous dans ce dis­cours d’ouverture solen­nelle du Concile — n’est donc pas une dis­cus­sion sur tel ou tel article de la doc­trine fon­da­men­tale de l’Église, dis­cus­sion qui repren­drait lar­ge­ment l’enseignement des Pères et des théo­lo­giens anciens et modernes ; pour une pareille entre­prise, en véri­té, on n’avait pas besoin d’un concile. Mais cette [doc­trine] doit être étu­diée et expo­sée sui­vant les modes de recherche et de for­mu­la­tion lit­té­raire de la pen­sée moderne, en se réglant, pour les formes et les pro­por­tions, sur les besoins d’un magis­tère dont le carac­tère est sur­tout pas­to­ral [25] »

Fort des cita­tions très par­tielles qu’il donne du dis­cours du 11 octobre 1962, l’abbé Lucien pense pou­voir conclure ain­si : « Il est donc cer­tain qu’en pour­sui­vant un but pas­to­ral, le concile Vatican II n’a abso­lu­ment pas renon­cé à être for­mel­le­ment doc­tri­nal [26]. » En réa­li­té, quand on lit la teneur exacte des pro­pos de Jean XXIII, une pareille cer­ti­tude semble bien devoir être sérieu­se­ment mise en cause. Sans doute, loin d’exclure un ensei­gne­ment doc­tri­nal, une « inten­tion pas­to­rale », au sens habi­tuel et tra­di­tion­nel du terme, le réclame et le favo­rise : au sens où l’intention pas­to­rale se défi­nit comme le sou­ci du salut des âmes et de l’intégrité de leur foi, il est bien évident qu’une telle inten­tion va de pair avec le sou­ci de pré­ci­ser et de défendre la doc­trine, qui est le moyen pri­mor­dial grâce auquel les âmes pour­ront se sau­ver. Cependant, le pape Jean XXIII défi­nit cette « inten­tion pas­to­rale » dans un sens abso­lu­ment nou­veau, et qui n’est pas sans impli­quer de graves ambi­guï­tés : il s’agit désor­mais d’exposer la doc­trine non plus en fonc­tion du salut des âmes et de l’intégrité de leur foi, mais « sui­vant les modes de recherche et de for­mu­la­tion lit­té­raire de la pen­sée moderne ». Quand on sait l’opposition irré­duc­tible qui existe entre la pen­sée moderne et la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Église [27], un tel pro­pos a de quoi lais­ser per­plexe. La belle cer­ti­tude de l’abbé Lucien s’en trouve quand même assez for­te­ment ébran­lée et nous pou­vons bien craindre qu’en pour­sui­vant un tel but pas­to­ral le concile Vatican II ait renon­cé d’avance à être for­mel­le­ment doctrinal.

3.2) L’intention pastorale n’exclut pas l’enseignement doctrinal

L’argument néga­tif avan­cé par l’abbé Lucien perd donc lui aus­si toute sa consis­tance. En bonne phi­lo­so­phie, on dit que la fin déter­mine la forme. Le but d’un acte déter­mine d’avance la nature de cet acte. L’intention d’un concile déter­mine donc la nature des ensei­gne­ments de ce concile. Une inten­tion pas­to­rale au sens tra­di­tion­nel du terme n’exclut pas des ensei­gne­ments doc­tri­naux et pro­pre­ment magis­té­riels, bien au contraire. Mais une inten­tion pas­to­rale, au sens nou­veau indi­qué par Jean XXIII, exclut que les ensei­gne­ments du concile Vatican II soient des ensei­gne­ments doc­tri­naux et pro­pre­ment magis­té­riels, ou donne du moins des rai­sons sérieuses d’en douter.

3.3) Une mauvaise tautologie

Ajoutons pour finir que l’abbé Lucien ne répond pas à l’objection qui lui est faite.

On peut objec­ter en effet que le concile Vatican II ne s’est pas expri­mé avec une auto­ri­té pro­pre­ment magis­té­rielle, et ceci pour deux motifs. D’abord à cause de l’intention pas­to­rale, au sens nou­veau indi­qué par Jean XXIII et qui semble dif­fi­ci­le­ment conci­liable avec l’exercice d’un magis­tère ecclé­sias­tique pro­pre­ment dit. Ensuite dans la mesure où on trouve dans les ensei­gne­ments de ce concile des affir­ma­tions qu’il est impos­sible, ou du moins très dif­fi­cile, de conci­lier avec les défi­ni­tions dog­ma­tiques et les ensei­gne­ments infaillibles de la Tradition anté­rieure. Parmi ces ensei­gne­ments contraires à la Tradition, les prin­ci­paux, ceux dont l’opposition au magis­tère tra­di­tion­nel de l’Église est la plus mani­feste, sont ren­fer­més dans la décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse, le décret Unitatis redin­te­gra­tio sur l’œcuménisme et la consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes. Le pre­mier de ces trois textes contre­dit l’enseignement des papes Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos et Pie IX dans l’encyclique Quanta cura [28]. Le deuxième texte contre­dit l’enseignement du pape Pie XI dans l’encyclique Mortalium ani­mos [29]. Le troi­sième contre­dit toute la doc­trine sociale de l’Église, sur le règne du Christ Roi, telle qu’elle se retrouve dans l’encyclique Immortale Dei du pape Léon XIII et dans l’encyclique Quas pri­mas du pape Pie XI [30]. Or, le magis­tère ecclé­sias­tique est par défi­ni­tion un magis­tère tra­di­tion­nel [31] et l’enseignement de ce magis­tère est donc constant ; cette constance est consta­table non seule­ment par la rai­son éclai­rée par la foi mais même par la seule rai­son, par les lumières du sens com­mun. Si la pré­di­ca­tion des hommes d’Église contre­dit celle de tous leurs pré­dé­ces­seurs sur des points qui concernent direc­te­ment la sub­stance du mes­sage révé­lé, cette pré­di­ca­tion ne peut en aucun cas reven­di­quer l’autorité du magis­tère divi­ne­ment ins­ti­tué. En cas de dis­con­ti­nui­té au niveau de l’objet de la pré­di­ca­tion, on a le devoir de conclure que l’acte de cette pré­di­ca­tion n’est pas l’acte du magis­tère de l’Église ; les hommes qui exercent cette pré­di­ca­tion (c’est-à-dire le sujet de cet acte) res­tent ce qu’ils sont jusqu’à preuve indu­bi­table du contraire : ce sont des hommes d’Église, évêques ou papes légi­times, qui pos­sèdent la fonc­tion et l’autorité du magis­tère ecclé­sias­tique. Mais en l’occurrence ils ne peuvent pas s’appuyer sur une telle auto­ri­té pour impo­ser leur pré­di­ca­tion comme celle du magis­tère de l’Église, car celle-​ci n’est pas la pré­di­ca­tion constante et immuable des véri­tés révé­lées par le Christ. Puisque les ensei­gne­ments du concile Vatican II sont en rup­ture avec la Tradition bimil­lé­naire de l’Église, au moins sur les trois points sub­stan­tiels que nous avons indi­qués plus haut, ces ensei­gne­ments ne peuvent pas être les ensei­gne­ments d’un magis­tère ecclé­sias­tique pro­pre­ment dit.

L’abbé Lucien nous répond que ce serait mini­mi­ser le rôle du magis­tère sim­ple­ment authen­tique. En effet, rappelle-​t-​il, même si un concile n’est pas infaillible, il reste qu’il peut s’exercer avec l’autorité d’un magis­tère sim­ple­ment authen­tique [32]. Cette réponse énonce sans doute une véri­té d’ordre géné­ral (une pos­si­bi­li­té), mais elle ne résout rien du tout, puisque la ques­tion à laquelle elle est cen­sée répondre est jus­te­ment celle où l’on se demande si cette véri­té d’ordre géné­ral peut s’appliquer dans le cas de Vatican II. Nous avons de sérieuses rai­sons de dou­ter que Vatican II ait cor­res­pon­du à l’exercice d’un magis­tère pro­pre­ment dit, infaillible ou non, et il ne sert à rien de répondre que, de toute façon, Vatican II cor­res­pond au moins à l’exercice d’un magis­tère non-​infaillible et sim­ple­ment authentique.

Il y a là un sophisme [33]. L’abbé Lucien nous dit que Vatican II a fait acte de magis­tère,… parce qu’un concile œcu­mé­nique est le sujet qui a la capa­ci­té requise pour exer­cer l’acte de magis­tère [34]. Normalement, oui : si on a affaire à un concile œcu­mé­nique légi­ti­me­ment convo­qué, on doit pré­su­mer, habi­tuel­le­ment, dans des cir­cons­tances nor­males, que le concile va pas­ser comme tel à l’acte, et que les ensei­gne­ments qui vont être publiés par ce concile seront les ensei­gne­ments d’un véri­table magis­tère. Cependant, cette pré­somp­tion est légi­time pour autant que nous n’avons pas la preuve expli­cite et mani­feste du contraire. Or, cette preuve inter­vient jus­te­ment lorsque les ensei­gne­ments du concile en ques­tion sont en contra­dic­tion mani­feste avec l’enseignement du magis­tère ecclé­sias­tique anté­rieur : c’est le fameux cri­tère néga­tif [35] qui doit nous conduire à nier qu’il y ait eu, dans le cas pré­cis de Vatican II, l’exercice d’un véri­table magis­tère, l’exercice d’un concile qui serait pas­sé comme tel à l’acte. Même s’il arrive ordi­nai­re­ment et la plu­part du temps qu’un concile œcu­mé­nique fasse acte de magis­tère, il n’est pour­tant pas mathé­ma­ti­que­ment néces­saire que tout concile œcu­mé­nique passe comme tel à l’acte et exerce tou­jours un acte de magis­tère : le cas d’exception reste pos­sible, même s’il est rare (une fois sur vingt-​et-​un conciles œcu­mé­niques), et c’est jus­te­ment ce qui est arri­vé avec Vatican II : contra fac­tum non fit argu­men­tant.

4) Un texte qui n’a pas vieilli

Au moment où, de l’aveu même d’un prêtre membre de la Fraternité Saint-​Pierre, « l’urgence des dis­cus­sions sur Vatican II » appa­raît comme une évi­dence, il n’est pas sans inté­rêt de relire l’introduction au livre J’accuse le concile, paru en 1976 et qui ras­semble le texte des inter­ven­tions par les­quelles, lors du concile Vatican II, Mgr Lefebvre a dénon­cé les erreurs graves, contraires à l’enseignement constant du magis­tère tra­di­tion­nel, et qui ont été ensuite adop­tées par les décrets conciliaires.

Pourquoi ce titre « J’accuse le Concile » ? Parce que nous sommes fon­dés à affir­mer, par des argu­ments tant de cri­tique interne que de cri­tique externe, que l’esprit qui a domi­né au Concile et en a ins­pi­ré tant de textes ambi­gus et équi­voques et même fran­che­ment erro­nés, n’est pas l’Esprit Saint, mais l’esprit du monde moderne, esprit libé­ral, teil­har­dien, moder­niste, oppo­sé au règne de Notre Seigneur Jésus-​Christ. Toutes les réformes et orien­ta­tions offi­cielles de Rome sont deman­dées et impo­sées au nom du Concile. Or, ces réformes et orien­ta­tions sont toutes de ten­dance fran­che­ment pro­tes­tante et libé­rale. C’est dès le Concile que l’Église ou du moins les hommes d’Église occu­pant les postes clés, ont pris une orien­ta­tion net­te­ment oppo­sée à la Tradition, soit au magis­tère offi­ciel de l’Église. (…) Le Concile a été détour­né de sa fin par un groupe de conju­rés et il nous est impos­sible d’entrer dans cette conju­ra­tion, quand bien même il y aurait beau­coup de textes satis­fai­sants dans ce Concile. Car les bons textes ont ser­vi pour faire accep­ter les textes équi­voques, minés, pié­gés. Il nous reste une seule solu­tion : aban­don­ner ces témoins dan­ge­reux pour nous atta­cher fer­me­ment à la Tradition, soit au magis­tère offi­ciel de l’Église pen­dant vingt siècles.

MGR LEFEBVRE, J’accuse le concile, p. 9–11.

Voilà com­ment il fau­drait, selon nous, « résoudre, dans la paix, la cha­ri­té, et la véri­té, les pro­blèmes sus­ci­tés par le concile Vatican II et arti­fi­ciel­le­ment entre­te­nus de nos jours par le Diable (le Diviseur), pour le plus grand mal­heur de l’Église et des fidèles [36].

Source : Courrier de Rome n° 515 – sep­tembre 2009

Notes de bas de page
  1. ABBÉ BERNARD LUCIEN , « Les degrés d’autorité du magis­tère » dans Tu es Petrus – Revue des amis de la Fraternité Saint Pierre, n° 122 (avril 2009), p. 45–51[]
  2. ABBÉ BERNARD LUCIEN , « Les degrés d’autorité du magis­tère », La Nef, 2007. Voir en par­ti­cu­lier le cha­pitre VI, p. 135–189. Nous avons don­né une ana­lyse de cette réflexion dans le jour­nal Courrier de Rome – Sì Sì No No de février 2008, p. 1–6, sous le titre : « À pro­pos de saint Vincent de Lérins ».[]
  3. ABBÉ LUCIEN, article cité, p. 45[]
  4. ABBÉ LUCIEN, article cité, p. 49[]
  5. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51.[]
  6. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51, note 15.[]
  7. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51, note 16.[]
  8. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51.[]
  9. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51, note 18.[]
  10. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 46.[]
  11. MGR MARTIN , « Discours du 6 avril 1870 » dans J. D. Mansi, Sacrorum conci­lio­rum nova et amplis­si­ma col­lec­tio, Paris, Hubert Welter, 1903, tome 51, colonne 322, A17-​C1.[]
  12. ABBÉ JEAN-​MICHEL VACANT, « Études théo­lo­giques sur les consti­tu­tions du concile du Vatican », vol. 2, 1895, n° 624, p. 92.[]
  13. ID ., ibi­dem, n° 622, p. 91.[]
  14. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 49[]
  15. PAUL VI, « Audience du 12 jan­vier 1966 » dans DC n° 1466 (6 mars 1966), col. 418–420.[]
  16. Sur cette ques­tion, le lec­teur peut se repor­ter aux expli­ca­tions que donne JACQUES RAMIREZ , O . P., De ana­lo­gia, t. 2, n° 467, Instituto de filo­so­fia Luis Vives, Madrid, 1971, p. 821–823.[]
  17. Nous avons expli­qué plus en détail la nature pré­cise de cette dif­fé­rence, en nous appuyant sur l’étude du PÈRE VACANT, dans le jour­nal Courrier de RomeSì Sì No No de mai 2009, dans un article inti­tu­lé : « Pour une juste rééva­lua­tion de Vatican II : le magis­tère et la Tradition clai­re­ment défi­nis », p. 4.[]
  18. ABBÉ LUCIEN , article cité, p.46.[]
  19. Abbé Lucien, article cité, p. 49, note 11.[]
  20. La solen­ni­té qui est le carac­tère propre et néces­saire d’une défi­ni­tion, et qui suf­fit à dis­tin­guer celle-​ci de l’exercice du magis­tère ordi­naire, n’est pas une solen­ni­té pure­ment maté­rielle, qui se rédui­rait à un mode d’expression ou aux cir­cons­tances solen­nelles dans les­quelles se pro­duit l’intervention du magis­tère conci­liaire : le grand appa­rat avec lequel les décrets sont publiés (si par exemple le pape porte la tiare, et s’il est entou­ré de tous les évêques en mitre et en chape) ; le lieu ou le temps de cette publi­ca­tion (si par exemple c’est dans la basi­lique Saint-​Pierre du Vatican ou si c’est après une neu­vaine de prières ou de jeûne) ; le grand concours de peuple ; le reten­tis­se­ment média­tique. Il s’agit d’une solen­ni­té for­melle, et elle équi­vaut au fait que la défi­ni­tion mani­feste en tant que telle, avec la plus grande visi­bi­li­té pos­sible, qu’une pro­po­si­tion dog­ma­tique est for­mel­le­ment incluse dans le dépôt révé­lé. Comme nous l’avons expli­qué dans l’article paru dans le numé­ro de mai 2009 de ce jour­nal, la défi­ni­tion a en effet pour objet direct d’indiquer expli­ci­te­ment cette inclu­sion, tan­dis que le magis­tère ordi­naire l’exprime de façon impli­cite et indi­recte, en se conten­tant d’énoncer direc­te­ment les termes mêmes de la pro­po­si­tion for­mel­le­ment révé­lée.[]
  21. Cela se peut, même si on admet, (comme le fait JOACHIM SALAVERRI S . J ., De Ecclesia , thèse 13, n° 546 dans Sacra theo­lo­giæ sum­ma, t. 1 : « Theologia fun­da­men­ta­lis », Biblioteca de autores cris­tia­nos, Madrid, 1962, p. 667), que, du point de vue du sujet, la dif­fé­rence réelle modale impar­faite qui existe entre le corps épis­co­pal ras­sem­blé ou dis­per­sé équi­vaut à une dif­fé­rence acci­den­telle. Un seul et même sujet peut en effet exer­cer dans des cir­cons­tances qui ne sont qu’accidentellement dif­fé­rentes des actes spé­ci­fi­que­ment dif­fé­rents : Pierre peut par­ler debout ou cou­ché, mais il peut aus­si par­ler debout et dor­mir cou­ché.[]
  22. Cela n’empêche pas que ce concile ait pu [dato non conces­so] réaf­fir­mer des ensei­gne­ments déjà ensei­gnés aupa­ra­vant par le magis­tère infaillible anté­rieur ; mais c’est une autre ques­tion, qu’il fau­drait exa­mi­ner pour elle-​même. Nous exa­mi­nons seule­ment ici la ques­tion pré­cise de l’infaillibilité du concile Vatican II en tant que tel.[]
  23. Abbé Lucien, article cité, p. 49–50.[]
  24. JEAN XXIII, « Discours d’ouverture, 11 octobre 1962 » dans DC n° 1387 (4 novembre 1962), col. 1382–1383.[]
  25. DC n° 1391 (6 jan­vier 1963), col. 101.[]
  26. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 50[]
  27. Le lec­teur peut se repor­ter à ce sujet au numé­ro de juillet-​août 2009 du Courrier de Rome – Sì Sì No No, p. 5–6.[]
  28. Pour une étude plus détaillée de cette ques­tion, on pour­ra se repor­ter au livre de MGR LEFEBVRE, « Mes doutes sur la liber­té reli­gieuse », Clovis, 2000.[]
  29. Pour une étude plus détaillée de cette ques­tion, on pour­ra se repor­ter au livre de Mgr Lefebvre, « C’est moi l’ac­cu­sé qui devrait vous juger », Fideliter, 1994.[]
  30. Pour une étude plus détaillée de cette ques­tion, on pour­ra se repor­ter au livre de Mgr Lefebvre, « Ils L’ont décou­ron­né », Fideliter, 1987.[]
  31. Voir à ce sujet le numé­ro de février 2008 du Courrier de Rome — Si Si No No.[]
  32. Abbé Lucien, article cité, p. 50. À la page 51, notre auteur va plus loin, en disant que même si un concile n’est pas infaillible selon le mode d’un juge­ment solen­nel, il reste qu’il s’exerce avec l’autorité d’un magis­tère infaillible selon le mode ordi­naire. C’est la reprise de l’explication faus­sée que nous avons ana­ly­sée plus haut, § 2.[]
  33. A posse ad esse non valet illa­tio. Dans son Traité sur la com­pa­rai­son entre le pou­voir du pape et celui du concile, cha­pitre XXVII, n° 416, Cajetan remarque, à pro­pos d’un rai­son­ne­ment tout dif­fé­rent, mais com­pa­rable sur le point pré­cis qui le vicie, que ce sophisme consiste à pas­ser, de façon toute géo­mé­trique, d’une pro­po­si­tion affir­ma­tive uni­ver­selle à une pro­po­si­tion affir­ma­tive par­ti­cu­lière conte­nue, en concur­rence avec une autre pro­po­si­tion néga­tive contraire, dans cette uni­ver­selle : « sophis­ma conse­quen­tis a super­iore ad suum infe­rius affir­ma­tive ». De la pos­si­bi­li­té uni­ver­selle à l’une plu­tôt qu’à l’autre des réa­li­tés par­ti­cu­lières contraires et éga­le­ment pos­sibles (quoiqu’inégalement pro­bables), l’inférence n’est pas mathé­ma­ti­que­ment néces­saire ni tou­jours légi­time.[]
  34. On retrouve le même sophisme, de manière inver­sée, et à l’appui de la conclu­sion dia­mé­tra­le­ment oppo­sée, dans la thèse sédé­va­can­tiste : Vatican II n’ayant pas accom­pli l’acte d’un véri­table magis­tère tra­di­tion­nel, on en conclut que Vatican II ne fut pas le sujet ayant la capa­ci­té requise pour exer­cer cet acte, et on nie qu’il fut un concile œcu­mé­nique légi­time. On rai­sonne ain­si par déduc­tion sophis­tique a pos­te­rio­ri en pas­sant de « Vatican II n’a pas agi en tant que concile » (vrai) à « Vatican II ne pou­vait pas agir en tant que concile » (faux) puis à « Vatican II ne fut pas en tant que concile » (faux). Et c’est tou­jours le même « mathé­ma­tisme » qui se cache der­rière cette appa­rente rigueur.[]
  35. Voir le numé­ro de mai 2009 du Courrier de Rome — Sì Sì No No, p. 5–6.[]
  36. ABBÉ LUCIEN , article cité, p. 51.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.