Plus un homme entretient ses racines naturelles et surnaturelles, plus il fructifie ; et plus il fructifie, plus ses racines se fortifient.
En période de crise, l’équilibre humain et surnaturel est plus difficile à conserver. L’homme en crise est souvent un homme passionné, émotionnellement perturbé, prêt à tous les excès et à toutes les bévues. Mais il n’y a pas de fatalité : la crise, qu’elle soit personnelle, familiale ou sociétale, peut aussi être l’occasion d’un épanouissement. Or dans la crise sans précédent que l’Eglise et la société traversent depuis plusieurs décennies, un problème d’équilibre s’est fait jour chez les catholiques. Quel est-il ? Il s’agit d’un tiraillement : d’un côté le devoir de résister à la dérive doctrinale et morale ; de l’autre la nécessité de ne pas se replier sur soi. Ce tiraillement peut conduire à deux attitudes opposées : l’une qui consiste, par souci de préservation, à s’enfermer et se replier ; l’autre qui, par souci de plaire, veut être « comme tout le monde » et suit le sens du vent (en l’occurrence une bien vilaine bourrasque). Il est intéressant de remarquer qu’au fond, ces deux attitudes procèdent d’une crainte. La première attitude procède de la crainte d’être emporté par le courant dominant ; la deuxième de la crainte d’être marginalisé. Quelle solution alors ? L’enracinement, précisément, qui doit se faire sur deux niveaux : naturel et surnaturel.
L’enracinement naturel est constitué par trois éléments : le pays, la famille, le métier. Lorsque l’homme possède de fortes attaches dans ces trois domaines, il possède le terreau favorable à son épanouissement naturel : par son attachement à un pays, l’homme se reconnaît participant d’une civilisation envers laquelle il se sent redevable et pour laquelle il est prêt à donner ses forces et sa vie au besoin ; par ses attaches familiales, l’homme reçoit de ses parents l’affection et l’éducation nécessaire à son équilibre personnel ; par son enracinement professionnel l’homme s’épanouit dans son agir, se perfectionne dans un domaine spécifique d’activité[1]. Il est intéressant d’ailleurs de noter que, sous ces trois rapports, les sociétés modernes causent des dégâts importants : l’instabilité géographique qui abîme l’attache au pays et à son terroir ; les lois contraires au mariage qui détruisent les attaches familiales, et enfin l’instabilité professionnelle (dont les formes sont multiples) pour une bonne part ces racines-là ne dépendent pas de nous, puisqu’on ne choisit ni son pays, ni sa famille et que le choix du métier est majoritairement tributaire de paramètres indépendants de notre volonté. Toutefois il est possible de les cultiver et de lutter pour les préserver.
Sur le plan surnaturel, l’enracinement sera tout simplement celui de la vie chrétienne. La réception des sacrements, la pratique des vertus, l’approfondissement de la vie intérieure, le développement des connaissances religieuses : toutes choses qui contribuent à cet enracinement nécessaire pour le chrétien.
Si ce double enracinement, naturel et surnaturel, est bien réalisé, le catholique n’a rien à craindre. Il n’a pas à craindre d’être emporté par le courant de décadence, car il est sûr de ses racines, en lesquelles il a reconnu un vecteur de stabilité profonde et de bonheur. Il n’a pas à craindre d’être marginalisé, car il a compris que l’opinion dominante compte peu, que les valeurs du monde moderne sont fausses et n’apportent ni joie durable ni paix. Disons mieux : non seulement le catholique n’aura rien à craindre, mais il pourra s’ouvrir et rayonner. Saint Thomas l’avait remarqué : « De même qu’il est plus beau d’éclairer que de briller seulement ; ainsi est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement ». Les racines en effet, quand elles sont solides et bien nourries, assurent au végétal son épanouissement au dehors.
Le chrétien n’est pas seulement appelé à ne pas chanceler, ce qui serait une bien étrange manière de concevoir la vie humaine et chrétienne[2] mais à donner du fruit (cf Mat. 13,8). Il faut même affirmer l’influence réciproque des racines sur l’épanouissement : plus un homme entretient ses racines naturelles et surnaturelles, plus il fructifie ; et plus il fructifie, plus ses racines se fortifient. La vie des saints le montre : la profondeur de leur vie intérieure est source de leur apostolat, et leur apostolat leur fait approfondir leur vie intérieure. Voilà donc ce qu’il faut entretenir : un enracinement paisible qui ne craint aucune crise, mais qui fructifie, et qui se fortifie en fructifiant.
Abbé Guillaume Scarcella
Source : Apostol n°153
Illustration : La Cathédrale Saint-Lazare d’Autun.
- II est bien évident que, lorsqu’une femme renonce à un métier pour s’occuper de ses enfants, elle renonce à « l’activité professionnelle » proprement dite pour exercer cette activité plus nécessaire à la société qu’est l’éducation.[↩]
- Pourrait-on concevoir la marche comme une esquive de la chute ? Pourtant beaucoup de chrétiens conçoivent la vie chrétienne d’abord comme une fuite du péché, ce qui n’est guère enthousiasmant.[↩]