L’excommunication du monde n’est pas encore levée

« Deux amours ont fait deux cités. L’amour de Dieu jus­qu’au mépris de soi a fait la cité céleste ; l’a­mour de soi jus­qu’au mépris de Dieu a fait la cité ter­restre ». Saint Augustin, par cette phrase célèbre, met en garde contre l’es­prit du monde, tout en atti­rant au vrai amour, celui qui rend bon les autres amours, l’a­mour de Dieu. Nous devons veiller chaque jour de notre courte vie à res­ti­tuer à Dieu l’a­mour que nous lui avons volé au pro­fit d’autre chose. L’enjeu est de taille.

Esprit de foi et esprit d’erreur

La dif­fé­rence entre le mon­dain et le catho­lique (met­tons qu’il existe un indi­vi­du véri­fiant pure­ment chaque espèce), c’est le rôle moteur ou non de la foi dans la vie. Celui qui n’a pas la foi, ou qui l’a per­due, est mon­dain. Ses espé­rances s’ar­rêtent au niveau de la mer, pour ain­si dire. Le pro­blème se pose de façon plus cru­ciale pour le catho­lique qui a la foi, mais une foi qui n’a pas ou peu de rôle moteur. C’est comme une mise entre paren­thèses de Dieu, des véri­tés sur­na­tu­relles, donc des espé­rances et fina­li­tés sur­na­tu­relles. Comme un livre dans la biblio­thèque que l’on n’ouvre jamais. Pourtant on l’a, ce livre. 

Alors le pro­blème est simple. Celui qui est plu­tôt catho­lique, avec une foi tou­chant le détail de sa vie, va repor­ter son amour, son but, ses espé­rances, sur Dieu prin­ci­pa­le­ment, et aus­si éven­tuel­le­ment sur d’autres choses pour autant qu’elles ne l’é­cartent pas de l’a­mour de Dieu. Il est essen­tiel­le­ment dans la véri­té, qui est Notre Seigneur lui-même. 

Le mon­dain, qui met sa foi entre paren­thèses, va por­ter son atten­tion et son cœur sur ce qui se passe sur la terre. Il ver­ra sou­vent les choses au point de vue humain, par la seule rai­son natu­relle. Il sera donc sou­vent dans l’er­reur, omet­tant de sou­mettre sa rai­son à la lumière de la foi. Cet « oubli », cette mise entre paren­thèses, cette abs­trac­tion de la foi est un esprit d’er­reur, un esprit de men­songe même, c’est au fond l’es­prit du démon qui ne veut fina­le­ment que déta­cher l’homme de Dieu. Cet homme-​ci est mûr alors pour les trois concupiscences.

Esprit de Notre Seigneur, et esprit jouisseur

Quand une âme a un contact plu­tôt vague, abs­trait, avec Dieu, elle se tourne vers autre chose, car le cœur humain est fait pour aimer ; mais l’âme est bles­sée par le péché (ori­gi­nel et per­son­nel). « Tout ce qui est dans le monde est concu­pis­cence de la chair, concu­pis­cence des yeux, orgueil de la vie. » (I Jean 2,16) La foi étant en vacances, la rai­son va faire inévi­ta­ble­ment dévier le cœur vers ces trois concupiscences. 

L’esprit du monde, esprit d’er­reur, va mélan­ger le vrai et le faux et ras­su­rer ain­si le cœur, avec des affir­ma­tions, des rai­son­ne­ments pas néces­sai­re­ment faux consi­dé­rés en soi, c’est-​à-​dire sans la foi. Mais le cœur, lui, sera faus­sé. Exemples : on peut bien s’ac­cor­der des plai­sirs de temps en temps ; faire cela, ce n’est pas un péché ; le bon Dieu est bon ; ce n’est pas intrin­sè­que­ment mau­vais (on entend sou­vent cela au sujet d’in­ter­net) ; il ne faut pas être coin­cé ; je ne veux pas m’ha­biller avec un sac à patates ; ma fian­cée va à la bonne messe ; cette soi­rée (ral­lye…) est orga­ni­sée par un tra­di, etc. 

Le catho­lique s’ef­force de lut­ter avec Notre Seigneur contre ces trois appâts du monde. Il médite sou­vent la pas­sion de Notre Seigneur, il mor­ti­fie sa chair comme Notre Seigneur a vou­lu être bri­sé, déchi­ré dans la sienne ; et ain­si il espère obte­nir par la pure­té du corps une foi plus lumi­neuse et effi­cace, guide d’un amour tou­jours plus fervent de Notre Seigneur, et d’un désir tou­jours plus ardent du ciel. 

Le catho­lique contemple le dénue­ment com­plet de Notre Seigneur dès la crèche et jus­qu’à la croix ; il se détache donc en esprit de l’argent (qu’il en ait ou non), des gad­gets modernes ; il fuit les ima­gi­na­tions vaines, les rêve­ries, les curio­si­tés (les der­nières nou­velles sur Internet par exemple). Il veut que son âme soit riche des dons célestes, et aimant Jésus dépouillé sur sa croix, il se dit que Jésus l’ai­me­ra à son tour et lui com­mu­ni­que­ra les richesses de sa sainte âme. Le catho­lique compte toutes les humi­lia­tions du Sauveur dans sa pas­sion, Lui l’Agneau de Dieu qui se laisse mener et qui tend lui-​même ses bras sur la croix. Il admire la dou­ceur, la misé­ri­corde de Notre Seigneur sur la croix pour ses enne­mis, pour les pécheurs. Il essaie de com­prendre com­ment l’a­néan­tis­se­ment pour ain­si dire de Notre Seigneur fait tant de bien aux âmes. Et il veut suivre son chef dans cette voie, pour lut­ter contre la vani­té, l’in­dé­pen­dance, la suf­fi­sance, la déso­béis­sance, le res­pect humain sur­tout ; il tâche de s’a­bais­ser devant les autres, autant qu’il est pos­sible conve­na­ble­ment, il sent que par là l’of­frande d’a­mour de Notre Seigneur à son Père péné­tre­ra sa volon­té et pas­se­ra, comme le flam­beau, à d’autres. 

Le mon­dain, hélas, est loin de tout cela. S’il n’é­tait que pécheur, ce se-​rait dif­fé­rent. Le catho­lique aus­si est un pécheur, plus que le mon­dain par­fois. Mais le cœur du mon­dain est pris dans les filets des biens du monde pas vus dans la lumière de la foi. Dans le noir, le mon­dain va alors sou­vent per­sé­cu­ter le catho­lique, comme l’an­nonce Notre Seigneur dans les Béatitudes.

Esprit de victoire et esprit de persécution

Le catho­lique, le juste, vit de la foi. Le mon­dain vit sans la foi, même s’il l’a. Le catho­lique oriente réso­lu­ment sa vie vers le ciel par la croix ; le mon­dain se laisse ber­cer au fil des trois concu­pis­cences. Mais les deux vivent ensemble, dans le même monde, dans la même ville, la même famille, la même école, la même paroisse. Le catho­lique est un reproche per­ma­nent pour le mon­dain. « Parce que vous n’êtes pas du monde et que je vous ai choi­sis du milieu du monde, à cause de cela le monde vous hait », dit Notre Seigneur. Le mon­dain, avec son cœur faus­sé, se trompe sur le catho­lique, en fait un bigot, un attar­dé, un coin­cé, un mora­li­sa­teur, un inté­griste, un raciste, un rabat-​joie, un triste sire, un naïf, un sur­na­tu­ra­liste, un dépres­sif. Le mon­dain sent que le catho­lique a rai­son, il voit qu’il a un but, qu’il agit en ver­tu d’un prin­cipe, ce qu’il ne fait pas lui-​même. Il tem­po­ri­se­ra ou atta­que­ra, selon les cir­cons­tances. « Quoi que nous fas­sions, dit saint François de Sales, le monde nous fera tou­jours la guerre. Il étu­die­ra tous nos mou­ve­ments ; et pour une parole un peu vive, il pro­tes­te­ra que nous sommes insup­por­tables. Il pren­dra pour ava­rice le soin de nos affaires, et il appel­le­ra notre dou­ceur niai­se­rie. Mais quand il s’a­git des enfants du siècle, la colère est géné­reuse, l’a­va­rice sage éco­no­mie, et les manières trop libres une hon­nête conversation. » 

Le catho­lique courbe le dos et conti­nue fer­me­ment son che­min, inva­riable dans ses réso­lu­tions. Il sait que « notre vic­toire sur le monde, c’est notre foi » (I Jean 5,4), et s’at­tache avec per­sé­vé­rance à tous ses devoirs. Il se sépare du monde, de son esprit d’er­reur, de ses attraits, sup­porte les oppo­si­tions avec éga­li­té d’âme. Il sait qu’il est pécheur, mais il tâche de s’en soi­gner, il ne se cherche pas de fausses excuses, de faux argu­ments. Il s’ef­force de mieux connaître l’a­mour qu’a Notre Seigneur pour les âmes, il aime à se reti­rer pour le prier, et se mêle au monde si la cha­ri­té fra­ter­nelle ou d’autres devoirs le requièrent.

Abbé Jacques Mérel

Source : Notre-​Dame d’Aquitaine n°67