« Elle est notre mère, c’est entendu. Elle est la mère du genre humain, la nouvelle Eve. Mais elle est aussi sa fille. » Bernanos [1]
Il est d’usage de mettre en contraste Eve, la femme séduite, la femme déchue, la femme par qui tout le mal est venu et Marie, la femme prudente, la femme sainte, la médiatrice de toute grâce. Eve, la mère du genre humain, toute pécheresse quelle soit, n’en est pas moins une magnifique figure de la Vierge Marie ; elle l’est à plus d’un titre, et dans plus d’une prérogative. Eve est issue du cœur d’Adam, Eve est l’aide qu’il découvrit avec bonheur, Eve est la mère des enfants qu’il engendra. Autant de ressemblances entre la mère et la fille.
Sortie du cœur d’Adam
Le récit de la Genèse est d’une grande simplicité et d’une beauté sans faille.
« Yahweh Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit, et il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. De la côte qu’il avait prise de l’homme, Yahweh Dieu forma une femme et il l’amena à l’homme. Et l’homme dit : « Celle-ci cette fois est os de mes os et chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée femme, parce qu’elle a été prise de l’homme. » (Gen 2/21–23)
Tout est dit du lien mystérieux qui unit Eve à Adam et la Vierge au Christ Jésus.
Eve est tirée d’Adam, plus précisément du côté, c’est-à-dire du cœur ; ainsi sont manifestés les liens d’affection qui doivent unir dans le plan de Dieu l’homme à la femme, l’époux à son épouse, le fils à sa mère, liens qu’illustra la chrétienté dans les rapports de famille, dans la chevalerie et dans la dévotion à la Vierge Mère.
Car la réalité est encore plus belle si l’on saisit qu’elle est le prélude, la préparation, la figure d’une origine plus noble : celle de Notre-Dame née du Cœur Sacré de son Fils.
Seul parmi tous les hommes, le fils de Dieu a choisi sa mère, seul il l’a choisie en fonction de ses préférences ; seul parmi tous les fils, Jésus a aimé sa mère avant d’en être conçu, avant même qu’elle existât, et il l’a aimée pour qu’elle fût sa mère. Marie est en vérité, et plus encore qu’Eve d’Adam, sortie du Cœur Sacré de Jésus.
C’est durant le sommeil du premier homme qu’Eve fût engendrée du côté d’Adam, et c’est du sommeil de la mort de Jésus que Marie fût engendrée du Cœur Sacré du nouvel Adam. Son Immaculée conception et ses grâces sans pareilles ne lui ont-elles pas été accordées en prévision des mérites de son Fils unique, en anticipation des grâces obtenues par sa passion et sa mort ?
Marie, en voyant couler le sang et l’eau du cœur bien-aimé de son fils sut que les privilèges dont son âme est ornée s’écoulaient de cette fontaine de grâces ouverte par la lance. En voyant le cœur ouvert de Jésus, elle sut qu’elle en émanait.
Une aide bienvenue
Adam avait cherché en vain « une aide semblable à lui » dans la nature. Tous les animaux avaient défilé devant lui, chacun avec ses talents, ses bigarrures, mais aucun n’était en mesure de satisfaire le cœur d’Adam.
De même, le nouvel Adam avait beau regarder du côté des hommes, aucun n’était sans tache, aucun n’était sans souillure, aucun n’était indemne dans son âme, dans son esprit, dans son cœur. « Dieu, du haut des cieux, regarde les fils de l’homme, pour voir s’il se trouve quelqu’un d’intelligent, quelqu’un qui cherche Dieu. Tous sont égarés, tous sont pervertis ; il n’en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul ». (Ps 52/3–4)
Le Rédempteur cherchait une corédemptrice mais qu’aurait-il pu trouver sinon des pécheurs ? Dieu fit tomber Adam dans un profond sommeil et façonna Eve à partir du côté d’Adam. Quelle ne fut pas l’admiration d’Adam, c’est-à-dire un mélange d’étonnement, de ravissement, de joie, de curiosité et en même de profonde satisfaction en voyant ce chef‑d’œuvre du créateur qui répondait si bien et de manière si inattendue à ses attentes !
Eve, cette vierge immaculée, façonnée par Dieu pour la mission d’Adam, était l’image de la nouvelle Eve destinée à aider le nouvel Adam dans le redressement de l’humanité.
Marie est en effet l’aide « semblable » au Christ Jésus. Forgé dans le cœur du nouvel Adam, le cœur immaculé de Marie brûle du même amour ; il partage le même désir de la gloire du Père, du salut éternel des âmes et du royaume de la grâce. Marie, la nouvelle Eve, est prête à devenir la mère des vivants.
Mater dolorosa
La maternité d’Eve est marquée d’une bénédiction et d’une malédiction.
Avant même de donner la sentence de condamnation, Dieu ne peut s’empêcher d’annoncer son dessein de miséricorde, comme pour montrer que la justice qu’il applique s’exerce dans la dépendance et l’ordre de sa miséricorde, que son cœur divin n’accomplit la justice que pour donner à sa bonté un nouveau motif de répandre ses bienfaits.
Alors qu’il ne s’est pas encore adressé à la femme et qu’il condamne le serpent, il prophétise la grandeur d’une femme à venir, d’une maternité à venir, d’une descendance à venir. « Et je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité ; celle-ci te meurtrira à la tête, et tu la meurtriras au talon. » (Gen 3, 15)
Quelle étrange façon de procéder ! La femme a chuté, la femme a pré- variqué, la femme a trahi, mais la femme – bientôt condamnée – est bénie : la femme, la mère et avec elle la famille.
Au-delà de l’institution de la vie, Dieu annonce la femme par excellence, la Vierge Marie.
Si Eve est la mère d’une descendance grosse de tous les saints que porteront la terre, si Eve est noble de contenir dans ses flancs l’Église des saints, elle est bien entendu noble de celle qu’elle représente, d’une fille qui réparerait l’outrage de la mère, d’une fille qui serait la vraie mère des vivants, non celle qui donne la vie naturelle, mais celle par qui vient Celui qui est la Vie, celle par qui nous advient la vie surnaturelle, la vie éternelle.
Bien plus et bien mieux qu’Eve, Marie est la mère des vivants.
Et « elle n’est Mère que des vivants, l’Eve parfaite. Remarquons-le bien (…) : toute autre maternité humaine est à la fois mystère de vie et de mort puisque c’est dans le péché que nous conçoivent nos mères, comme le dit le psaume Miserere. Seule la maternité de Marie est pur mystère de vie : Vita nostra, salve. » [2]
Mais Eve devient mère après la malédiction, laquelle porte sur sa maternité : « Je multiplierai tes souffrances, et spécialement celles de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur ».
En lisant ces lignes, on serait tenté d’exclure Marie de cette malédiction, en songeant que l’enfantement miraculeux de Jésus ne fut témoin d’aucune douleur de la Vierge Mère. Pourtant, Eve est là encore, et d’une manière touchante, une figure de Marie.
On notera que Jésus ne donne à Marie le nom de mère qu’une seule fois dans l’Evangile. Au soir du Vendredi Saint. Il vient de l’appeler « femme », pour indiquer qu’elle est la femme annoncée dans la Genèse. « Femme, dit-il à Marie, voici ton fils ». Puis se tournant vers saint Jean, « voici ta mère ».
Jésus n’appelle Marie mère qu’au moment de cet enfantement douloureux des âmes ; elle est nommée Mère, et mère des douleurs, car si la maternité naturelle suppose de grandes souffrances, la maternité surnaturelle en suppose de plus grandes encore.
O felix culpa chante la liturgie de la faute d’Adam. Si Eve n’avait pas été séduite, Marie aurait-elle été sa fille ? On peut en douter. Comme on peut penser que si Eve distingua dans les douleurs de la Mater do- lorosa une ultime réparation de sa faute, elle discerna aussi dans sa propre chute une beata fragilitas dont sut tirer parti l’inépuisable miséricorde du Père éternel.
Source : Le Chardonnet n° 367 – mai 2021