Saint Benoît-​Joseph Labre

Le gisant du saint, dans l'église Santa Maria ai Monti

Le pèle­rin du Bon Dieu : exemple de contra­dic­tion au XVIIIème siècle (1748–1783)

Fête le 16 avril.

Vie résumée par l’abbé Jaud

Benoît-​Joseph Labre naquit à Amettes, dio­cèse d’Arras, et fut l’aî­né d’une famille de quinze enfants. Âgé de douze ans, il fut reçu chez son oncle pater­nel, curé d’Érin, pour faire ses études en vue du sacerdoce.

Après la mort de son oncle, Benoît-​Joseph pas­sa chez son oncle mater­nel, vicaire de Conteville, où il ne fit que gran­dir dans la mor­ti­fi­ca­tion et la prière. Son attrait était tou­jours vers le Saint-​Sacrement devant lequel il s’a­bî­mait des heures entières en contemplation.

Il y avait long­temps que Benoît-​Joseph aspi­rait à une vie plus par­faite : « Être prêtre est bien beau, disait-​il ; mais j’ai peur de me perdre en sau­vant les autres. »

Il finit par vaincre les résis­tances de ses parents et entre chez les Chartreux, espé­rant y trou­ver sa voie défi­ni­tive. Il se trom­pait, car la Providence per­met qu’il soit bien­tôt ren­voyé par ses supé­rieurs, comme n’ayant pas la voca­tion de cet Ordre. La pen­sée de la Trappe, qu’il avait eue d’a­bord, lui revient ; on ne l’y accepte pas.

Ballotté de nou­veau entre la Chartreuse et la Trappe, il est for­cé de s’a­dres­ser enfin à Sept-​Fonts, où ses scru­pules, ses peines d’es­prit et une mala­die sérieuse donnent bien­tôt lieu à son renvoi.

Toute sa réponse à tant d’é­preuves était : « Que la Volonté de Dieu soit faite ! » C’est alors que Dieu lui ins­pire cette voca­tion de pèlerin-​mendiant qui devait le mener droit, par les che­mins les plus ardus de la péni­tence, à une émi­nente sainteté.

Il n’au­ra plus de rela­tions sui­vies avec per­sonne, vivra en soli­taire au milieu du monde, ira tou­jours à pied, cher­che­ra tous les lieux consa­crés par la dévo­tion. Il sera revê­tu d’un habit pauvre et déchi­ré, qu’il ne chan­ge­ra point.

Un cha­pe­let à la main, un autre au cou, un cru­ci­fix sur la poi­trine, sur les épaules un petit sac conte­nant tout son avoir, c’est-​à-​dire son Nouveau Testament, l’Imitation de Jésus-​Christ et le Bréviaire : tel on ver­ra Benoît-​Joseph dans ses conti­nuels pèlerinages.

La pluie, le froid, la neige, la cha­leur, rien ne l’ar­rête ; il couche le pus sou­vent en plein air, il vit de cha­ri­té, au jour le jour, sans rien réser­ver pour le len­de­main ; il ne prend que la plus misé­rable et la plus indis­pen­sable nour­ri­ture, et se fait lui-​même pour­voyeur des pauvres. Souvent il est le jouet des enfants et de la popu­lace ; il est regar­dé comme un insen­sé ; il souffre tout avec patience et amour.

Rome, Lorette, Assise et une mul­ti­tude d’autres lieux saints sont l’ob­jet de sa dévotion.

Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l’an­née, Tours, Mame, 1950

Version longue (La Bonne Presse)

Jean-​Baptiste Labre et sa femme, Anne-​Barbe Graudsire, habi­taient, vers le milieu du XVIIIème siècle, le vil­lage d’Amettes, au dio­cèse de Boulogne, actuel­le­ment d’Arras. Leur union fut bénie, et ils eurent quinze enfants ; Benoît-​Joseph était l’aîné. Il naquit le 25 mai 1748.

Dieu, qui vou­lait com­bler ce pré­des­ti­né de grâces extra­or­di­naires, et faire de toute son exis­tence une pro­tes­ta­tion vivante contre les vices du siècle, semble l’avoir, à des­sein, fait naître dans une famille nom­breuse pour mar­quer com­bien la fécon­di­té des mariages lui est agréable.

Enfance.

L’enfant fut, dès l’âge le plus tendre, nour­ri de l’esprit de foi : il cor­res­pon­dait mer­veilleu­se­ment à ces pre­miers ensei­gne­ments, et tout ce que nous savons de son enfance nous révèle une pié­té pré­coce, une assi­dui­té exem­plaire à ses devoirs et une sou­mis­sion par­faite à ses parents. On le vit s’exercer en cachette à la morti­fication dont plus tard il devait être le héros, et pas­ser des heures entières en ado­ra­tion à l’église.

A l’âge de douze ans, il fut pla­cé chez son oncle, M. François-​Joseph Labre, curé d’Erin, afin de faire des études clas­siques en vue du sacer­doce : ce fut l’époque de sa pre­mière Communion. Il y pui­sa un nou­vel élan de dévo­tion et com­men­ça à par­ta­ger son temps entre l’étude, la prière et la lec­ture des livres de pié­té, spé­cialement celle des Saintes Ecritures. A pareille école, il pui­sa le sen­ti­ment pro­fond du néant de l’homme en face des redou­tables juge­ments de Dieu, de l’absolue néces­si­té du renon­ce­ment et de la péni­tence. Dès lors, cette âme pure qui, cer­tai­ne­ment, ne com­mit jamais aucun péché mor­tel, se mit à sou­pi­rer après le mar­tyre des sens et le sup­plice de la croix ; cette jeune et inno­cente ima­gi­na­tion cher­chait les règles les plus dures pour obéir à des appels dont nous autres pécheurs ne sommes pas dignes et que nous n’entendrions pas s’ils nous étaient adressés.

Humilité et détachement complet de toutes choses.

En 1766, une cir­cons­tance impré­vue vint tirer Benoît-​Joseph de la voie qui devait le conduire à la prê­trise : le typhus, à l’état épi­démique, vint fondre sur la paroisse d’Erin : le curé fut atteint, et le Saint, qui s’était dévoué au soin des malades, eut la dou­leur de voir mou­rir son oncle et bien­fai­teur. Aussi après huit années, il dut retour­ner à Amettes ; sa pre­mière parole fut pour solli­citer de ses parents l’autorisation d’embrasser la vie reli­gieuse chez les Trappistes. Les objec­tions ne man­quèrent pas, ins­pi­rées comme tou­jours par une ten­dresse toute natu­relle : ce fut seule­ment au mois d’avril 1767, qu’après avoir pas­sé quelque temps chez son oncle mater­nel, l’abbé Vincent, curé de Conteville, dans les exer­cices de la plus tendre pié­té, il eut la liber­té de suivre, non pas à la Trappe, mais chez les Chartreux, une voca­tion qu’il jugeait certaine.

Benoît-​Joseph se croyait au port. Il se trom­pait et Dieu lui desti­nait une voie bien autre­ment dure : il ne devra réus­sir dans aucune de ses entre­prises, ni demeu­rer nulle part, jusqu’au jour où il sau­ra que, dans son pèle­ri­nage ici-​bas, il ne lui est pas même réser­vé une tente pour s’abriter.

Il alla frap­per d’abord à la porte de la Chartreuse du Val-​Sainte-​Aldegonde, qui était située près de Longuenesse, au dio­cèse de Saint-​Omer ; le couvent étant trop pauvre, on ne put l’y rece­voir comme novice. Il revient à Conteville. L’abbé Vincent décide de le pré­sen­ter au monas­tère de Neuville, près de Montreuil-​sur-​Mer ; il y trouve un refus moti­vé par le défaut de connais­sance du chant et de la dia­lec­tique. Force lui fut de ren­trer à Amettes ; ses parents le confièrent alors à l’abbé Adrien Dufour, vicaire à Ligny lès-​Aire, qui enga­gea bien­tôt Benoît-​Joseph à se pré­sen­ter de nou­veau à Neuville. Celui-​ci y fut admis en qua­li­té de pos­tu­lant, mais bien­tôt le Père prieur, recon­nais­sant un manque de voca­tion, le renvoya.

En face de l’impossibilité de suivre la règle des Chartreux, la pen­sée des Trappistes revint tout natu­rel­le­ment, et les parents durent se prê­ter à son désir d’entrer dans leur Ordre : voi­là donc le Saint en route pour Mortagne, au dio­cèse de Séez. Il y trouve encore un mécompte ; il est trop faible de com­plexion et nul, avant vingt-​quatre ans, ne peut fran­chir le seuil du novi­ciat. Il faut reprendre tris­te­ment le che­min d’Amettes, et retrou­ver les angoisses, les doutes et les per­plexi­tés d’une voca­tion incer­taine. Malgré l’insuccès de ses ten­ta­tives à la Chartreuse, Benoît fera un nou­vel essai : tout le monde le lui conseille, même Mgr de Pressy, évêque de Boulogne ; il s’y dis­pose par une confes­sion géné­rale, dit adieu à ses parents, et, le 12 août 1769, il part, se diri­geant de nou­veau vers Neuville.

Dès le 2 octobre, il pre­nait la plume pour annon­cer à Amettes un nou­veau déboire : on ne l’a pas trou­vé propre à l’état de Char­treux, il va reprendre le che­min de la Grande-​Trappe : « Le bon Dieu que j’ai reçu avant de sor­tir m’assistera et me condui­ra dans l’entre­prise qu’il m’a lui-​même ins­pi­rée. J’aurai tou­jours la crainte de Dieu devant les yeux, et son amour dans le cœur. J’espère fort d’être reçu à la Trappe. »

Cette espé­rance ne devait pas se réa­li­ser ; le monas­tère main­tint sa règle de ne point admettre de novices au-​dessous de vingt-​quatre ans ; il fal­lut se reje­ter sur la Trappe de Sept-​Fonts, au dio­cèse d’Autun. De grandes épreuves l’attendaient en ce lieu : peines d’esprit, mala­dies et, enfin, cer­ti­tude de n’être pas appe­lé à ce genre de vie. Cependant, après l’avoir dépouillé de toute volon­té propre, en lui mon­trant l’ina­nité de cha­cun de ses pro­jets, Dieu dai­gna ouvrir à son esprit un hori­zon nou­veau, lui fai­sant connaître la voie des pèle­ri­nages, que ses gue­nilles de pauvre devaient triom­pha­le­ment par­cou­rir par­mi toutes les humiliations.

Vocation définitive de pèlerin.

C’était en pre­mier lieu le che­min de l’Italie. A Rome, il devait trou­ver le cou­ron­ne­ment et l’épanouissement de la sain­te­té. Il n’y a pas de Saint sans une doc­trine abso­lu­ment pure. En ce temps, l’Eglise de France était plus ou moins sous l’influence rigo­riste du jan­sé­nisme ; sa foi, qui devait être lavée dans le sang de 1798, n’était pas irré­pro­chable ; atteinte dans sa fécon­di­té, pen­dant un demi-​siècle elle n’avait pas don­né un seul Saint. L’élu de Dieu devait res­pi­rer un autre air. L’enfant de lumière était atti­ré par le foyer de la véri­té. Il se ren­dit à Rome.

A par­tir de ce jour, Benoît-​Joseph, obéis­sant à l’inspiration divine, se réso­lut à vivre en soli­taire au milieu du monde. Il va tou­jours à pied, en pre­nant les che­mins les moins fré­quen­tés et en s’arrêtant dans les lieux qui rap­pellent quelque sou­ve­nir cher à la pié­té des fidèles ; il est revê­tu d’un habit pauvre qu’il ne quitte point, il porte un cha­pe­let à la main, un autre au cou, un cru­ci­fix sur la poi­trine, et sur les épaules un sac conte­nant tout son avoir : le Nouveau Testament, l’Imitation de Jésus-​Christ, et le bré­viaire qu’il récite chaque jour. La pluie, le froid, la neige, la cha­leur, rien ne l’arrête ; il couche le plus sou­vent en plein air ; il évite les auberges et les hôtel­le­ries, où son recueille­ment serait trou­blé par le bruit, les blas­phèmes et les chants des voya­geurs. Il vit de la cha­ri­té, an jour le jour, sans men­dier et sans rien se réser­ver pour le lende­main. Il ne prend que la nour­ri­ture indis­pen­sable pour sou­te­nir son corps qu’il mor­ti­fie sans cesse, et, s’il reçoit des aumônes abon­dantes, il donne aux pauvres tout ce qui ne lui est pas abso­lu­ment néces­saire pour la jour­née. Souvent il est le jouet des enfants et de la popu­lace ; on l’insulte, on le mal­traite, on le regarde comme un insen­sé, et il sup­porte tout avec patience et amour.

Dans ces dis­po­si­tions, il tra­verse toute l’Italie et arrive à Lorette où sa dévo­tion ren­contre l’incomparable relique de la Santa Casa : les nuits se passent en plein air, les jours ne suf­fisent pas à ses prières. Le 18 novembre 1770, il est à Assise, au tom­beau du grand patriarche saint François, il reçoit le cor­don qu’il por­te­ra jusqu’à sa mort.

Enfin, le 3 décembre sui­vant, il entre dans cette Rome qui va deve­nir le centre de toute sa vie. On le voit dans les églises, aux pieds des Madones véné­rées ; il prie tou­jours ; pour gîte, il a choi­si l’excavation d’une muraille du Colisée.

L’année sui­vante, il retourne à Lorette en pas­sant par Fabriano, où l’on vénère le corps de saint Romuald ; puis, côtoyant l’Adria­tique, il s’arrête au mont Gargan, célèbre pèle­ri­nage en l’honneur de saint Michel. De là il se rend à Bari, ville illus­trée par le tom­beau de saint Nicolas d’où découle aujourd’hui encore une eau mira­cu­leuse. Puis, c’est le Mont-​Cassin, qui garde le tom­beau de saint Benoît, son patron, puis Naples et saint Janvier.

Il revient ensuite à Lorette et veut revoir Assise, la Portioncule, le mont Alverne, témoin des stig­mates de saint François. Il fait en ce lieu une confes­sion géné­rale pour se dis­po­ser au plus long de tous ses voyages, celui de Saint-​Jacques de Compostelle, en Espagne ; il tra­verse la France et s’arrête à Paray-​le-​Monial pour y véné­rer le ber­ceau du culte du Sacré Cœur.

Cette grande entre­prise était ter­mi­née en 1774, mal­gré des diffi­cultés de toute nature accom­pa­gnées de fatigues inouïes. Benoît, de retour à Rome depuis Pâques, retrou­va sa vie habi­tuelle jusqu’au jour où, pour la qua­trième fois, il reprit le che­min de Lorette afin de s’élancer de là vers les sanc­tuaires de Lorraine, de Franche-​Comté et de Suisse ; les citer tous est impos­sible, il suf­fît de nom­mer Saint-​Nicolas-​du-​Port, près de Nancy, Notre-​Dame des Ermites à Ein­siedeln. Le grand pèle­rin ren­tra à Rome le 7 sep­tembre 1775. et y demeu­ra jusqu’au com­men­ce­ment de l’année 1776, qui fut mar­quée par de nou­velles courses dans l’Italie et en Suisse jusqu’à Einsiedeln ; Lorette, comme d’habitude, en avait été la pre­mière station.

Ce fut le der­nier grand pèle­ri­nage. A par­tir de cette époque, la vie ter­restre du Saint se par­ta­gea entre les diverses églises de la capi­tale du monde catho­lique et le voyage de chaque année à Lorette, qu’il visi­ta onze fois. Malgré sa modes­tie, sa pro­fonde humi­lité et son désir d’être igno­ré et mécon­nu, il avait fixé l’attention de plu­sieurs per­sonnes. Ses confes­seurs, émer­veillés des tré­sors de sa conscience, le tenaient en grande estime, le peuple le pro­cla­mait bien­heu­reux. « Ce n’est point un homme, disait-​on, c’est un ange. » Ses dis­cours, quand il se lais­sait aller à en tenir, le prou­vaient autant que sa conduite.

Interrogé sur ce que doit être notre amour pour Dieu, il répond :

Pour aimer Dieu conve­na­ble­ment, il faut avoir trois cœurs en un seul. Le pre­mier doit être tout de feu envers Dieu et nous faire pen­ser continuel­lement à Dieu, par­ler habi­tuel­le­ment de Dieu, agir constam­ment pour Dieu et sur­tout sup­por­ter avec patience le mal qu’il lui plaît de nous envoyer pen­dant toute la durée de notre vie. Le deuxième doit être tout de chair envers le pro­chain et nous por­ter à l’aider dans ses besoins spi­ri­tuels par l’instruction, le conseil, l’exemple et la prière ; il doit sur­tout s’attendrir pour les pécheurs et plus par­ti­cu­liè­re­ment pour les enne­mis et deman­der au Seigneur de les éclai­rer pour les ame­ner à la péni­tence ; il doit aus­si être plein d’une pieuse com­pas­sion pour les âmes du Purgatoire, afin que Jésus et Marie daignent les intro­duire au lieu du repos. Le troi­sième doit être tout de bronze pour soi-​même et faire abhor­rer toute sorte de sen­sualité, résis­ter sans relâche à l’amour de soi, abju­rer la volon­té propre, châ­tier le corps par le jeûne et par l’abstinence et domp­ter toutes les incli­nations de la nature cor­rom­pue : car plus vous vous haï­rez et plus vous mal­trai­te­rez votre chair, plus grande sera votre récom­pense dans l’autre vie.

Nul ne sau­rait expri­mer quelles lumières éton­nantes ver­sait dans cette âme Celui qui aime les humbles. Ce fut en pre­mier lieu le don de pro­phé­tie ; les évé­ne­ments pro­vi­den­tiels et ter­ribles de la Révolution fran­çaise lui furent révé­lés comme un châ­ti­ment réser­vé à l’impénitence de la socié­té d’alors.

Benoît-​Joseph connais­sait l’état inté­rieur des âmes.

Plusieurs fois, l’ardeur de son amour et le feu de sa prière se révé­lèrent au dehors par l’éclat d’une lumière sur­na­tu­relle ou par l’élé­vation de son corps au-​dessus de la terre. Il fît des miracles de son vivant, mais ce ne fut pas en très grand nombre.

Sa sain­te­té était tout inté­rieure, toute cachée, tout igno­rée : ce fut son carac­tère spé­cial. Dieu se plai­sait à voi­ler les subli­mi­tés de la grande vic­time expia­toire jusqu’au jour où elle irait rece­voir au ciel sa récom­pense. A ce moment, tout appa­raît, tout se révèle : une foule de témoins se rap­pellent d’innombrables cir­cons­tances ; les pro­diges, les gué­ri­sons se mul­ti­plient et, de ces élé­ments divers, l’Eglise édi­fie un impé­ris­sable monu­ment à la gloire du Saint.

Saint Benoît-​Joseph Labre par­tage avec des pauvres les aumônes qu’il a reçues.

Ses derniers moments.

Cependant, la nature humaine ne pou­vait résis­ter indé­fi­ni­ment à de pareilles aus­té­ri­tés : nour­ri de la pitance des pauvres qu’il allait rece­voir à la porte des cou­vents et dont il don­nait le plus sou­vent la meilleure part à d’autres pauvres, cou­chant en plein air, cou­vert de ver­mine, les jambes atta­quées par des plaies, l’héroïque péni­tent vit sa san­té s’épuiser. On lui pro­po­sa d’entrer à l’hospice évan­gé­lique, pour y trou­ver au moins un abri pen­dant les nuits ; il accep­ta, et dans ce lieu s’écoulèrent les der­nières années de sa vie. Pendant le jour, il conti­nuait ses longues sta­tions de prières à Sainte-​Marie des Monts ou dans d’autres églises ; c’est à quoi il usa le reste de ses forces ; on eût dit un cadavre, et cepen­dant il ne vou­lait rien s’accorder à lui-même.

A la fin du Carême, le same­di 12 avril 1783, il parut plus exté­nué que jamais. En sor­tant de l’église, il dut se sou­te­nir en s’appuyant sur un bâton. Une per­sonne s’approche et lui dit : « Vous êtes bien mal, mon brave. – La volon­té de Dieu soit faite ! » répond-​il. Elle lui dit de prendre soin de lui ; il incline la tête comme pour mar­quer son indifférence.

Benoît-​Joseph pres­sen­tait sa mort pro­chaine ; il en par­lait quel­quefois, mais sans se trou­bler. Si on lui conseillait de se soi­gner et de ne pas s’exposer à tom­ber dans la rue, il disait : « Eh ! que m’importe ! » On l’entendait sou­vent s’écrier : « Appelez-​moi, mon Jésus, afin que je vous voie ! »

Le 15 avril, en sor­tant de l’hospice évan­gé­lique, il eut une pre­mière défaillance. Malgré sa fai­blesse extrême, il se traî­na vers l’église Sainte-​Praxède où l’on ter­mi­nait les Quarante-​Heures. Près de l’église, il ache­ta du vinaigre, et le buvant, il dit : « Il y a quel­qu’un qui en a bu avant moi et qui, dans cette semaine, a souf­fert plus que moi pour l’amour des hommes. » Il pas­sa la mati­née devant le Saint Sacrement de l’église de Sainte-​Praxède, auprès de la cha­pelle de la Sainte-​Colonne. Le soir, il res­ta long­temps dans l’église de Sainte-​Marie des Monts, puis il alla assis­ter à la béné­dic­tion à Notre-​Dame de Lorette, sur la place Trajane. Il eut plu­sieurs syn­copes dans la jour­née ; on le vit près de l’église du Pascolo, éten­du par terre, et l’on crai­gnit qu’il ne mourût.

Enfin, le Mercredi-​Saint 16 avril, on vou­lut le rete­nir à l’hospice, tant son état sem­blait empi­ré ; mais il se ren­dit comme d’habitude à l’église Sainte-​Marie des Monts ; il y arri­va péni­ble­ment et enten­dit deux messes, puis il demeu­ra quelque temps en ado­ra­tion devant le Saint Sacrement. Vers 7 heures, il se sen­tit défaillir et tom­ba, pour ne plus se rele­ver, sur les marches du parvis.

C’est là qu’un ami, le bou­cher Zaccarelli, vint le prendre et l’em­mena dans sa mai­son située à peu de dis­tance : à 8 heures du soir, il y ren­dait le der­nier sou­pir, à l’âge de trente-​cinq ans et vingt et un jours.

Le pauvre sor­dide, cou­vert de ver­mine, avait ter­mi­né sa vie comme il l’avait pas­sée : aux yeux du monde, nul n’était plus digne de mépris. Et cepen­dant on allait bien vite pro­cla­mer sa gran­deur et sa sainteté.

Quantité de témoins, a écrit Louis Veuillot en 1868, répon­dant à un jour­naliste vol­tai­rien, ont attes­té que la mul­ti­tude éprou­vait comme un éblouis­se­ment de la beau­té morale qui rayon­nait de son visage et fai­sait res­plen­dir ses haillons. On recon­nais­sait le péni­tent, le pauvre, l’ami du Christ. Pour beau­coup cette splen­deur fut une lumière de Dieu ; elle les tira des délices mon­daines, des ambi­tions, des ava­rices, des volup­tés, de toutes les infec­tions par les­quelles l’homme se perd et nuit aux autres Telle fut la mis­sion par­ti­cu­lière de Benoît Labre, en un temps par­ti­cu­liè­re­ment dévo­ré de mol­lesse et de luxure. Sa ver­mine prê­chait contre une autre ver­mine qui ron­geait le monde, et que Voltaire, qui en était lui-​même, ado­rait, de l’adoration qu’il se ren­dait à lui-même…

… Il évan­gé­li­sa, c’est tout dire, et ce seul mot le rat­tache à tout ce qui a paru de plus utile, de plus auguste par­mi les hommes ; il fut un imi­ta­teur et un coopé­ra­teur du Christ, un ouvrier de la paix, de l’amour, de la lumière. Il évan­gé­li­sa toute sa vie, prê­chant l’Evangile dont le siècle avait sur­tout besoin : pau­vre­té, renon­ce­ment, humi­li­té, vigueur de la péni­tence, dédain des délices qui tuaient les âmes, mépris de cette chair qui, à force de mol­lesse, deve­nait une gan­grène qu’il fau­drait livrer au cou­teau. Sa mis­sion dura quinze ans.

Durant quinze années, il reprit ain­si les vices, sans offen­ser les vicieux. Eloquent par son seul silence et son seul aspect, doux à l’injure lorsque par hasard elle lui était adres­sée, crai­gnant et fuyant la louange qui venait à lui de toutes parts, conso­lant les pauvres en leur mon­trant le prix et la gloire de la pau­vre­té, et en les assis­tant de son néces­saire. Lorsqu’il mou­rut, à trente-​cinq ans, de la véhé­mence de son amour pour Dieu, Rome entière cria : « Le Saint est mort ! » Et ceux à qui le genre par­ti­cu­lier de ses aus­té­ri­tés avait ins­pi­ré de la répu­gnance, vinrent avec la foule lui bai­ser les pieds sur le gra­bat où s’étaient exha­lés sa der­nière prière et son der­nier sou­pir. (Mélanges, 3e série, t. II, 5 jan­vier 1868.)

Sa glorification.

L’Eglise elle-​même allait pro­non­cer son ver­dict et le pla­cer sur ses autels. Un grand nombre de miracles et les sup­pliques des fidèles firent com­men­cer la pro­cé­dure de la cause de béa­ti­fi­ca­tion. Elle fut intro­duite dès le 2 avril 1792. Grégoire XVI signa le décret d’héroïcité des ver­tus le 2 mai 1842 ; puis, après l’approbation de trois miracles, dont deux opé­rés en mai 1783, c’est-à-dire un mois après la mort du Saint, et le troi­sième en 1818, Pie IX pro­cé­da à la béa­ti­fi­ca­tion le 20 mai 1860. Dès mars 1861, la cause fut reprise ; enfin, Léon XIII cano­ni­sa le ser­vi­teur de Dieu le 8 décembre 1883, fixant sa fête au 16 avril.

Ainsi, par ce grand acte, la divine Epouse du Christ a vou­lu s’at­taquer à l’esprit du siècle en exal­tant le renon­ce­ment com­plet et le mépris abso­lu des richesses, de la consi­dé­ra­tion et des biens si aimés des hommes. Humilité, pau­vre­té, voi­là la devise du nou­veau Saint : humi­li­té conseillant la pau­vre­té volon­taire et sor­dide, pau­vre­té volon­taire et sor­dide ser­vant à son tour d’aliment à l’humilité.

Il est bien évident que pour suivre une voie aus­si excep­tion­nelle, il faut une voca­tion spé­ciale, c’est-à-dire un appel par­ti­cu­lier de Dieu, recon­nu et confir­mé par le confes­seur ou le direc­teur de con­science. En effet, la véri­table per­fec­tion chré­tienne consiste, d’après l’illustre doc­teur de l’Eglise saint François de Sales, moins dans les actions d’éclat et les grandes mor­ti­fi­ca­tions que dans l’accomplissement fidèle de son devoir d’état, ou, en d’autres termes, la fidé­li­té à sa voca­tion quelle qu’elle puisse être.

Saint Benoît-​Joseph Labre avait sa voca­tion : il y a cor­res­pon­du d’une manière admi­rable : en sui­vant d’une manière héroïque des conseils évan­gé­liques si oppo­sés à la nature, il s’est appli­qué davan­tage à ceux qui lui coû­taient le plus ; s’il est condam­né à l’abjec­tion et aux tour­ments de la ver­mine, c’est que, par goût, il eût vou­lu être propre et soi­gné dans sa tenue. Pendant de longues années, il n’avait qu’un pas à faire et qu’un mot à dire pour reprendre dans le monde un rang conve­nable, et cepen­dant il sut accep­ter sans une plainte d’être abreu­vé de toutes les amer­tumes, acca­blé de toutes les hontes de la pau­vre­té vraie : c’est là un magni­fique triomphe de la grâce sur les ins­tincts de la nature. Ici appa­raît dans tout son éclat cette pau­vre­té d’esprit louée et bénie par le Fils de Dieu.

Le Saint est, en outre, le modèle des pèle­rins. Au XVIIIème siècle, en France, la notion des pèle­ri­nages était per­due, le culte des saints, la fré­quen­ta­tion des sanc­tuaires, délais­sés. Si l’on est sor­ti de ce lamen­table état de choses, ne le lui doit-​on pas ? Visiter les lieux bénis où la grâce afflue, non dans un esprit de dis­trac­tion ou de vaine curio­si­té, mais par désir de mor­ti­fi­ca­tion, voi­là ce qu’il ins­pira, lorsque, depuis 1872, grâce au Conseil géné­ral des Pèlerinages fon­dé alors par le P. Picard, l’on vit des mul­ti­tudes de prêtres et de fidèles se diri­ger, en esprit de foi et de péni­tence, vers tous les grands sanc­tuaires de France, puis de Rome et de l’Italie, et enfin de la Terre Sainte. Il en est vrai­ment le patron.

A. R. C. Sources consul­tées. – Audigier et Rosière, La vie du grand péni­tent Benoît-​Joseph Labre. – Léon Aubineau, La vie admi­rable du bien­heu­reux men­diant et pèle­rin Benoît-​Joseph Labre. – J. Mantenay, Saint Benoît Labre (Collection Les Saints). – (V. S. B. P., nos 95 et 791.)

La cha­ri­té de saint Benoît-​Joseph Labre, tableau de l’é­glise Sainte-​Marie-​des-​monts, Rome