Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés
Justice et sainteté
Cette quatrième béatitude et la suivante sont relatives à la vie active du chrétien. Les trois premières disaient le bonheur qu’on trouve dans la fuite et la délivrance du péché, dans la pauvreté acceptée par amour pour Dieu, dans la douceur, puis dans les larmes de la contrition ou de la compassion. Ce n’est qu’après avoir pleuré nos péchés que nous commençons à ressentir la faim et la soif de la justice, car ce n’est pas au cours d’une maladie grave qu’on éprouve une telle faim. Notre-Seigneur parlait d’expérience : il était lui-même assoiffé de justice. Par « justice », il faut entendre la vertu spéciale qui nous fait rendre à chacun ce qui lui est dû, et en tout premier lieu à Dieu par l’exercice de la vertu de religion. Mais il s’agit surtout de la justice au sens biblique du terme, qui n’est autre que la sainteté. La présence et l’opération de la grâce en nos âmes est à bon droit appelée justice parce qu’elle nous met en règle avec Dieu. Elle implique la totale obéissance filiale, qui fut l’aliment quotidien du Verbe incarné : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre (Jn 4, 34). » Cette œuvre est précisément celle de la sanctification et du salut de nos âmes.
Le Christ n’a pas seulement désiré la gloire du Père et notre salut, il en a eu soif. « Le calice que m’a donné le Père, est-ce que je ne dois pas le boire ? » (Jn 18, 11) Il parlait du calice d’amertume et de souffrance qu’il devait absorber afin de nous sauver. Cloué à la croix, il s’écria : « J’ai soif » pour exprimer la véhémence de son désir le plus cher : accomplir jusqu’au bout la volonté de son Père. Ce qu’est pour nous le désir de manger quand nous avons faim, le désir de nous sauver le fut pour le Christ. D’ailleurs, dans l’appétit de sainteté se retrouvent tous les caractères de l’appétit physique : besoin impérieux et sans cesse renaissant, besoin dont la satisfaction apporte contentement et joie. Besoin sans cesse renaissant, car « la poursuite de la sainteté n’admet pas l’inconstance, la fantaisie, le caprice : elle ne peut jamais être intermittente. On n’est pas saint de temps à autre, par crises. La faim et la soif, il est vrai, ne se font pas sentir qu’à certains moments de la journée, quand l’organisme réclame les aliments qui lui sont nécessaires. Elles se font sentir toutefois à intervalles réguliers, et nourriture et boisson ne les apaisent jamais de façon définitive. De même, nourrir le désir de la sainteté ne l’apaise ni ne le rassasie une fois pour toutes ; au contraire, à l’assouvir, on le fait croître, et plus on le satisfait, plus il devient insatiable. Seule peut l’assouvir définitivement la perfection de la charité, qui est la sainteté même[1]. » C’est ce que nous constatons dans la vie du Christ, et dans la vie de son fidèle imitateur Dominique.
Dominique assoiffé de Dieu et des âmes
Parce qu’il s’est assimilé à la personne du Verbe incarné, saint Dominique a éprouvé la faim qui tourmentait le Christ. Le Père éternel le fit comprendre à sainte Catherine de Sienne par une vision. C’était le 3 août, la veille de la fête de saint Dominique, en l’église des Prêcheurs de Sienne. Catherine, souriante et joyeuse, dit à son confesseur, le Père Bartolomeo :
« En ce moment, je vois plus clairement saint Dominique que je ne vous vois ; il m’est plus présent que vous. Ô Père, comme il est glorieux au regard de Dieu. Il ressemble beaucoup au Sauveur… » Elle voyait le Père tout-puissant et éternel, de la bouche duquel semblait sortir le Fils coéternel, apparaissant lui aussi avec la nature humaine qu’il s’est unie. […] Elle vit d’autre part sortir de la poitrine du Père le bienheureux patriarche Dominique, tout resplendissant de lumière, et elle entendit de la bouche du Tout-Puissant une voix […] :
« Ma très douce fille, j’ai engendré ces deux fils, l’un par l’acte générateur de ma nature, l’autre par une adoption toute de charme et d’amour. »
Et comme elle s’étonnait grandement que même un saint pût être l’objet d’une telle comparaison et d’une assimilation si sublime, pour mettre fin à cet étonnement, Celui qui venait de prononcer les paroles que nous avons rapportées en donna l’explication suivante :
Le Fils que j’ai engendré par nature et de toute éternité, ayant pris une nature humaine, m’a obéi parfaitement en toutes choses, jusqu’à la mort. Dominique, mon fils adoptif, a mis lui aussi, dans toutes ses œuvres, depuis son enfance jusqu’à la fin de sa vie, la règle de l’obéissance à mes préceptes. Il n’a jamais une seule fois transgressé aucun de mes commandements, il a gardé intacte la virginité de son corps et de son âme, et toujours conservé la grâce du baptême, en laquelle il avait trouvé sa renaissance spirituelle. Mon Fils par nature, Verbe éternel de ma bouche, a publiquement annoncé au monde les enseignements dont je l’avais chargé. Il a rendu témoignage à la Vérité, ainsi qu’il l’a dit à Pilate (Jn 18, 37). Dominique, mon fils adoptif, a de même prêché publiquement aux hommes la vérité de mes paroles, tant aux hérétiques qu’aux catholiques, par lui-même ou par d’autres, non seulement pendant sa vie, mais par ses successeurs, car par eux il prêche et prêchera encore. Mon Fils par nature a envoyé ses disciples, mon fils adoptif a envoyé ses frères. Mon Fils par nature est mon Verbe, mon fils adoptif est le héraut, le porte-parole de mon Verbe. Voilà pourquoi, par une grâce toute spéciale, il lui a été donné, ainsi qu’à ses frères, de comprendre la vérité de mes paroles et de ne s’en point écarter. Mon Fils par nature a consacré toute sa vie, toutes ses actions, ses enseignements comme ses exemples, au salut des âmes. Dominique, mon fils adoptif, a mis toute sa passion, tous ses efforts, à délivrer les âmes des lacets de l’erreur et du vice. Sauver les âmes, telle est la fin principale pour laquelle il a plante et arrosé son Ordre. Voilà pourquoi je te dis qu’en tous ses actes il peut être comparé à mon Fils par nature ; voilà pourquoi je te montre aujourd’hui l’image de son corps, qui a eu beaucoup de ressemblance avec le très saint Corps de mon Fils unique. »
B. RAYMOND DE CAPOUE, Vie de sainte Catherine de Sienne, trad. Hugueny, Paris, 1904, p. 223.
Chez saint Dominique, la faim spirituelle apparaît avant tout comme l’épanouissement de la grâce baptismale, qui n’a rencontré en lui aucun obstacle. N’est-ce pas ce qu’on peut souhaiter à tout enfant de Dieu ?
« Le baptême, nous explique dom Maréchaux, a déposé dans son âme la grâce, et par suite de la grâce, une aptitude à s’assimiler le vrai, une tendance à vouloir le bien, qui sont comme la faim et la soif de l’âme baptisée, aptitude et tendance reconnaissables, même sous la couche de l’ignorance native, et parmi les mouvements des passions naissantes. […] Voilà ce qu’est l’enfant de par son baptême. Il porte le germe de toute vérité, de tout bien. […] Il appartient à Jésus-Christ, il a faim et soif de Jésus-Christ, il lui faut Jésus-Christ[2]. »
Ainsi, le jeune Dominique de Guzman se porta-t-il de tout son élan vers les sources d’où jaillit la lumière, comme en témoigne Jourdain de Saxe :
« Quand il pensa qu’il avait suffisamment appris les arts libéraux, il abandonna ces études, comme s’il craignait de dépenser pour elles avec trop peu de fruit la brièveté du temps d’ici-bas, se hâta de passer à l’étude de la théologie et se mit à se nourrir avec avidité des Écritures saintes, les trouvant plus douces que le miel à sa bouche. »
Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de initiis Ordinis fratrum prædicatorum, chapitre 1.
Devenu chanoine à Osma, il chérissait le livre intitulé Collations des Pères de Cassien, qui traite des vices et de tout ce qui touche à la perfection spirituelle. Il s’efforça d’explorer avec lui les sentiers du salut puis de les suivre de toute la force de son âme.
Ayant fondé son Ordre, « il exhortait les frères à étudier sans relâche le Nouveau et l’Ancien Testament. […] Il portait toujours sur lui l’Évangile de saint Matthieu et les épîtres de saint Paul, et les étudiait beaucoup, jusqu’à les savoir presque entièrement par cœur[3]. »
On sait également à quel point le saint tenait à célébrer la messe tous les jours, si grande était sa faim du pain eucharistique. Et Dominique eut à un degré extraordinaire la soif du salut des âmes, puisée dans son amour du Christ en croix, mais aussi au contact des pécheurs :
« Au cours de la nuit même où ils logèrent dans la cité de Toulouse, le sous-prieur attaqua avec force et chaleur l’hôte hérétique de la maison, multipliant les discussions et les arguments propres à le persuader. L’hérétique ne pouvait résister à la sagesse et à l’esprit qui s’exprimaient : par l’intervention de l’Esprit divin, Dominique le réduisit à la foi. »
Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de initiis Ordinis fratrum prædicatorum, chapitre 1.
« Ils seront rassasiés »
D’où vient donc que nous éprouvons rarement le rassasiement spirituel ? Le Père Gardeil nous éclaire :
« Il ne faut pas d’âmes pusillanimes, petites, qui se contentent d’un petit lot, qui se fassent une petite vie dans la grande vie chrétienne […] Nos négligences, nos torpeurs, nos inconstances qui nous empêchent de faire le bien à fond, d’une façon continue, tout cela vient de ce que nous n’avons pas assez faim de la sainteté. Le Saint-Esprit peut nous donner cette faim, puisque nous avons en nous le don de Force, qui est destiné à la produire. De nous-mêmes, nous ne pourrions l’avoir ; mais tendons notre voile, ouvrons notre cœur, exposons-nous à l’action du Saint-Esprit, pour qu’il nous communique cette force impérieuse et toujours égale à elle-même[4]. »
C’est bien ce que fit saint Dominique, et ce qu’il nous exhorte à faire à notre tour : notre bonheur est intimement lié à la recherche de la gloire de Dieu. D’autre part, glorifier Dieu et être heureux ne sont possibles que dans la mesure où nous avons soif de sainteté pour nous et pour nos proches. Avant même que le Christ eût formulé les béatitudes du sermon sur la montagne, sa très sainte Mère avait chanté dans son Magnificat : « le Seigneur a comblé de biens les affamés, esurientes implevit bonis ».
- Père Marie-Hugues LAVOCAT, L’Esprit de vérité et d’amour, Librairie saint-Dominique, Paris, 1968, p. 375.[↩]
- Dom Bernard MARÉCHAUX, Les Sacrements, éditions du Sel, 2007, p. 59.[↩]
- Déposition de Frère JEAN D’ESPAGNE au procès de canonisation de Bologne, août 1233.[↩]
- Père Ambroise GARDEIL, Le Saint-Esprit dans la vie chrétienne, Le Cerf, 1934, p. 40 et 54.[↩]