1. Le 21 novembre 1974, les autorités romaines pouvaient prendre connaissance d’une déclaration dont les conséquences allaient être décisives. Pour la première fois, en effet, le fondateur de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X exprimait publiquement les raisons pour lesquelles il ne lui paraissait pas possible de souscrire aux exigences du Saint-Siège.
« Nous adhérons de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi ; à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité. Nous refusons par contre, et nous avons toujours refusé, de suivre la Rome de tendance néo-moderniste, néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II, et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues. »
Cette déclaration est demeurée célèbre, et beaucoup aujourd’hui en ont souligné l’importance, à l’occasion de son quarantième anniversaire. Importance qui fut d’ailleurs indiquée par Mgr Lefebvre lui-même, dans une conférence adressée aux séminaristes d “Écône, peu après l “événement, le 2 décembre suivant. Expliquant qu’il prenait ainsi « une position de principe », l’ancien archevêque de Dakar insistait sur le fait que sa déclaration était celle de la Fraternité « depuis toujours » et n “avait donc pas besoin « d’être conditionnée par les événements »[1].
2. Pourtant, Mgr Lefebvre laisse entendre que cette position peut changer et évoluer, dans un sens comme dans un autre. Il dit en effet que ses déclarations sont devenues de plus en plus fermes :
« Évidemment, les termes [de notre position] sont toujours plus fermes, plus nets, plus définitifs, parce que la gravité de la crise s’amplifie toujours, elle ne diminue pas ! »
Et il dit aussi que la position de la Fraternité pourrait néanmoins changer, en sens contraire :
« Si nous voyions la crise aller en se résorbant et un bénéfice de cette réforme se dessiner, alors peut-être, au contraire, faudrait-il être moins ferme. »
Et cela reste vrai, quand bien même, pour l “instant, ce changement de position qui évoluerait vers une attitude moins ferme n’apparaît pas de mise :
« Mais il me semble que c “est tout à fait illusoire et que plus nous allons et plus la situation de l “Église devient grave. »
Il semble donc bien, de l’aveu même de Mgr Lefebvre, que cette position de la Fraternité soit conditionnée par les événements. Dès lors, comment pourrait-on encore parler d’une position de principe ? Et n “y aurait-il pas plutôt une contradiction ou une incohérence originelle, sous-jacente à la Déclaration du 21 novembre 1974 ? La question n’est pas anodine. Elle est même d’une grande actualité. En définitive, toute l’histoire de la Fraternité Saint-Pie X pourrait être lue et relue comme celle d “une inconséquence chronique : malgré une opposition de principe à la « Rome de tendance néo-moderniste », Mgr Lefebvre et ses successeurs sont toujours restés prêts à l’éventualité d’une entente avec les autorités romaines. En témoigne par exemple cette adresse à Jean-Paul II, formulée cinq ans après la position de principe de 1974 :
« Très Saint-Père […], les entretiens avec le cardinal Seper ont pu montrer que rien ne s’oppose de notre part à ce qu’une solution soit trouvée. Ces quelques lignes voudraient vous manifester notre désir de voir cette solution aboutir pour le bien de l’Église et des âmes[2]. »
Soit la position était bien de principe et la Fraternité a eu tort de vouloir approcher les autorités romaines, soit la Fraternité a eu (et a encore) raison de vouloir cette approche, et la position, loin d’équivaloir à un principe, relève sinon de l’incohérence logique, du moins de l’opportunisme.
3. Il n’est pas bien difficile (du moins pour un homme à la raison droite et à la volonté bonne) de s’apercevoir de la fausseté de ce dilemme. Il suffit pour cela de distinguer entre principe et principe. Le principe de la science spéculative est une définition essentielle, qui donne la raison pour laquelle, au terme d “un raisonnement, on établit une conclusion, dans laquelle un prédicat est attribué à un sujet. Cette attribution, étant universelle et nécessaire, doit se vérifier toujours et partout, et à tout jamais. Si l’on dit par exemple que « l’homme est libre », cette proposition est vraie à toutes les époques de l’histoire de l’Église. Elle n’est pas conditionnée par les événements de cette histoire, parce qu’elle découle de la définition essentielle de l’homme, qui est un être doué de raison. Tout homme est donc nécessairement libre, du fait même qu’il est raisonnable, quand bien même l’usage de cette liberté serait empêché au cours des événements de l’histoire. Il en va autrement du principe de la prudence. Celui-ci donne la raison pour laquelle l’on doit décider d’exécuter telle action. Ce principe est double : il correspond d’une part à une fin, telle que connue et voulue nécessairement ; il correspond d’autre part aux circonstances changeantes dans lesquelles cette fin peut être obtenue. De ce double principe doit découler le choix du meilleur parmi les différents moyens possibles. Ce choix comporte donc une part de nécessité, car la fin s “impose, mais il implique aussi une part de contingence, car les circonstances ne sont pas toujours les mêmes. Si l’on dit par exemple que « l’homme agit librement », cette proposition n’est pas toujours vraie. Car il se peut qu’un homme, libre par définition, soit empêché d’agir librement, dès lors qu’il use mal de sa liberté. En effet, l’usage de la liberté s’explique en raison de la fin que l’homme doit atteindre et des circonstances dans lesquelles il peut l’atteindre.
4. « On ne peut assez répéter », disait un artiste célèbre, « que les règles du beau sont étemelles, immuables et que les formes en sont variables » [3]. Nous en dirions tout autant de la prudence. Comme celle des beaux-arts, l’œuvre que celle-ci a pour objet est d’ordre pratique. En ce domaine, commun à l “art et à la morale, le choix des moyens existe à l “intérieur de certaines limites. La juste proportion des parties physiques de l’œuvre d’art définit l’harmonie et réalise ainsi la condition requise à la beauté de cette œuvre ; pareillement, la juste proportion des moyens à l’égard de la fin définit l’œuvre pratiquement raisonnable et réalise ainsi la condition requise à la prudence de cette œuvre. Dans l’un et l’autre cas, la juste proportion est ou n’est pas ; mais si elle est, elle peut l’être de mille manières différentes, dont aucune ne pourra être déduite a priori, par voie de raisonnement, à partir de la règle éternelle et immuable de la juste proportion. La vérité d’un jugement spéculatif est absolue ; celle d’un jugement pratique est relative. Dire qu’une vérité est relative n “est pas nécessairement professer le relativisme. Tout dépend du domaine où l’on professe. Le relativisme est une erreur. Il consiste à professer comme relative une vérité qui est en réalité absolue, parce qu’elle découle d’un principe d’ordre spéculatif. Ceci dit, il existe d’autres vérités, qui découlent d’un double principe d’ordre pratique ; ces vérités s’imposent non pas absolument, mais seulement en fonction d’une fin et de circonstances données. Elles sont donc relatives. Loin de constituer une erreur, les professer comme telles est une exigence de la saine prudence ou des règles de l’art.
5. Le principe sur lequel repose tout entière la déclaration du 21 novembre est clair et net :
« Nous adhérons de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi ; à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité. »
La première conséquence de ce principe est la suivante :
« Nous refusons par contre, et nous avons toujours refusé, de suivre la Rome de tendance néo-moderniste, néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II, et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues. »
Ce sont là deux principes d’ordre pratique, car ils expriment la volonté d’une fin nécessaire, et par conséquent de demeurer catholiques et de rejeter tout ce qui empêche de l’être. En ce sens, la déclaration de Mgr Lefebvre équivaut en effet à une position de principe et elle ne saurait être conditionnée par les événements. Elle s’impose, quelles que soient les circonstances, et donc indépendamment du contexte issu du dernier concile. Même si, comme nous l’espérons, la divine Providence mettra un jour fin à la situation de crise provoquée par les enseignements et les réformes de Vatican II, il restera toujours vrai que les vérités divinement révélées qui sont l “objet de la foi catholique, telles qu’elles ont été déclarées et professées par le magistère de la sainte Église, réclament l’adhésion sans failles d’un catholique et ne sauraient être remises en cause par aucune autorité du moment présent. Mais ces deux principes doivent être mis à exécution au milieu de circonstances très variables. Et aujourd’hui, la principale de ces circonstances (mais non la seule) est que la foi catholique est mise en péril par ceux qui demeurent à nos yeux les représentants de la hiérarchie de l’Église. Autrement dit, pour être « de tendance néo-moderniste », la Rome en question n’est pas devenue (du moins jusqu’à preuve du contraire) une autre Rome, dont il serait légitime et nécessaire de se séparer définitivement, comme on se sépare des représentants hiérarchiques d’une secte, notoirement retranchée et distincte de l’Église. Si la secte existe, c’est dans un sens impropre, puisqu’elle sévit non pas comme une société séparée, mais « au sein même et au cœur de l’Église », de façon occulte et non pas notoire. C’est pourquoi, s’il est une séparation, celle-ci ne saurait être que provisoire et relative ; elle a lieu dans les faits et elle est conditionnée par les événements. Elle représente l’effet occasionnel (ou accidentel) et non voulu pour lui-même, d’une attitude moralement bonne, qui vise avant tout à préserver la foi. La « position de principe » est justement cette sauvegarde de la foi, nécessairement accompagnée du rejet des erreurs qui lui sont contraires. Quant à l’attitude pratique vis-à-vis des autorités romaines, loin de correspondre à une position de principe, elle ne saurait être que variable, car elle dépend des circonstances. Même si l’état relatif de séparation perdure, parce que les circonstances ne changent pas, il s’agit toujours d’un état de fait, non d’une position de principe.
6. Si l’on refuse cette analyse, c’est parce qu’on ne tient plus compte de la circonstance signalée, de deux manières, diamétralement opposées. Soit Rome demeure Rome, sans être de tendance néo-moderniste, et alors il n’y a plus de raison de se méfier de Rome et de refuser le concile Vatican II : nulle séparation ne saurait se justifier, pas même dans les faits ou par accident. Soit Rome n’est plus Rome, du fait qu’elle est de tendance néo-moderniste, et alors à quoi bon aller à Rome, à quoi bon parler avec Rome ? La séparation s’impose, non seulement dans les faits, mais dans le principe, comme une conséquence nécessaire et définitivement voulue pour elle-même. Dans les deux cas, on nie la dualité signalée par Mgr Lefebvre : on la nie précisément telle qu’elle est à l’intérieur de Rome.
7. Or, la circonstance déterminante, qui commande l’agir de la Fraternité est que la dualité existe à l’intérieur de Rome, au sein même et au cœur de la hiérarchie de l’Église. Et si l’on tient compte de la circonstance, si l’on voit cette dualité là où elle est, et si Rome est de tendance néo-moderniste, la prudence réclame une position qui, pour être de principe, est beaucoup moins simple qu’il n’y paraîtrait de prime abord. Car il s’avère nécessaire de demeurer en relation (au singulier, c’est-à-dire au sens théologique du terme) avec Rome. Et dans le cadre de cette relation nécessaire, ou de principe, nous sommes bien obligés de maintenir comme une quarantaine, c’est-à-dire une séparation relative, ou de fait, pour éviter la contagion, car Rome est imbue des erreurs de Vatican II. Mais cette mise en quarantaine s’imposera d’autant moins que Rome sera davantage revenue à la Tradition. Telle fut la prudence de Mgr Lefebvre. Comment s’explique-t-elle ? Et pourquoi est-il nécessaire de rester en relation méfiante avec Rome ? La relation est nécessaire, parce que Rome, même imbue des erreurs de Vatican II, reste Rome, c’est-à-dire le siège du successeur de Pierre, titulaire du Primat, constitutif de la sainte Église, telle que voulue par Dieu, à laquelle tout catholique doit appartenir. Et la relation qui s’impose est méfiante, et, tout en restant respectueuse, elle se veut offensive, parce que, même demeurée Rome, c’est- à‑dire siège du Primat, Rome est contagieuse et elle risque de nous infecter des erreurs de Vatican II, dont il faut absolument la purifier, pour le bien de toute l’Église.
8. Ce sont les deux faces d “une même situation, qui s’est imposée à Mgr Lefebvre et qu’il a acceptée telle quelle. Situation difficile, où ces deux faces du combat doivent se présenter dans l’ordre. Car il y a un ordre. Comme en cas d’épidémie, cet ordre est celui où la préservation de la santé passe avant le rétablissement de tout contact physique : c’est l’ordre où la défense de la foi catholique doit toujours rester la priorité.
« Ce qui nous intéresse d’abord, c’est de maintenir la foi catholique. C’est cela notre combat. Alors la question canonique, purement extérieure, publique dans l’Église, est secondaire. Ce qui est important, c’est de rester dans l’Église… dans l’Église, c’est-à- dire dans la foi catholique de toujours et dans le vrai sacerdoce, et dans la véritable messe, et dans les véritables sacrements, dans le catéchisme de toujours, avec la Bible de toujours. C’est cela qui nous intéresse. C’est cela qui est l’Église. D’être reconnus publiquement, cela est secondaire. Alors il ne faut pas rechercher le secondaire en perdant ce qui est primaire, ce qui est le premier objet de notre combat » [4].
Il faut renoncer provisoirement à rétablir les relations normales et souhaitables, tant que demeure le risque de la contagion. C’est la prudence de tout bon médecin, à plus forte raison du médecin des âmes.
9. La Déclaration du 21 novembre 1974 fut l’expression privilégiée de cette prudence surnaturelle.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Saint-Pie X
Sources : Courrier de Rome
- Mgr Lefebvre , Conférence du 2 décembre 1974 dans Vu de haut n° 13, chapitre I, p. 9.[↩]
- « Lettre de Mgr Lefebvre au Souverain Pontife Jean-Paul II, du 18 novembre 1979 » dans Itinéraires n° 265 bis (août 1982 ), p. 17.[↩]
- Eugène Delacroix , « Réalisme et idéalisme » dans Etudes esthétiques. Ecrits, 1, Éditions du Sandre, 2008 , p. 70.[↩]
- Mgr Lefebvre , Conférence spirituelle à Écône, le 21 décembre 1984 (Cospec 112). [↩]