La déclaration du 21 novembre 1974 – 40 ans passés autour du Concile

1. Dans sa sub­stance, le dis­cours que Rome adresse à la Fraternité Saint-​Pie X reste inchan­gé depuis qua­rante ans. Mais on doit tout de même remar­quer qu’a­vec le temps, le Saint-​Siège s’est vu obli­gé de prendre un peu plus sérieu­se­ment en compte les argu­ments avan­cés par les conti­nua­teurs de Mgr Lefebvre. À cet égard, le Discours tenu par Benoît XVI le 22 décembre 2005 a fait date. Les consi­dé­ra­tions actuelles de Mgr Pozzo en sont le par­fait – et symp­to­ma­tique – écho.

2. Jusqu’à la fin de son pon­ti­fi­cat, le pape Paul VI s’est conten­té de répondre aux objec­tions de Mgr Lefebvre en leur oppo­sant la fin de non-​recevoir d’un argu­ment mas­sif d’au­to­ri­té, allant même jus­qu’à pré­sen­ter Vatican II comme un concile « qui ne fait pas moins auto­ri­té, qui est même sous cer­tains aspects plus impor­tant encore que celui de Nicée » [1]. Aujourd’hui, cette tau­to­lo­gie sim­pliste fait sou­rire, et il est tout de même remar­quable que les auto­ri­tés en place n’en fassent plus guère état. Et de fait, elle a été cruel­le­ment désa­vouée par le deuxième suc­ces­seur de Paul VI, et ce désa­veu fut d’au­tant plus cruel qu’il était sans doute moins conscient. Car voi­ci que, dès le len­de­main des sacres, s “amorce une réflexion éton­nante au sein même de la Curie romaine. Dans une confé­rence tenue devant l’é­pis­co­pat chi­lien en 1988, celui qui était alors le car­di­nal Joseph Ratzinger s’ex­pri­mait en ces termes à pro­pos du concile Vatican II, de sa nature et de sa récep­tion. « Bien qu’il n’ait pro­cla­mé aucun dogme et qu’il ait vou­lu plus modes­te­ment se pré­sen­ter comme un concile pas­to­ral, cer­tains pré­sentent [Vatican II] comme s’il était, pour ain­si dire, le super-​dogme qui rend tout le reste sans objet [2]. » S’il ne reprend pas l’ex­pres­sion lit­té­rale du « super-​dogme », le Discours pro­gramme tenu par Benoît XVI, 8 mois après son élec­tion, réaf­firme le même constat et dénonce, à tra­vers ce qu’il appelle « l’her­mé­neu­tique de la rup­ture », la volon­té de faire du Concile « comme une sorte de Constituante, qui éli­mine une vieille consti­tu­tion et en crée une nou­velle » [3].

3. Dans le Motu pro­prio Ecclesia Dei afflic­ta du 2 juillet 1988, où il excom­mu­nie Mgr Lefebvre, Jean-​Paul II dénonce sans plus d’ex­pli­ca­tions « une notion incom­plète et contra­dic­toire de la Tradition, incom­plète parce qu’elle ne tient pas suf­fi­sam­ment compte du carac­tère vivant de la Tradition » [4]. La réponse ne répond tou­jours pas, car elle se contente de faire miroi­ter des mots dont on a peine à sai­sir la défi­ni­tion que leur donne celui qui les emploie. Dire qu’un pareil lan­gage n’a pas beau­coup de consis­tance relè­ve­rait en effet de la litote. Là encore, le suc­ces­seur de Jean-​Paul II sera bien obli­gé de recon­naître, ne serait-​ce qu’im­pli­ci­te­ment, qu’une pareille expli­ca­tion ne sau­rait se suf­fire à elle-​mêm e. Il est d “ailleurs remar­quable que l’ex­pres­sion de Jean-​Paul II n’est jam ais reprise dans le Discours du 22 décembre et celui-​ci n’es­saye même pas d’ex­pli­quer en quoi consiste pré­ci­sé­ment ce carac­tère v ivant de la Tradition. Car Benoît XVI admet même que « dans un cer­tain sens, s’é­tait effec­ti­ve­ment mani­fes­tée une dis­con­ti­nui­té ». Et s’il main­tient que « la conti­nui­té des prin­cipes n’é­tait pas aban­don­née », il concède aus­si qu’il y a là « un fait qui peut échap­per faci­le­ment au pre­mier abord ». Pour prendre connais­sance de ce fait, il aurait fal­lu, dit-​il, éta­blir « les diverses dis­tinc­tions entre les situa­tions his­to­riques concrètes et leurs exi­gences ». Nous ver­rons dans un ins­tant ce qu’il en est ; mais remar­quons seule­ment ici le fait capi­tal qui nous inté­resse : pour la pre­mière fois depuis que le concile fut clos, voi­ci un pape qui se croit obli­gé de répondre aux objec­tions de Mgr Lefebvre autre­ment que par de simples argu­ments d’au­to­ri­té et sans user de l’ar­ti­fice des phrases sté­réo­ty­pées. L’on doit d’ailleurs recon­naître à Benoît XVI le mérite d’a­voir auto­ri­sé pour la pre­mière fois un échange théo­lo­gique lucide et hon­nête entre les repré­sen­tants de la Fraternité et ceux du Saint-​Siège. Au terme de cet échange, le Vatican est bien obli­gé de prendre en compte ce qui appa­raît désor­mais à ses yeux comme une rai­son sérieuse.

4. Celle‑c i était déjà ins­crite dans la Déclaration du 21 novembre. Le fait nou­veau est qu’elle retient à pré­sent toute l “atten­tion d’un repré­sen­tant atti­tré du Souverain Pontife, et lui ins­pire la pro­blé­ma­tique fon­da­men­tale de tout son discours.

5. Explicitant les pré­sup­po­sés du Discours de 2005, Mgr Pozzo [5] fait la dis­tinc­tion entre une posi­tion qu’il appelle maxi­ma­liste et une autre qu’il qua­li­fie de mini­ma­liste. On le com­prend sans peine : la pre­mière désigne, à tra­vers l’her­mé­neu­tique de la rup­ture, tout ce qui ten­drait à faire de Vatican II un « super-​dogme pas­to­ral », d’a­près lequel la pas­to­ra­li­té serait le prin­cipe en rai­son duquel il devien­drait légi­time de rela­ti­vi­ser la doc­trine et le dogme catho­lique de la Tradition ; la seconde désigne l’at­ti­tude de la Fraternité Saint Pie X, qui sépare le magis­tère pas­sé, cen­sé doc­tri­nal, du magis­tère pré­sent, cen­sé pas­to­ral, et intro­duit de fait une frac­ture et une divi­sion dans le magis­tère lui-​même. Au-​delà de ces deux posi­tions exces­sives, l’her­mé­neu­tique du renou­veau dans la conti­nui­té repré­sen­te­rait la vraie solu­tion, qui irait d’ailleurs de pair avec l’in­ter­pré­ta­tion exacte de la nature pas­to­rale du concile. À en croire Mgr Pozzo, qui ne fait que déve­lop­per la pen­sée de Benoît XVI, les prin­cipes doc­tri­naux res­tent inchan­gés (bien qu’a­vec les expli­ci­ta­tions et les appro­fon­dis­se­ments dus au déve­lop­pe­ment homo­gène de la doc­trine catho­lique) mais les appli­ca­tions pas­to­rales sont contin­gentes, parce que la situa­tion his­to­rique dans laquelle s’in­carne le mes­sage chré­tien est elle-​même contin­gente. La posi­tion mini­ma­liste pré­tend que les prin­cipes ont chan­gé, alors que c’est seule­ment leur mise en appli­ca­tion pas­to­rale qui a intro­duit la nou­veau­té. On ne sau­rait donc contes­ter le concile Vatican II au nom de cette nou­veau­té. C’est pour­quoi, dès avant les dis­cus­sions doc­tri­nales de 2009–2011, Benoît XVI avait clai­re­ment annon­cé son inten­tion, qui était de faire accep­ter à la Fraternité tout le magis­tère pos­té­rieur à 1962 :

« Les pro­blèmes à trai­ter main­te­nant sont essen­tiel­le­ment de nature doc­tri­nale, en par­ti­cu­lier ceux concer­nant l’ac­cep­ta­tion du concile Vatican II et le magis­tère post­conciliaire des Papes. […] On ne peut pas geler l’au­to­ri­té du magis­tère de l’Église en 1962 et cela doit être très clair pour la Fraternité [6]

6. Bien évi­dem­ment, la Fraternité n “entend pas « geler » l’au­to­ri­té du magis­tère de l’Église à une quel­conque époque de l’his­toire comme le font les schis­ma­tiques ortho­doxes, qui n’ac­ceptent que les sept pre­miers conciles œcu­mé­niques. Elle accepte tout le magis­tère, en tant que tel. Mais le fait est que, au moins sur un cer­tain nombre de points, qui sont clai­re­ment pré­sen­tés comme des prin­cipes, les ensei­gne­ments du concile Vatican II ne peuvent pas être inter­pré­tés en confor­mi­té avec les autres ensei­gne­ments déjà conte­nus dans les docu­ments anté­rieurs du magis­tère ecclé­sias­tique. Certes oui, les appli­ca­tions pas­to­rales sont contin­gentes. La pru­dence tient compte des cir­cons­tances. La pas­to­rale peut et doit trou­ver une mise en appli­ca­tion renou­ve­lée des mêmes prin­cipes. Ce n’est pas sur ce point que nous contes­tons la réponse de Mgr Pozzo. C’est plu­tôt lors­qu’il nous dit qu’à Vatican II les prin­cipes res­tent inchan­gés, ou que, si l “on observe un chan­ge­ment, il consiste à expri­mer dans des termes plus expli­cites le même sens de la même véri­té. Un exa­men un peu atten­tif des textes prouve qu’au contraire la doc­trine sociale de l’Église a subi une véri­table révo­lu­tion cope­mi­cienne et que, loin d’a­voir affaire à un déve­lop­pe­ment homo­gène de la doc­trine, le catho­lique per­plexe assiste à une alté­ra­tion pro­fonde et à un obs­cur­cis­se­ment sans pré­cé­dent des prin­ci­pales véri­tés de sa foi, ain­si qu’à l’in­tro­duc­tion des prin­cipes libé­raux dans l “Église. La réponse du Discours de 2005 consiste à dire que l’ap­pli­ca­tion des mêmes prin­cipes a chan­gé, parce que le contexte a chan­gé. En réa­li­té, ce sont les prin­cipes eux-​mêmes qui ont chan­gé. La consti­tu­tion Lumen gen­tium, le décret Unitatis redin­te­gra­tio et la décla­ra­tion Nostra œtate donnent du rap­port de la foi chré­tienne et des autres reli­gions une défi­ni­tion dif­fé­rente de celle ensei­gnée par le Syllabus, Satis cogni­tum et Mortalium ani­mos. Au lieu de condam­ner, comme les papes pré­cé­dents, le prin­cipe d’une cer­taine valeur sal­vifïque des reli­gions non catho­ liques, Vatican II l’a­dopte [7]. La décla­ra­tion Dignitatis huma­nae et la consti­tu­tion Gaudium et spes donnent du rap­port entre l’Église et l’État moderne une défi­ni­tion dif­fé­rente de celle ensei­gnée par Quanta cura et Quas pri­mas. Au lieu de condam­ner comme Pie IX, Léon XIII et Pie XI le prin­cipe de la liber­té reli­gieuse et de l’in­dif­fé­ren­tisme des États, Vatican II l’a­dopte [8]. D’autre part, même si Vatican II s’é­carte de la Tradition seule­ment sur cer­tains points, les autres points où il lui reste conforme ne suf­fisent pas à rendre ce Concile accep­table. Malum ex quo­cumque defec­tu” : il suf­fit qu’il y ait quelques pas­sages mau­vais pour que le Concile soit mau­vais, car la seule pré­sence de pas­sages bons ne rend pas accep­tables les pas­sages mau­vais. Cette pré­sence des ensei­gne­ments tra­di­tion­nels à côté des nou­veau­tés contraires à la Tradition prou­ve­rait tout au plus qu’il y a des contra­dic­tions dans le Concile : ce qui est un motif sup­plé­men­taire pour ne pas l’ac­cep­ter. Et en tout état de cause, la plu­part des réformes conci­liaires, sinon toutes, ne s’ap­puient pas sur les bons textes du Concile mais sur ceux qui posent pro­blème, du fait qu’ils s’é­cartent de la Tradition.

7. Tout cela a déjà été dit et rap­pe­lé, et à maintes reprises. Le point sur lequel nous vou­drions atti­rer l’at­ten­tion est le sui­vant. Mgr Pozzo nous objecte que notre atti­tude, qu’il qua­li­fie de mini­ma­liste, laisse sans réponse la ques­tion de l’ins­tance qui peut déci­der si l’en­sei­gne­ment actuel du magis­tère est cohé­rent avec son ensei­gne­ment pré­cé­dent. En d’autres termes : quelle est l’ins­tance qui juge de façon déci­sive de la conti­nui­té du magis­tère vivant (pré­sent) avec le magis­tère pas­sé, non seule­ment du point de vue du sujet, mais aus­si du point de vue de l’ob­jet, c’est-​à-​dire de la res de fide et mori­bus ? Selon le secré­taire d’Ecclesia Dei, la réponse de la doc­trine de l’Église à ce sujet a tou­jours été la même : c’est au magis­tère et à lui seul qu’il revient deju­ger de l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique (c’est-​à-​dire exer­cée avec l’au­to­ri­té du Christ) de la parole de Dieu écrite ou transmise.

8. Ce point est déci­sif, car la pro­blé­ma­tique qu’il intro­duit est radi­ca­le­ment faus­sée. La manière d’en­vi­sa­ger la ques­tion y véhi­cule déjà la manière d’y répondre. Mgr Pozzo part du prin­cipe qu’il s’a­git d’é­ta­blir la cohé­rence entre l’en­sei­gne­ment actuel du magis­tère et son ensei­gne­ment pré­cé­dent, ou entre le magis­tère vivant, qui est le magis­tère pré­sent, et le magis­tère pas­sé. Dans son esprit, il y a donc un seul magis­tère vivant, qui est le magis­tère pré­sent. Seul ce der­nier serait en mesure d’é­ta­blir la cohé­rence de ses propres ensei­gne­ments avec les ensei­gne­ments pas­sés. Et donc aus­si, seul ce magis­tère pré­sent serait habi­li­té à don­ner l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique de la parole de Dieu écrite ou trans­mise, c’est-​à-​dire de la véri­té révé­lée. Nous y retrou­vons ici l’er­reur ini­tiale déjà mise en lumière. Elle n’in­tro­duit pas la dua­li­té dans le magis­tère. Elle main­tient que le magis­tère vivant est unique, mais qu’il s’a­git seule­ment du magis­tère présent.

9. Comme l’en­seigne Pie XII dans Humani gene­ris, le magis­tère s’exerce « en vue d’une pré­sen­ta­tion de plus en plus exacte des véri­tés de la foi », non en vue d’une cla­ri­fi­ca­tion de ses propres ensei­gne­ments. Pie XII dis­tingue soi­gneu­se­ment entre l’en­sei­gne­ment du magis­tère et le dépôt de la foi. « Le magis­tère est ins­ti­tué par le Christ Notre Seigneur pour gar­der et inter­pré­ter le dépôt divin révé­lé » ; « ce magis­tère, en matière de foi et de mœurs, doit être pour tout théo­lo­gien la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té, puisque le Seigneur Christ lui a confié le dépôt de la foi – les Saintes Écri­ tures et la divine Tradition – pour le conser­ver, le défendre et l’in­ter­pré­ter » ; « Dieu a don­né à son Église, en même temps que les sources sacrées, un magis­tère vivant pour éclai­rer et pour déga­ger ce qui n’est conte­nu qu’obs­cu­ré­ment et comme impli­ci­te­ment dans le dépôt de la foi. Et ce dépôt, ce n’est ni à chaque fidèle, ni même aux théo­lo­giens que le Christ l’a confié pour en assu­rer l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique, mais au seul magis­tère de l’Église ». En tant que tel, le magis­tère inter­prète et cla­ri­fie les véri­tés divi­ne­ment révé­lées ; le fait d’être pré­sent ou pas­sé est acci­den­tel à ce fait d “inter­pré­ter et de cla­ri­fier ces véri­tés. Qu’il soit pré­sent ou pas­sé, le magis­tère se défi­nit dans son acte comme l’en­sei­gne­ment tou­jours auto­ri­sé des mêmes véri­tés révé­lées. Il reste tou­jours vivant.

10. En tant qu’il est pas­sé ou pré­sent, le magis­tère vivant a pour objet d’in­ter­pré­ter et de cla­ri­fier cer­taines véri­tés révé­lées et non pas toutes. Et le magis­tère en tant que pré­sent a seule­ment pour objet d’in­ter­pré­ter et de cla­ri­fier les véri­tés révé­lées qui ne l’ont pas encore été par le magis­tère pas­sé. Par exemple, les ensei­gne­ments du pre­mier concile de Nicée ont por­té sur la deuxième Personne de la Sainte Trinité. Le deuxième concile de Nicée a abor­dé un point dif­fé­rent de la doc­trine, non abor­dé par le pre­mier, rela­ti­ve­ment à la troi­sième Personne divine. De la sorte, l’ac­ti­vi­té du magis­tère cla­ri­fie et inter­prète pro­gres­si­ve­ment le dépôt de la révé­la­tion, en fai­sant suc­ces­si­ve­ment por­ter sa consi­dé­ra­tion sur cha­cune des véri­tés révé­lées, les unes après les autres, mais cha­cune de ces cla­ri­fi­ca­tions est défi­ni­tive et n’ap­pelle sur elle-​même aucune nou­velle inter­pré­ta­tion. Elle reste à tout jamais un acte du magis­tère vivant, lequel est au-​dessus du temps. Un acte du magis­tère pos­té­rieur cite un acte du magis­tère anté­rieur à l’ap­pui de ses dires, pré­ci­sé­ment en tant qu’il s’a­git d’un acte du magis­tère vivant, et pour atti­rer l’at­ten­tion des fidèles sur une véri­té qui leur a déjà été clai­re­ment et suf­fi­sam­ment pro­po­sée, mais sur laquelle il est néces­saire d’in­sis­ter à nou­veau à cause des cir­cons­tances. Par exemple, le pri­mat de l’é­vêque de Rome a fait l’ob­jet de plu­sieurs pro­po­si­tions suc­ces­sives de la part du magis­tère vivant : au 4e concile de Constantinople en 870, au 2nd concile de Lyon en 1274, au concile de Florence en 1439, au concile du Vatican en 1870. Et lorsque la consti­tu­tion Pastor œter­nus donne cita­tion des conciles de Constantinople, Lyon et Florence, il s’a­git sim­ple­ment de faire état de la Tradition constante et una­nime de ce magis­tère vivant et non pas d’é­ta­blir une cohé­rence qui s’a­vé­re­rait problématique.

11. Pour échap­per à l’er­reur intro­duite par Mgr Pozzo, il suf­fit donc de refu­ser le prin­cipe faus­sé dans lequel elle s’en­ra­cine. La ques­tion n’est pas et ne sau­rait être d’é­ta­blir la cohé­rence ou la conti­nui­té entre le magis­tère pré­sent et le magis­tère pas­sé et de choi­sir à qui ce dis­cer­ne­ment appar­tient. Le magis­tère vivant unique est la règle qui nous fait connaître en tout temps la véri­té révé­lée. Lorsque le magis­tère pré­sent cla­ri­fie une véri­té demeu­rée jus­qu’i­ci obs­cure, il s’im­pose de lui-​même. Mais lors­qu’un ensei­gne­ment pré­sent vient contre­dire à l’é­vi­dence une inter­pré­ta­tion déjà faite par le magis­tère, ou s’il vient obs­cur­cir une cla­ri­fi­ca­tion déjà accom­plie par le même, cet ensei­gne­ment, pour être pré­sent, ne sau­rait reven­di­quer l’au­to­ri­té du magis­tère vivant, fut-​il même éma­né d’un concile œcuménique.

12. Si, à l’é­vi­dence, Vatican II contre­dit le magis­tère, Vatican II n’est pas du magis­tère. Or, il le contre­dit au n° 2 de Dignitatis huma­nae, au n° 3 de Unitatis redin­te­gra­tio, aux n°s 8 et 22 de Lumen gen­tium. Et si sur d’autres points Vatican II n’est pas clair, il est vain de prendre Vatican II comme cri­tère, puis­qu’on ne sau­rait cla­ri­fier les ensei­gne­ments du magis­tère anté­rieur, déjà cla­ri­fiants et donc clairs par eux-​mêmes, en s’ap­puyant sur des ensei­gne­ments équi­voques. « L’imprécision du Concile », a‑t-​on jus­te­ment fait remar­quer, « est admise même par les théo­lo­giens les plus fidèles au Saint-​Siège, qui s’in­gé­nient à dis­cul­per le Concile. Or, il est clair que le besoin de défendre l’u­ni­vo­ci­té du Concile est déjà un indice de son équi­vo­ci­té » [9]. Par exemple, la ques­tion de la liber­té de reli­gieuse a été clai­re­ment et défi­ni­ti­ve­ment expo­sée par le magis­tère pon­ti­fi­cal, de Grégoire XVI à Pie XII : tous ces papes ont condam­né le droit civil à ne pas être empê­ché de pro­fes­ser exté­rieu­re­ment une reli­gion objec­ti­ve­ment fausse, en pré­ci­sant que leur condam­na­tion por­tait sur le droit en tant que tel, limi­té ou non. Dignitatis huma­nae affirme ce droit « dans de justes limites », sans don­ner aucune préci­ sion sur la nature de ces limites. Non seule­ment Vatican II contre­dit sur ce point les ensei­gne­ments du magis­tère anté­rieur, mais il entre­tient aus­si une équi­voque déli­bé­rée et ne cla­ri­fie rien. Un autre bon exemple de cet obs­cur­cis­se­ment nous est don­né avec le numé­ro 10 de la consti­tu­tion Lumen gen­tium. Ce pas­sage évoque l’exis­tence d’un « sacer­doce » propre aux bap­ti­sés en tant que tels, dis­tinct du sacer­doce propre aux ministres revê­tus du carac­tère du sacre­ment de l’ordre. Et il en explique ain­si la signi­fi­ca­tion : « Le sacer­doce com­mun des fidèles et le sacer­doce minis­té­riel ou hié­rar­chique, bien qu’il y ait entre eux une dif­fé­rence essen­tielle et non seule­ment de degré, sont cepen­dant ordon­nés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, cha­cun selon son mode propre, par­ti­cipent de l’u­nique sacer­doce du Christ ». Pie XII par­lait déjà (à une seule reprise il est vrai) d “un « sacer­doce com­mun », mais en des termes autre­ment plus clairs et pré­cis que ceux de Vatican II. Si l’on peut par­ler d’un cer­tain « sacer­doce » des fidèles, cette expres­sion équi­vaut à un titre sim­ple­ment hono­ri­fique et il existe une dif­fé­rence essen­tielle entre d’une part la réa­li­té de ce sacer­doce intime et secret (spi­ri­tuel) et d’autre part le sacer­doce vrai­ment et pro­pre­ment dit[10]. Cette der­nière pré­ci­sion a dis­pa­ru dans le texte du n° 10 de Lumen gen­tium : le sacer­doce com­mun y est présen­ té comme essen­tiel­le­ment dif­fé­rent du sacer­ doce minis­té­riel, mais cette dif­fé­rence n’est plus dési­gnée comme celle qui existe entre un sacer­doce spi­ri­tuel et un sacer­doce « vrai­ment et pro­pre­ment dit ». Cette omis­sion va à l’en­contre de l’en­sei­gne­ment de Pie XII, dans la mesure où elle auto­rise à défi­nir le sacer­doce com­mun des fidèles comme un sacer­doce au sens propre du terme. Ce que le dis­cours de Pie XII avait expli­ci­té et cla­ri­fié, voi­ci que Lumen gen­tium le rend obs­cur et ambigu.

13. À lui seul (et il n “est pour­tant pas unique) cet exemple suf­fit à démen­tir l’ex­pli­ca­tion de Mgr Pozzo. Non, il n “est pas vrai que dans les textes de Vatican II « les prin­cipes doc­tri­naux res­tent inchan­gés bien qu’a­vec les expli­ci­ta­tions et les appro­fon­dis­se­ments dus au déve­lop­pe­ment homo­gène de la doc­trine catho­lique ». Le numé­ro 10 de Lumen gen­tium ne repré­sente ni une expli­ci­ta­tion ni un appro­fon­dis­se­ment. Ce texte esca­mote tout sim­ple­ment l’en­sei­gne­ment de Pie XII et il intro­duit une ambi­guï­té mor­ telle pour la doc­trine catho­lique, là où le magis­tère vivant du pape pré­cé­dent avait pris toutes les pré­cau­tions pour dis­si­per le risque d’er­reur. On doit dire qu’en réa­li­té le pas­sage de Lumen gen­tium repré­sente une véri­table régres­sion et qu’il n’est pas fidèle à l’en­sei­gne­ment du magis­tère. Et que dire des autres pas­sages pro­blé­ma­tiques déjà signa­lés ? Il faut bien le recon­naître, quoi qu’en dise Mgr Pozzo : jus­qu’i­ci, aucune expli­ca­tion n “a réus­si à éta­blir de façon convain­cante la confor­mi­té de Vatican II avec le magis­tère vivant de l’Église. Le Discours de 2005 repré­sente en ce domaine un échec de plus. Et la prose du secré­taire d’Ecclesia Dei ne fait que l’aggraver.

14. C “est pour­quoi, la Déclaration du 21 novembre 1974 garde toute son impor­ tance. Elle trouve d’ailleurs sa confir­ma­tion dans une autre décla­ra­tion plus récente, par laquelle les suc­ces­seurs de Mgr Lefebvre ont vou­lu réaf­fir­mer les prin­cipes qui sont au fon­de­ment de leur attitude :

« Pour toutes les nou­veau­tés du Concile Vatican II qui res­tent enta­chées d’er­reurs et pour les réformes qui en sont issues, la Fraternité ne peut que conti­nuer à s’en tenir aux affir­ma­tions et ensei­gne­ments du Magistère constant de l’Église ; elle trouve son guide dans ce Magistère inin­ter­rom­pu qui, par son acte d’en­sei­gne­ment, trans­met le dépôt révé­lé en par­faite har­mo­nie avec tout ce que l’Église entière a tou­jours cru, en tout lieu. Également la Fraternité trouve son guide dans la Tradition constante de l’Église qui trans­met et trans­met­tra jus­qu’à la fin des temps l’en­semble des ensei­gne­ments néces­saires au main­tien de la foi et au salut, en atten­dant qu’un débat ouvert et sérieux, visant à un retour des auto­ri­tés ecclé­sias­tiques à la Tradition, soit ren­du pos­sible[11]. »

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Saint-​Pie X

Sources : Courrier de Rome /​La Porte Latine de jan­vier 2015

Notes de bas de page
  1. « Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre du 29 juin 1975 » dans Itinéraires. La condam­na­tion sau­vage de Mgr Lefebvre, numé­ro spé­cial hors série (décembre 1976), p. 67..[]
  2. Joseph Ratzinger, Unità nel­la Tradizione del­la fede, Allocution aux évêques du Chili, dans Cuaderno Humanitas, Santiago, décembre 2008, n° 20, p. 38.[]
  3. Benoît XVI, « Discours à la Curie du 22 décembre 2005 », DC n° 2350, p. 59–63.[]
  4. Jea n‑Paul II, « Motu pro­prio Ecclesia Dei afflic­ta, n° 4 » dans DC n° 1967, p. 788.[]
  5. Nous fai­sons ici état de la confé­rence pro­non­cée le ven­dre­di 4 avril 2014, à l’a­dresse des membres de l’Institut du Bon pas­teur, et publiée sur le site inter­net Catholicœ Disputationes. []
  6. Benoît XVI, « Lettre du 10 mars 2009 aux évêques de l “Église catho­lique » dans DC n° 2421, p. 319–320.[]
  7. Cf. les numé­ros de sep­tembre et décembre 2010 et de décembre 2012 du Courrier de Rome.[]
  8. En dépit de ce qu’af­firme Mgr Pozzo dans la pre­mière par­tie de la confé­rence citée. Cf. les numé­ros de juillet-​août 2008, de juin 2011, décembre 2012, mars et octobre 2014 du Courrier de Rome.[]
  9. Romano Amerio, Iota unum, Nouvelles Éditions Latines, 1987, note 3, p. 91. []
  10. Pie XII, « Discours du 2 novembre 1954 » dans AAS 1954, p. 669. « Quæcumque est hujus hono­ri­fi­ci titu­li et rei vera ple­naque signi­fi­ca­tio, fir­mi­ter tenen­dum est com­mune hoc omnium chris­ti­fi­de­lium, altum utique et arca­num, sacer­do­tium, non gra­du tan­tum sed etiam essen­tia dif­ferre a sacer­do­tio pro­prie vereque dic­to quod posi­tum est in potes­tate per­pe­tran­di, cum per­son­na Summi Sacerdotis Christi gera­tur, ipsius Christi sacri­fi­cium. »[]
  11. « Déclaration du 19 juillet 2012 » dans Cor unum, n° 102 (été 2012), p. 35.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.