François tel quel : migrants, femmes, psychanalyse, communistes, islam, « mariage » homosexuel, traditionalisme. L’engagement pour les migrants L’Église et la société Les défis de l’Église Confidences personnelles
De ses « petites fiancées » à ses consultations chez une psychanalyste juive en passant par son estime pour les communistes et sa méfiance envers les traditionalistes, le pape François se confie pour la première fois dans un livre [1] sur sa vie intime à paraître le 6 septembre.
Il donne aussi son opinion sur le mariage des couples de même sexe, avec lequel il semble nourrir un contentieux purement sémantique : « le mariage, c’est un homme avec une femme. Ça, c’est le terme précis. Appelons l’union du même sexe “union civile”. »
Ce n’est pas par ses nouvelles déclarations ultra-libérales que le pape va retrouver la confiance des catholiques. Ainsi, en Italie, ils sont maintenant, dans un sondage effectué par le quotidien italien Il Tempo, peu suspect de déviance à la pensée unique, 89 % à ne pas être d’accord avec le pape François.
Quant à nous, il va de soi que ces confidences ne nous étonnent malheureusement pas. Souvent elles nous blessent et nous peinent profondément. Voir le successeur de saint Pierre s’éloigner aussi loin du Magistère bi-millénaire de l’Eglise ne peut que nous inciter à redoubler de prières et à supplier Notre Dame de Fatima de nous secourir.
La Porte Latine, le 3 septembre 2017, en la fête du pape saint Pie X.
Extraits du livre publié par le Figaro Magazine du 1er septembre 2017
Dominique Wolton : Vous avez dit, à Lesbos, en janvier 2016, une chose belle et rare : « Nous sommes tous des migrants, et nous sommes tous des réfugiés. » À l’heure où les puissances européennes et occidentales se ferment, que dire, en dehors de cette phrase magnifique ? Que faire ?
Pape François : Il y a une phrase que j’ai dite – et des enfants migrants la portaient sur leur Tee-shirt : « Je ne suis pas un danger, je suis en danger. » Notre théologie est une théologie de migrants. Parce que nous le sommes tous depuis l’appel d’Abraham, avec toutes les migrations du peuple d’Israël, puis Jésus lui-même a été un réfugié, un immigrant. Et puis, existentiellement, de par la foi, nous sommes des migrants. La dignité humaine implique nécessairement « d’être en chemin ». Quand un homme ou une femme n’est pas en chemin, c’est une momie. C’est une pièce de musée. La personne n’est pas vivante.
(…) Dominique Wolton : Un an et demi après cette phrase que vous avez prononcée à Lesbos, la situation a empiré. Beaucoup de gens ont admiré ce que vous avez dit, mais après, plus rien. Que pourriez-vous dire aujourd’hui ?
Pape François : Le problème commence dans les pays d’où viennent les migrants. Pourquoi quittent-ils leur terre ? Par manque de travail, ou à cause de la guerre. Ce sont les deux principales raisons. Le manque de travail, parce qu’ils ont été exploités – je pense aux Africains. L’Europe a exploité l’Afrique… Je ne sais pas si on peut le dire ! Mais certaines colonisations européennes… oui, elles l’ont exploitée. J’ai lu qu’un chef d’État africain récemment élu a eu pour premier acte de gouvernement de soumettre au Parlement une loi de reboisement de son pays – elle a d’ailleurs été promulguée. Les puissances économiques mondiales avaient coupé tous les arbres. Reboiser. La terre est sèche d’avoir été trop exploitée, et il n’y a plus de travail. La première chose que l’on doit faire, et je l’ai dit devant les Nations unies, au Conseil de l’Europe, partout, c’est de trouver là-bas, des sources de création d’emplois, et d’y investir. Il est vrai que l’Europe doit investir également chez elle. Car ici aussi, il y a un problème de chômage. L’autre raison des migrations, ce sont les guerres. On peut investir, les gens auront une source de travail et n’auront plus besoin de partir, mais s’il y a la guerre, ils devront tout de même fuir. Or, qui fait la guerre ? Qui donne les armes ? Nous.
Pape François : Je crois que l’Europe est devenue une « grand-mère ». Alors que je voudrais voir une Europe mère. Pour ce qui est des naissances, la France est en tête des pays développés, avec, je crois, plus de 2 %. Mais l’Italie, autour de 0,5 %, est beaucoup plus faible. C’est la même chose pour l’Espagne. L’Europe peut perdre le sens de sa culture, de sa tradition. Pensons que c’est l’unique continent à nous avoir donné une aussi grande richesse culturelle, et cela je le souligne. L’Europe doit se retrouver en revenant à ses racines. Et ne pas avoir peur. Ne pas avoir peur de devenir l’Europe mère. (…)
Dominique Wolton : Pour l’Europe, votre principale inquiétude et votre principal espoir ?
Pape François : Je ne vois plus de Schumann, je ne vois plus d’Adenauer…
Dominique Wolton : (rires) Il y a vous, tout de même. Et d’autres…
Pape François : L’Europe, en ce moment, a peur. Elle ferme, ferme, ferme… (…) Et puis l’Europe, c’est une histoire d’intégration culturelle, multiculturelle comme vous dites, très forte. Depuis toujours. Les Longobards, nos Lombards d’aujourd’hui, sont des barbares qui sont arrivés il y a longtemps… Et puis tout s’est mélangé et nous avons notre culture. Mais quelle est la culture européenne ? Comment, moi, je définirais aujourd’hui la culture européenne ? Oui, elle a d’importantes racines chrétiennes, c’est vrai. Mais ça, ce n’est pas suffisant pour la définir. Il y a toutes nos capacités. Ces capacités d’intégrer, de recevoir les autres. Il y a aussi la langue dans la culture. Dans notre langue espagnole, 40 % des mots sont arabes. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient là pendant sept siècles. Et ils ont laissé leur trace. (…)
Dominique Wolton : En quoi vous sentez-vous Argentin ? En quoi consiste, selon vous, l’identité argentine ?
Pape François : En Argentine, il y a des natifs. Nous avons des peuples indigènes. L’identité argentine est métissée. La majorité du peuple argentin est issue du métissage. Parce que les vagues d’immigration se sont mélangées, mélangées et mélangées… Je pense qu’il s’est passé la même chose aux États-Unis, où les vagues d’immigration ont mélangé les peuples. Les deux pays se ressemblent assez. Et moi, je me suis toujours senti un petit peu comme ça. Pour nous, c’était absolument normal d’avoir à l’école diverses religions ensemble. (…) Certains pays ont été capables d’intégrer les immigrés dans leur vie. Mais d’autres, pendant deux ou trois générations, les ont « objetisés » dans les ghettos. Sans intégration.
Pape François : L’État laïc est une chose saine. Il y a une saine laïcité. Jésus l’a dit, il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Nous sommes tous égaux devant Dieu. Mais je crois que dans certains pays comme en France, cette laïcité a une coloration héritée des Lumières beaucoup trop forte, qui construit un imaginaire collectif dans lequel les religions sont vues comme une sous-culture. Je crois que la France – c’est mon opinion personnelle, pas celle officielle de l’Église – devrait « élever » un peu le niveau de la laïcité, dans le sens où elle devrait dire que les religions font elles aussi partie de la culture. Comment exprimer cela de manière laïque ? Par l’ouverture à la transcendance. Chacun peut trouver sa forme d’ouverture. Dans l’héritage français, les Lumières pèsent trop lourd. Je comprends cet héritage de l’Histoire, mais c’est un travail à faire que de l’élargir. Il y a des gouvernements, chrétiens ou non, qui n’admettent pas la laïcité. Que veut dire un État laïc « ouvert à la transcendance » ? Que les religions font partie de la culture, que ce ne sont pas des sous-cultures. Quand on dit qu’il ne faut pas porter de croix visibles autour du cou ou que les femmes ne doivent pas porter ça ou ça, c’est une bêtise. Car l’une et l’autre attitudes représentent une culture. L’un porte la croix, l’autre porte autre chose, le rabbin porte la kippa, et le pape porte la calotte ! (rires)… La voilà, la saine laïcité ! Le concile Vatican II parle très bien de cela, avec beaucoup de clarté. Je crois que, sur ces sujets, il y a des exagérations, notamment quand la laïcité est placée au-dessus des religions. Les religions ne feraient donc pas partie de la culture ? Ce seraient des sous-cultures ?
Pape François : Renoncer à la sexualité et choisir le chemin de la chasteté ou de la virginité, c’est toute une vie consacrée. Et quelle est la condition sans laquelle ce chemin meurt ? C’est que ce chemin porte à la paternité ou à la maternité spirituelle. Un des maux de l’Église, ce sont les prêtres « vieux garçons » et les sœurs « vieilles filles ». Parce qu’ils sont pleins d’amertume. En revanche, ceux qui ont atteint cette paternité spirituelle, soit par la paroisse, soit par l’école ou par l’hôpital, vont bien… Et c’est la même chose pour les sœurs, parce qu’elles sont « mères » (…) C’est une renonciation volontaire. La virginité, qu’elle soit masculine ou féminine, est une tradition monastique qui préexiste au catholicisme. C’est une recherche humaine : renoncer pour chercher Dieu à l’origine, pour la contemplation. Mais une renonciation doit être une renonciation féconde, qui conserve une sorte de fécondité différente de la fécondité charnelle, de la fécondité sexuelle. Même dans l’Église, il y a des prêtres mariés. Tous les prêtres orientaux sont mariés, cela existe. Mais la renonciation au mariage pour le règne de Dieu, c’est une valeur en soi. Cela signifie renoncer pour être au service, pour mieux contempler.
Pape François : Avant, on déplaçait le prêtre, mais le problème se déplaçait avec lui. La politique actuelle, c’est celle que Benoît XVI et moi avons mise en place à travers la Commission de tutelle des mineurs fondée il y a deux ans, ici au Vatican. Tutelle de tous les mineurs. C’est pour faire prendre conscience de ce qu’est ce problème. L’Église mère enseigne comment prévenir, comment faire parler un enfant, faire en sorte qu’il dise la vérité aux parents, raconte ce qu’il se passe, etc. C’est un chemin constructif. L’Église ne doit pas aller vers une position défensive. Si un prêtre est un abuseur, c’est quelqu’un de malade. Sur quatre abuseurs, deux ont été abusés quand ils étaient enfants. Ce sont les statistiques des psychiatres.
Pape François : Que penser du mariage des personnes du même sexe ? Le « mariage » est un mot historique. Depuis toujours dans l’humanité, et non pas seulement dans l’Église, c’est un homme et une femme. On ne peut pas changer cela comme ça, à la belle étoile… (…) On ne peut pas changer ça. C’est la nature des choses. Elles sont comme ça. Appelons donc cela les « unions civiles ». Ne plaisantons pas avec les vérités. Il est vrai que derrière cela, il y a l’idéologie du genre. Dans les livres aussi, les enfants apprennent que l’on peut choisir son sexe. Parce que le genre, être une femme ou un homme, serait un choix et pas un fait de la nature ? Cela favorise cette erreur. Mais disons les choses comme elles sont : le mariage, c’est un homme avec une femme. Ça, c’est le terme précis. Appelons l’union du même sexe « union civile ».
Pape François : Comment grandit la tradition ? Elle grandit comme grandit une personne : par le dialogue, qui est comme l’allaitement pour l’enfant. Le dialogue avec le monde qui nous entoure. Le dialogue fait croître. Si on ne dialogue pas, on ne peut pas grandir, on demeure fermé, petit, un nain. Je ne peux pas me contenter de marcher avec des œillères, je dois regarder et dialoguer. Le dialogue fait grandir, et fait grandir la tradition. En dialoguant et en écoutant une autre opinion, je peux, comme dans le cas de la peine de mort, de la torture, de l’esclavage, changer mon point de vue. Sans changer la doctrine. La doctrine a grandi avec la compréhension. Ça, c’est la base de la tradition.
(…) En revanche, l’idéologie traditionaliste a une foi comme ça (il fait le geste des œillères): la bénédiction doit se donner comme ça, les doigts pendant la messe doivent être comme ça, avec les gants, comme c’était le cas avant… Ce qu’a fait Vatican II de la liturgie a été vraiment une très grande chose. Parce que cela a ouvert le culte de Dieu au peuple. Maintenant, le peuple participe.
Dominique Wolton : Et sur le dialogue avec l’islam, ne faudrait-il pas demander un peu de réciprocité ? Il n’y a pas de vraie liberté pour les chrétiens, en Arabie saoudite et dans certains pays musulmans. C’est difficile pour les chrétiens. Et les fondamentalistes islamistes assassinent au nom de Dieu…
Pape François : Ils n’acceptent pas le principe de la réciprocité. Certains pays du Golfe aussi sont ouverts, et nous aident à construire des églises. Pourquoi sont-ils ouverts ? Parce qu’ils ont des ouvriers philippins, des catholiques, des Indiens… Le problème, en Arabie saoudite, c’est que c’est vraiment une question de mentalité. Avec l’islam, toutefois, le dialogue avance bien, parce que, je ne sais pas si vous savez, mais l’imam d’Al-Azhar est venu nous rendre visite. Et il y aura une rencontre là-bas : j’irai. Je pense que cela leur ferait du bien de faire une étude critique du Coran, comme nous l’avons fait avec nos Écritures. La méthode historique et critique d’interprétation les fera évoluer.
Pape François : Il y a les péchés des dirigeants de l’Église, qui manquent d’intelligence ou se laissent manipuler. Mais l’Église, ce ne sont pas les évêques, les papes et les prêtres. L’Église, c’est le peuple. Et Vatican II a dit : « Le peuple de Dieu, dans son ensemble, ne se trompe pas. » Si vous voulez connaître l’Église, allez dans un village où se vit la vie d’Église. Allez dans un hôpital où il y a tant de chrétiens qui viennent aider, des laïcs, des sœurs… Allez en Afrique, où l’on trouve tant de missionnaires. Ils brûlent leur vie là-bas. Et ils font de vraies révolutions. Pas pour convertir, c’est à une autre époque que l’on parlait de conversion, mais pour servir.
Pape François : Il y a tellement de sainteté. C’est un mot que je veux utiliser dans l’Église aujourd’hui, mais au sens de la sainteté quotidienne, dans les familles… Et ça, c’est une expérience personnelle. Quand je parle de cette sainteté ordinaire, que j’ai appelée l’autre fois la « classe moyenne » de la sainteté… vous savez ce que cela m’évoque ? L’Angélus de Millet. C’est cela qui me vient à l’esprit. La simplicité de ces deux paysans qui prient. Un peuple qui prie, un peuple qui pèche, et puis se repent de ses péchés. Il y a une forme de sainteté cachée dans l’Église. Il y a des héros qui partent en mission. Vous, les Français, vous avez fait beaucoup, certains ont sacrifié leur vie. C’est ce qui me frappe le plus dans l’Église : sa sainteté féconde, ordinaire. Cette capacité de devenir un saint sans se faire remarquer.
Pape François : Mais nous, catholiques, comment enseigne-t-on la morale ? On ne peut pas l’enseigner avec des préceptes comme : « Tu ne peux pas faire ça, tu dois faire ça, tu dois, tu ne dois pas, tu peux, tu ne peux pas.» La morale est une conséquence de la rencontre avec Jésus-Christ. C’est une conséquence de la foi, pour nous les catholiques. Et pour les autres, la morale est une conséquence de la rencontre avec un idéal, ou avec Dieu, ou avec soi-même, mais avec la meilleure partie de soi-même. La morale est toujours une conséquence.
Dominique Wolton : Le message le plus radical de l’Église depuis toujours, depuis l’Évangile, est de condamner la folie de l’argent. Pourquoi ce message n’est-il pas entendu ?
Pape François : Il ne passe jamais ? Mais parce que certains préfèrent parler de morale, dans les homélies ou dans les chaires de théologie. Il y a un grand danger pour les prédicateurs, les prêcheurs, qui est de tomber dans la médiocrité. De ne seulement condamner que la morale – je vous demande pardon – « sous la ceinture ». Mais les autres péchés, qui sont les plus graves, la haine, l’envie, l’orgueil, la vanité, tuer l’autre, ôter la vie…, ceux-là on n’en parle pas tant que ça.
Pape François : (…) il y a ce que j’ai fait moi, après les deux synodes, Amoris laetitia… C’est quelque chose de clair et positif, que certains aux tendances trop traditionalistes combattent en disant que ce n’est pas la vraie doctrine. Au sujet des familles blessées, je dis dans le huitième chapitre qu’il y a quatre critères : accueillir, accompagner, discerner les situations et intégrer. Et ça, ce n’est pas une norme figée. Cela ouvre une voie, un chemin de communication. On m’a tout de suite demandé : « Mais peut-on donner la communion aux divorcés ? » Je réponds : « Parlez donc avec le divorcé, parlez avec la divorcée, accueillez, accompagnez, intégrez, discernez ! » Hélas, nous, les prêtres, nous sommes habitués aux normes figées. Aux normes fixes. Et c’est difficile pour nous, cet « accompagner sur le chemin, intégrer, discerner, dire du bien ». Mais ma proposition, c’est bien ça. (…) Ce qu’il se passe, en réalité, c’est qu’on entend les gens dire : « Ils ne peuvent pas faire leur communion », « Ils ne peuvent pas faire ceci, cela » : la tentation de l’Église, elle est là. Mais non, non et non ! Ce type d’interdictions, c’est ce qu’on retrouve dans le drame de Jésus avec les pharisiens. Le même ! Les grands de l’Église sont ceux qui ont une vision qui va au-delà, ceux qui comprennent : les missionnaires.
Pape François : Pendant le Jubilé de la Miséricorde il y a eu le fait d’étendre le pouvoir d’absoudre le péché de l’avortement à tous les prêtres. Attention, cela ne signifie pas banaliser l’avortement. L’avortement, c’est grave, c’est un péché grave. C’est le meurtre d’un innocent. Mais si péché il y a, il faut faciliter le pardon. Puis à la fin, j’ai décidé que cette mesure serait permanente. Chaque prêtre peut désormais absoudre ce péché.
Dominique Wolton : Votre position ouverte et humaniste suscite des oppositions dans l’Église catholique.
Pape François : Une femme qui a une mémoire physique de l’enfant, parce que c’est souvent le cas, et qui pleure, qui pleure depuis des années sans avoir le courage d’aller voir le prêtre… lorsqu’elle a entendu ce que j’ai dit… vous rendez-vous compte du nombre de personnes qui respirent enfin ?
Pape François : Derrière chaque rigidité, il y a une incapacité à communiquer. Et j’ai toujours trouvé… Prenez ces prêtres rigides qui ont peur de la communication, prenez les hommes politiques rigides… C’est une forme de fondamentalisme. Quand je tombe sur une personne rigide, et surtout un jeune, je me dis aussitôt qu’il est malade. Le danger est qu’ils cherchent la sécurité. À ce propos, je vous raconte une anecdote.
Quand j’étais maître des novices, en 1972, on accompagnait pendant un ou deux ans les candidats qui voulaient entrer dans la Compagnie. (…) Je me souviens de l’un d’eux, dont on voyait qu’il était un peu rigide, mais qui avait de grandes qualités intellectuelles, et que je trouvais de très bon niveau. Il y en avait d’autres, beaucoup moins brillants, dont je me demandais s’ils passeraient. Je pensais qu’ils seraient refusés, parce qu’ils avaient des difficultés, mais finalement ils ont été admis parce qu’ils avaient cette capacité de grandir, de réussir. Et quand le test du premier étudiant est arrivé, ils ont dit non tout de suite.
« Mais pourquoi ? Il est si intelligent, il est plein de qualités.
– Il a un problème, m’a-t-on expliqué, il est un peu guindé, un peu artificiel sur certaines choses, un peu rigide.
– Et pourquoi est-il comme cela ?
– Parce qu’il n’est pas sûr de lui. »
On sent que ces hommes pressentent inconsciemment qu’ils sont « malades psychologiquement ». Ils ne le savent pas, ils le sentent. Et ils vont donc chercher des structures fortes qui les défendent dans la vie. Ils deviennent policiers, ils s’engagent dans l’armée ou l’Église. Des institutions fortes, pour se défendre. Ils font bien leur travail, mais une fois qu’ils se sentent en sûreté, inconsciemment, la maladie se manifeste. Et là surviennent les problèmes.
Et j’ai demandé : « Mais, docteur, comment cela s’explique-t-il ? Je ne comprends pas bien. » Et elle m’a donné cette réponse : « Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il y a des policiers tortionnaires ? Ces jeunes garçons, quand ils sont arrivés, étaient de braves garçons, bons, mais malades. Puis ils sont devenus sûrs d’eux, et la maladie s’est déclarée. » Moi, j’ai peur de la rigidité. Je préfère un jeune désordonné, avec des problèmes normaux, qui s’énerve… car toutes ces contradictions vont l’aider à grandir.
Dominique Wolton : (…) Quel est le rôle des femmes dans votre vie ?
Pape François : Personnellement, je remercie Dieu d’avoir connu de vraies femmes dans ma vie. Mes deux grands-mères étaient très différentes, mais c’étaient toutes deux de vraies femmes. C’étaient des mères, elles travaillaient, elles étaient courageuses, elles passaient du temps avec leurs petits-enfants… Mais avec toujours cette dimension de la femme… (…) Puis il y avait ma mère. Ma mère… J’ai vu ma mère souffrante, après son dernier accouchement – il y en a eu cinq -, quand elle a contracté une infection qui l’a laissée sans pouvoir marcher pendant un an. Je l’ai vue souffrir. Et j’ai vu comme elle s’arrangeait pour ne rien gaspiller. Mon père avait un bon travail, il était comptable, mais son salaire nous permettait tout juste d’arriver à la fin du mois. Et j’ai vu cette mère, la manière avec laquelle elle affrontait les problèmes les uns après les autres… (…) C’était une femme, une mère. Puis les sœurs… C’est important pour un homme d’avoir des sœurs, très important. Puis il y a eu les amies de l’adolescence, les « petites fiancées»… D’être toujours en rapport avec les femmes m’a enrichi. J’ai appris, même à l’âge adulte, que les femmes voient les choses d’une manière différente des hommes. Parce que face à une décision à prendre, face à un problème, il est important d’écouter les deux.
Dominique Wolton : Avez vous rencontré des femmes, après l’enfance et l’adolescence, qui vous ont marqué ?
Pape François : Oui. Il y en a une qui m’a appris à penser la réalité politique. Elle était communiste.
Dominique Wolton : Elle est encore vivante ?
Pape François : Non… Pendant la dictature, elle a été « pfftt…», tuée. Elle a été capturée dans le même groupe que deux sœurs françaises, elles étaient ensemble. C’était une chimiste, chef du département où je travaillais, dans le laboratoire bromatologique. C’était une communiste du Paraguay, du parti qui là-bas s’appelle Febrerista. Je me rappelle qu’elle m’avait fait lire la condamnation à mort des Rosenberg ! Elle m’a fait découvrir ce qu’il y avait derrière cette condamnation. Elle m’a donné des livres, tous communistes, mais elle m’a enseigné à penser la politique. Je dois tant à cette femme.
(…) Dominique Wolton : Quel était son prénom ?
Pape François : Esther Balestrino De Careaga. (…) On m’a dit une fois : « Mais vous êtes communiste ! » Non. Les communistes, ce sont les chrétiens. C’est les autres qui nous ont volé notre bannière !
Dominique Wolton : Vos origines latino-américaines et votre formation jésuite vous donnent-elles le moyen de vivre les choses autrement ?
Pape François : Un exemple qui me vient en tête, mais je ne sais pas comment l’exprimer : je suis libre. Je me sens libre. Ça ne veut pas dire que je fais ce que je veux, non. Mais je ne me sens pas emprisonné, en cage. En cage ici, au Vatican, oui, mais pas spirituellement. Je ne sais pas si c’est ça… À moi, rien ne me fait peur. C’est peut-être de l’inconscience ou de l’immaturité !
Dominique Wolton : Les deux !
Pape François : Mais oui, les choses viennent comme ça, on fait ce qu’on peut, on prend les choses comme elles viennent, on évite de faire des choses, certaines marchent, d’autres pas… Ça peut être de la superficialité, je ne sais pas. Je ne sais pas comment l’appeler. Je me sens comme un poisson dans l’eau.
Pape François : (…) à un moment de ma vie où j’ai eu besoin de consulter. J’ai consulté une psychanalyste juive. Pendant six mois, je suis allé chez elle une fois par semaine pour éclaircir certaines choses. Elle a été très bonne. Très professionnelle comme médecin et psychanalyste, mais elle est toujours restée à sa place. Et puis un jour, alors qu’elle était sur le point de mourir, elle m’a appelé. Pas pour les sacrements puisqu’elle était juive, mais pour un dialogue spirituel. Une très bonne personne. Pendant six mois, elle m’a beaucoup aidé, j’avais à l’époque déjà 42 ans.
Sources : Figaro Magazine – Jean-Marie Guénois /cath.ch
- Pape François. Rencontres avec Dominique Wolton, Éditions de l’Observatoire, 2017, 436 p.[↩]