L’Eglise du Pape François, abbé Patrick de La Rocque – Décembre 2015

Alors que le synode d’oc­tobre sur la famille bat­tait son plein, sur­vint un évé­ne­ment dont sans doute nous n’a­vons pas encore per­çu toute la por­tée. Profitant du cin­quan­tième anni­ver­saire de l’ins­ti­tu­tion syno­dale par Paul VI, le pape François eut un discours(1) des plus inquié­tants sur la consti­tu­tion de l’Église. Faisant de la syno­da­li­té « une dimen­sion consti­tu­tive de l’Église », il en appe­lait à une conver­sion de la papau­té : « Je rap­pelle la néces­si­té et l’ur­gence de pen­ser à une conver­sion de la papau­té ».

Ce dis­cours est d’au­tant plus inquié­tant qu’il semble s’ins­crire dans un pro­ces­sus qui mani­feste clai­re­ment les volon­tés per­son­nelles du pape. Dès août 2013, dans l’en­tre­tien don­né à la revue jésuite La Civiltà Cattolica, le pape men­tion­nait cette sup­po­sée dimen­sion « syno­dale » de l’Église ; pre­mière inter­ven­tion sibyl­line. Puis vint l’ex­hor­ta­tion apos­to­lique Evangelii Gaudium (n°32) où était récla­mée une « conver­sion de la papau­té » dans l’exer­cice de son minis­tère. Arrive alors ce dis­cours du 17 octobre, nou­velle pierre mil­liaire – et non des moindres – de cette volon­té réfor­ma­trice. Si l’on en croit l’en­tou­rage immé­diat du pape(2), celle-​ci ten­te­ra de se réa­li­ser lors du pro­chain synode, qui serait pré­ci­sé­ment consa­cré à… la col­lé­gia­li­té ! Ce pro­ces­sus n’est autre que celui employé pen­dant deux ans pour essayer de por­ter atteinte à la consti­tu­tion divine du mariage…

Devant ce nou­vel orage qui s’an­nonce, il importe de faire le point ; tant sur cette fameuse « col­lé­gia­li­té » que pour déchif­frer les orien­ta­tions déjà don­nées par le pape François.

Le contexte : la collégialité à Vatican II

À vrai dire, ni le mot de col­lé­gia­li­té ni la notion qu’il désigne n’ap­pa­rut dans l’Église avant la fin des années 1950. Bien sûr, de tout temps a exis­té une sainte coopé­ra­tion de tous les évêques tra­vaillant à faire croître l’u­nique Royaume de Dieu, dans la triple com­mu­nion de foi, de cha­ri­té et de subor­di­na­tion hié­rar­chique. Car l’exer­cice de leur épis­co­pat rend les évêques soli­daires de la même charge, pour laquelle le pape seul a juri­dic­tion uni­ver­selle. Tout cela est cer­tain, et fut tou­jours vécu ain­si, par delà les aléas de l’his­toire. Mais jamais il n’a­vait été affir­mé que le Corps des douze apôtres avait été ins­ti­tué à l’ins­tar d’un « col­lège », de telle sorte que le Corps des évêques, suc­ces­seur du Corps des apôtres, n’existe et n’a­git juri­di­que­ment que de façon collégiale.

Bien au contraire, dans sa doc­trine comme dans sa loi, l’Église a pro­fes­sé la consti­tu­tion monar­chique de l’Église, en ce sens qu’en elle, tout des­cend d’une seule tête, le Christ, dont le pape est l’u­nique vicaire sur terre, doué donc d’une juri­dic­tion universelle.

Monarchique encore l’Église parce que l’é­vêque a seul la juri­dic­tion ordi­naire sur son dio­cèse, sans autre auto­ri­té au des­sus de lui que celle du pape. C’est ain­si que, dans et par l’Église hié­rar­chique, « tout don sacré vient d’en haut et des­cend du Père des lumières » (Jc 1, 17).

C’est pré­ci­sé­ment cet ordre hié­rar­chique que le concile Vatican II a ébran­lé. Au cours des dis­cus­sions qui ont entou­ré la rédac­tion de Lumen Gentium, s’est intro­duite l’i­dée que l’au­to­ri­té dans l’Église serait essen­tiel­le­ment col­lé­giale, d’où la fameuse « col­lé­gia­li­té épis­co­pale ». C’était remettre en cause fron­ta­le­ment le pri­mat de juri­dic­tion du pape, auquel on ne confé­rait plus qu’un pri­mat d’hon­neur, voire une fonc­tion au ser­vice de l’u­ni­té de l’Église. Une telle vision, il est clair, s’op­po­sait direc­te­ment à la consti­tu­tion divine de l’Église, et le concile Vatican II n’al­la point jusque là. Il affir­ma néan­moins – ce qui n’est pas sans poser de graves pro­blèmes – une double auto­ri­té suprême dans l’Église : celle du pape seul d’une part, et d’autre part celle du col­lège épis­co­pal avec le pape à sa tête. Puis une « note expli­ca­tive » (nota præ­via) fut ajou­tée à la fin du texte de la Constitution dog­ma­tique, pour tem­pé­rer par­tiel­le­ment cette fausse dimen­sion collégiale.

La collégialité du pape François

Ce contexte éclaire déjà par­tiel­le­ment le dis­cours pon­ti­fi­cal du 17 octobre der­nier. Lorsque le pape y affirme que « la syno­da­li­té, comme dimen­sion consti­tu­tive de l’Église, nous offre le cadre d’in­ter­pré­ta­tion le plus adap­té pour com­prendre le minis­tère hié­rar­chique lui-​même » ; lors­qu’il dit qu’au sein de l’Église, « per­sonne ne peut être « éle­vé » au-​dessus des autres », on sai­sit que le pape aime­rait remé­dier au dédou­ble­ment de l’au­to­ri­té suprême de l’Église au pro­fit du seul col­lège épis­co­pal, avec le pape à sa tête ; et donc aux dépends du pri­mat juri­dic­tion­nel du pape pris iso­lé­ment du col­lège, pri­mat qui pour­tant est par­tie inté­grante de la consti­tu­tion divine de l’Église…

Cette éva­lua­tion semble confir­mée lorsque le pape rap­pelle ce qui lui semble être « la néces­si­té et l’ur­gence de pen­ser à une conver­sion de la papau­té ». Qu’entend-​il par là ? Sans entrer dans les détails, le pape donne néan­moins le cri­tère de cette « conver­sion » récla­mée, à savoir la dimen­sion col­lé­gia­liste qu’il vou­drait recon­naître à l’Église : « Le Pape ne se trouve pas, tout seul, au-​dessus de l’Église, mais en elle comme bap­ti­sé par­mi les bap­ti­sés et dans le Collège épis­co­pal comme évêque par­mi les évêques, appe­lé en même temps – comme Successeur de l’a­pôtre Pierre – à gui­der l’Église de Rome qui pré­side dans l’a­mour toutes les Églises ».

Dès lors, les évêques ne seraient plus sou­mis au pape qu’en tant qu’il est chef du col­lège épis­co­pal : « Les Évêques sont unis à l’Évêque de Rome par le lien de la com­mu­nion épis­co­pale (cum Petro) et sont en même temps sou­mis hié­rar­chi­que­ment à lui en tant que Chef du Collège. » Là encore a dis­pa­ru le pou­voir plé­nier et uni­ver­sel du pape seul, auquel doivent être sou­mis les évêques au même titre que tous les membres de l’Église.

Semblant vou­loir détruire les ultimes garde-​fous à l’hé­ré­sie posés par les textes pour­tant ambi­gus du Concile Vatican II, le pape François, s’il en venait à concré­ti­ser ces orien­ta­tions, modé­li­se­rait une nou­velle Église qui ne serait plus celle divi­ne­ment ins­ti­tuée par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Une première concrétisation

Exercée à tous les niveaux, cette col­lé­gia­li­té attri­bue­rait par exemple une véri­table auto­ri­té doc­tri­nale aux confé­rences épis­co­pales. Le pape a ouvert cette piste dans Evangelii Gaudium (n° 32) : « Le Concile Vatican II a affir­mé que […] les confé­rences épis­co­pales peuvent « contri­buer de façons mul­tiples et fécondes à ce que le sen­ti­ment col­lé­gial se réa­lise concrè­te­ment ». Mais ce sou­hait ne s’est pas plei­ne­ment réa­li­sé, parce que n’a pas encore été suf­fi­sam­ment expli­ci­té un sta­tut des confé­rences épis­co­pales qui les conçoive comme sujet d’at­tri­bu­tions concrètes, y com­pris une cer­taine auto­ri­té doc­tri­nale authentique ».

D’un point de vue doc­tri­nal, une telle pro­po­si­tion pour­rait s’a­vé­rer extrê­me­ment dan­ge­reuse, dans la mesure où elle remet­trait en cause l’au­to­ri­té propre de l’é­vêque sur son dio­cèse. Car cette der­nière est d’ins­ti­tu­tion divine. Aussi si quel­qu’un, fût-​il pape, venait à affir­mer que l’é­vêque dio­cé­sain ne peut exer­cer son auto­ri­té que col­lé­gia­le­ment, il serait tout sim­ple­ment schis­ma­tique ; tout comme l’Église qui en son droit ava­li­se­rait un tel prin­cipe, contraire à ce que le Christ a institué.

D’un point de vue pra­tique, si chaque confé­rence épis­co­pale deve­nait déten­trice d’un pou­voir doc­tri­nal, on en arri­ve­rait assez vite à des ensei­gne­ments en matière de foi ou de moeurs qui seraient diver­gents voire contra­dic­toires selon les pays. C’en serait fini de l’u­ni­té de l’Église. Cela ne semble pas, hélas, déran­ger outre mesure le pape François : « Ce qui semble nor­mal pour un évêque d’un conti­nent, peut se révé­ler étrange, presque comme un scan­dale – presque – pour l’é­vêque d’un autre conti­nent ; ce qui est consi­dé­ré vio­la­tion d’un droit dans une socié­té, peut être requis évident et intan­gible dans une autre ; ce qui pour cer­tains est liber­té de conscience, pour d’autres peut être seule­ment confu­sion. En réa­li­té, les cultures sont très diverses entre elles et chaque prin­cipe géné­ral – comme je l’ai dit, les ques­tions dog­ma­tiques bien défi­nies par le Magistère de l’Église – chaque prin­cipe géné­ral a besoin d’être incul­tu­ré, s’il veut être obser­vé et appli­qué »(3) Ces phrases ont été pro­non­cées par un pape appa­rem­ment déçu que le synode sur la famille ne soit pas allé assez loin dans ses pro­po­si­tions rela­tives à la com­mu­nion des divor­cés rema­riés, voire des homo­sexuels et des héré­tiques, pro­tes­tants par exemple(4). Autrement dit, en ces ques­tions qui touchent de fait la doc­trine de l’Église en matière de foi et de moeurs, le pape serait prêt à accep­ter des diver­gences selon les églises par­ti­cu­lières. On en arri­ve­rait tout sim­ple­ment à des églises nationales…

Une dimension oecuménique

Si on y réflé­chit un tant soit peu, la concep­tion de l’Église que le pape François vou­drait impo­ser à l’Église serait assez sem­blable à celle des Églises schis­ma­tiques de l’or­tho­doxie. Cette filia­tion est d’ailleurs ouver­te­ment reven­di­quée par le pape François. Il l’a­vait fait, à titre pri­vé, dans l’en­tre­tien don­né à La Civiltà Cattolica : « D’eux [les ortho­doxes], nous pou­vons en apprendre davan­tage sur le sens de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale et sur la tra­di­tion de la syno­da­li­té. » Il s’a­gi­rait alors selon lui de « recon­naître ce que l’Esprit a semé dans l’autre [l’or­tho­doxie] comme un don qui nous est aus­si des­ti­né »(5) . Une telle phrase est ter­rible. Cela sem­ble­rait dire que le Christ n’a pas doté son Église de tous ses dons, qui plus est lors­qu’il s’a­git de la consti­tu­tion de l’Église ; et qu’à contra­rio, on appel­le­rait don du Christ ce qui pré­ci­sé­ment défi­nit dans l’or­tho­doxie sa dimen­sion schismatique…

Mais chez le pape François, la volon­té oecu­mé­nique prime sur toutes ces consi­dé­ra­tions. En ce dis­cours du 17 octobre, il montre au contraire la néces­si­té oecu­mé­nique d’une telle réforme de l’Église jusque dans sa consti­tu­tion : « L’engagement pour édi­fier une Église syno­dale […] est plein d’im­pli­ca­tions oecu­mé­niques. Pour cette rai­son, m’a­dres­sant à une délé­ga­tion du Patriarcat de Constantinople, j’ai rap­pe­lé récem­ment la convic­tion que « l’exa­men atten­tif de la manière dont s’ar­ti­culent, dans la vie de l’Église, le prin­cipe de la syno­da­li­té et le ser­vice de celui qui pré­side, offri­ra une contri­bu­tion signi­fi­ca­tive au pro­grès des rela­tions entre nos Églises » ».

De la collégialité à la synodalité

Malgré l’ex­trême gra­vi­té des pro­po­si­tions jusque-​là avan­cées par le pape, nous n’a­vons pas encore bu jus­qu’à la lie le calice de l’er­reur. Car l’Église que le pape François vou­drait impo­ser dépasse de beau­coup la concep­tion schis­ma­tique des ortho­doxes. Reprenant à son compte la thèse impli­ci­te­ment men­tion­née par le concile Vatican II puis déve­lop­pée par les papes sub­sé­quents – notam­ment Benoît XVI – le pape François affirme que « le che­min syno­dal com­mence en écou­tant le Peuple qui « par­ti­cipe aus­si de la fonc­tion pro­phé­tique du Christ » ».

À la base n’est plus posée l’in­failli­bi­li­té de l’Église ensei­gnante, mais celle du peuple de Dieu dans son entier : « Dans l’Exhortation apos­to­lique Evangelii gau­dium (n° 119), j’ai sou­li­gné que « le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onc­tion que le rend infaillible in cre­den­do » […]. Le sen­sus fidei empêche une sépa­ra­tion rigide entre Ecclesia docens et Ecclesia dis­cens, puisque le Troupeau pos­sède aus­si son propre »flair » pour dis­cer­ner les nou­velles routes que le Seigneur ouvre à l’Église. Une Église syno­dale est une Église de l’é­coute […]. Le peuple fidèle, le Collège épis­co­pal, l’Évêque de Rome, cha­cun à l’é­coute des autres ; et tous à l’é­coute de l’Esprit Saint, l” « Esprit de Vérité » (Jn 14, 17), pour savoir ce qu’il dit aux Églises (Ap 2, 7). » En résu­mé, à l’in­verse de l’Apocalypse pour­tant citée, Dieu ne par­le­rait plus au membres de l’Église d’a­bord par la média­tion de ses pas­teurs – c’est saint Jean qui pour­tant trans­met le mes­sage divin aux dif­fé­rentes com­mu­nau­tés – mais s’a­dres­se­rait pre­miè­re­ment à la conscience du peuple de Dieu tout entier (c’est ain­si qu’est désor­mais consi­dé­ré le sen­sus fidei). La fonc­tion du magis­tère consis­te­rait alors à authen­ti­fier le carac­tère divin de ces intui­tions du sup­po­sées ins­pi­rées du Peuple de Dieu. Une telle concep­tion du magis­tère, qu’on a appe­lé magis­tère de la conscience ecclé­siale, n’est autre que celle condam­née par saint Pie X dans son l’en­cy­clique Pascendi Dominici gre­gis sur le modernisme.

En cette nou­velle Église, l’Esprit Saint s’a­dres­se­rait donc à la base tan­dis que l’au­to­ri­té, au ser­vice de cette der­nière, aurait pour fonc­tion d’au­then­ti­fier le mes­sage ain­si reçu. S’il en était effec­ti­ve­ment ain­si, les paroles du pape François en son dis­cours du 17 octobre pren­draient tout leur sens ; l’Église devien­drait comme une pyra­mide ren­ver­sée : « Jésus a consti­tué l’Église en met­tant à son som­met le Collège apos­to­lique [erreur de la col­lé­gia­li­té], dans lequel l’Apôtre Pierre est le « rocher » (cf. Mt 16, 18) [réduc­tion de la fonc­tion pétri­nienne à celle de chef du col­lège épis­co­pal, au dépend de son pou­voir propre], celui qui doit « confir­mer » les frères dans la foi (cf. Lc 22, 32). Mais dans cette Église, comme dans une pyra­mide ren­ver­sée, le som­met se trouve sous la base [Dieu parle en pre­mier lieu à la base et non plus à la tête].»

Conclusion

À la suite du dra­ma­tique motu pro­prio intro­dui­sant de fait le divorce dans l’Église, puis du synode sur la famille lais­sant la porte ouverte à la légi­ti­ma­tion morale de l’a­dul­tère, cer­tains obser­va­teurs auto­ri­sés n’ont pas hési­té à par­ler d’un schisme de fait au sein même de l’Église catholique(6). Si les volon­tés per­son­nelles du pape François en matière de syno­da­li­té venaient à deve­nir ins­ti­tu­tion­nelles, nous en arri­ve­rions alors à un schisme de droit. L’Église syno­dale du pape François serait sim­ple­ment for­mel­le­ment autre que l’Église catho­lique, car de consti­tu­tion différente.

Abbé Patrick de LA ROCQUE, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Source : Le Chardonnet n° 313 de décembre 2015

Notes

1 – Pape François, dis­cours du 17/​10/​2015 pour la com­mé­mo­rai­son du 50e anni­ver­saire de l’ins­ti­tu­tion du synode des évêques.
2 – Cf. Cardinal Maradiaga, in La Croix du 26/​10/​15
3 – Pape François, dis­cours du 24/​10/​2015 pour la conclu­sion du synode sur la famille
4 – Cf. visite du Pape au temple luthé­rien de Rome du 15/​11/​2015, réponse à la deuxième question
5 – Pape François, entre­tien d’août 2013 à la revue La Civiltà Cattolica
6 – Cf. Sandro Magister, chiesa.espresso.repubblica. it, chro­nique du 04/​11/​2015

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.