Dans le lexique catholique, faire abstinence signifie se priver de viande. Ainsi l’Eglise y oblige à certains jours [1] .
Devant cette Eglise qui se penche sur le menu de ses enfants, on pourrait faire la moue, non pas tant devant la privation de l’entrecôte qui s’est faufilée entre les sardines que devant l’attention de l’Eglise qui fait la chasse aux beefsteaks. Comment cela se fait-il que les clercs s’occupent de tels détails ? Saint Paul n’a t‑il pas dit :
Le Royaume de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson
Rom 14, 17
Discipline saugrenue, diront certains. Reste d’un moyen-âge ombrageux diront d’autres. Bon sens à toute épreuve, dirons-nous.
Grippe aviaire et abstinence chrétienne
Précisons déjà qu’il n’y a pas d’animal impur pour les chrétiens. Il ne faut pas voir non plus dans cet usage une déférence pour les animaux. Si les occidentaux ont des vaches folles, ils n’en ont pas de sacrées. Il ne s’agit pas plus de raisons médicales (ou commerciales ?) telles que la fièvre porcine et la grippe aviaire ou une simple hygiène de vie. Il est encore moins question d’éviter de manger le grand-père réincarné dans un magret de canard comme le pensait un philosophe antique :
Toujours est-il que Pythagore a inspiré aux hommes la crainte d’un crime et d’un parricide éventuels, puisqu’ils pourraient, sans le savoir, rencontrer l’âme d’un père et porter un fer ou une dent sacrilège sur quelque chair où l’esprit d’un ascendant serait logé. l’abstinence sauve du crime.
Sénèque, Lettres à Lucilius 108
C’est tout à fait autre chose.
Le Seigneur a eu, en effet, la bonne idée de nous prévenir de la nécessité de la pénitence :
« si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. »
L’Eglise a bien entendu la leçon. En bonne mère, elle s’est demandé comment faire passer le message à ses enfants. Rien de mieux s’est-elle dit, que de préciser les choses. De là, et parmi tant d’autres moyens, elle a institué la confession annuelle [2] qui est rappelons-le, un minimum ; puis le Carême. Enfin, et nous y arrivons, l’abstinence.
Certes, cela ne prouve ni la sagacité, ni l’à propos d’une telle mesure. N’y avait-il pas d’autres moyens de faire pénitence ? n’était-il pas préférable de demander aux chrétiens un acte de charité, un acte de partage comme prêchent les ecclésiastiques du moment ? Non pas. L’Eglise, si elle a les yeux au ciel, a néanmoins la tête sur les épaules et les pieds sur terre. Pleine de bon sens, elle a compris qu’un moyen plus efficace de mortifier les chrétiens était de les priver de viande.
Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas d’esprit sans pratique. Il est évident qu’un homme n’aura pas l’esprit d’humilité tant qu’il ne l’aura pas pratiqué. Il est clair aussi que cet homme acquerra plus facilement cet esprit s’il a une vie remplie d’humiliations que s’il a une vie tapissée de gloire. De même, un homme n’aura l’esprit de chasteté que s’il pratique cette vertu, et donc s’il s’aide concrètement en fuyant tout ce qui pourrait ternir cette vertu. Autrement dit, et vue notre nature humaine qui est un esprit « concrétisé » dans la matière, il faut, lorsqu’on veut acquérir un état d’esprit, le concrétiser, le rendre matériel.
Or, qu’y a‑t-il de plus concret que la table pour mortifier un homme ?
Le porte-monnaie, objecteront certains. C’est vrai qu’il y a des hommes qui retireront plus facilement un plat de la table qu’un billet de leur portefeuille. Mais si l’Eglise avait demandé de faire l’aumône tous les vendredis, on l’accuserait bien vite d’avoir un grand appétit en ce domaine.
Une pénitence pouvant être faite partout et par tous
De plus, l’Eglise se devait de trouver une pénitence qui convienne à tous et qu’on puisse faire tous les vendredis, c’est-à-dire une pénitence qui soit commode à faire.
Or, l’abstinence peut être faite par tous. C’est d’ailleurs pour cela que l’Eglise oblige tous les hommes de 14 ans jusqu’à leur mort (sauf raisons de santé ou de pauvreté : ceux qui ne pourraient pas se procurer autre chose que de la viande). C’est une pénitence qui peut être faite sous toutes les latitudes, dans tous les états de vie, et à n’importe quelle époque. Ce qui n’est pas la même chose pour l’aumône ou d’autres moyens de faire pénitence.
La raison de politesse excuse également de l’abstinence, lorsque la maîtresse de maison, sans mauvaise intention de sa part, a oublié l’abstinence. Il est alors permis de se servir et même de se resservir ! Cependant, si l’Eglise n’oblige qu’à se priver de viande, il n’est pas interdit d’éviter les invitations et les bons repas en ces jours…
Un exemple manifeste bien le côté réaliste de l’abstinence. A l’époque de folie furieuse qui secoua nos évêques de France après le concile Vatican II, ils trouvèrent désuet de priver les bons gaulois de leurs steaks frites. Aussi décidèrent-ils de trouver un moyen plus en conformité avec la liberté humaine. Ainsi invitèrent-ils les catholiques de France à choisir eux-mêmes leur pénitence du vendredi. Les têtes mitrées donnèrent un exemple : se priver de cigarette ; ce qui – au passage – est pour le mercredi des Cendres d’un symbolisme très relatif. Résultat : l’ensemble des catholiques a retenu qu’ils pouvaient manger de la viande mais a oublié le sacrifice à faire. Bref, un projet fumeux tombé en poussières. Cela nous montre a contrario le côté sensé des coutumes traditionnelles de l’Eglise.
Mais il y a plus. « La chair milite contre l’esprit » dit l’apôtre. Il y a donc lieu de châtier cette chair, de la discipliner. Et pour cela un bon moyen est de la priver dans la nourriture. La mortification dans ce domaine nous est d’ailleurs recommandée par Notre-Seigneur lui-même comme un moyen de lutte contre les esprits mauvais : « ce démon ne se chasse que par le jeûne et la prière. ». Et souvent on a appliqué ce passage de Jésus-Christ au vice de l’impureté, préconisant pour le réprimer une mortification alimentaire, sachant le lien étroit entre la chair et l’esprit, entre la servitude de celle-ci et la liberté de celui-là. Comme dit saint Thomas :
L’abstinence châtie le corps et le défend non seulement contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la gourmandise.
II.II.146, ad 2
Pourquoi une fois par semaine ?
Une pénitence plus fréquente aurait certainement été de trop, et une pénitence plus espacée eut probablement laissé la place à l’oubli. Tandis qu’avec ce rythme hebdomadaire, l’Eglise peut se dire que la majorité des chrétiens fera ne serait-ce qu’un sacrifice par semaine
Le savait-on ? l’Eglise dispense les voyageurs de l’abstinence. A l’heure du T.G.V. et de la climatisation, il est utile de se rappeler l’âge des trajets à pied ou même l’époque de la calèche où le haut de forme pouvait rapidement se transformer en béret.
L’union aux souffrances de Jésus-Christ
Une précision de taille reste à faire. Nous nous doutons bien que si l’Eglise nous fait faire pénitence le vendredi, c’est en souvenir de la Passion de Jésus-Christ. c’est en fait plus profond que cela. C’est non seulement en souvenir mais en union à la Passion de Jésus-Christ. Nos pénitences n’ont en effet de valeur que dans la mesure où elles sont offertes en union avec celles de Jésus-Christ et cela par la grâce ; et c’est bien cela que nous rappelle l’Eglise en nous faisant faire pénitence le vendredi.
Retour en arrière
Du reste, il faut juger de l’institution de cette habitude telle qu’elle existait aux heures glorieuses et non à notre époque oublieuse de la foi. A vrai dire, l’origine de l’abstinence ‑comme celle du jeûne – se perd dans la nuit des temps.
Jadis, l’abstinence ne se limitait pas à la simple abstention de viande mais s’étendait aux produits issus de la chair [3] (œufs, laitages, etc.), voire même au poisson et au vin. Naguère, l’abstinence était obligatoire dès l’âge de sept ans et non seulement tous les vendredis de l’année, le mercredi des Cendres, les samedis de Carême, les jours des quatre-temps et lors de quatre vigiles.
Tout ceci nous montre que l’abstinence était une vraie pénitence, qu’il faut la comprendre telle qu’elle fut instituée, et voir la sagesse de l’Eglise qui sait adapter des réalités si spirituelles d’une manière tant concrète.
Abbé François-Marie Chautard
Texte extrait du Chardonnet n° 217 d’avril 2006
- Aujourd’hui, de manière strictement obligatoire, les vendredis de carême et le mercredi des cendres.[↩]
- Ce n’est pas la confession qui a été instituée par l’Eglise mais son rythme minimal.[↩]
- En France, cette discipline perdura jusqu’au XVIIe siècle. Pour plus de renseignements sur l’histoire de l’abstinence, on pourra avantageusement consulter l’Année Liturgique de Dom Guéranger dans l’introduction de son volume consacré au Carême.[↩]