Via crucis (13) – Jésus est remis à sa Mère

À par­tir de cet ins­tant, Marie n’est plus seule. Elle est mère de l’Église, d’un peuple immense, de toute langue, nation et race (Ap 7, 9) qui, tout au long des siècles, se pres­se­ra avec elle autour de la croix du Christ.

Il était envi­ron la sixième heure, quand des ténèbres cou­vrirent toute la terre jus­qu’à la neu­vième heure. Le soleil s’obs­cur­cit, le voile du temple se déchi­ra depuis le haut jusqu’en bas. Et Jésus s’é­cria d’une voix forte : Père, je remets mon esprit entre vos mains. Disant cela, il expi­ra. Le cen­tu­rion, voyant ce qui était arri­vé, glo­ri­fia Dieu et dit : Certainement, cet homme était juste. Et toute la mul­ti­tude qui s’é­tait ras­sem­blée à ce spec­tacle, consi­dé­rant ce qui était arri­vé, s’en retour­nait, se frap­pant la poi­trine.

(Lc 23, 44–48).

Tous s’en retour­nèrent, effrayés par les ténèbres qui mys­té­rieu­se­ment avaient enva­hi la terre, hon­teux de la haine popu­laire en laquelle ils s’étaient lais­sés entraî­ner. Comme le cen­tu­rion, plus que lui peut-​être, ils savaient avoir cru­ci­fié le Juste. Ils l’avaient écou­té, ils avaient vu ses miracles, ils avaient béné­fi­cié de sa bon­té. Oui, ils s’en retour­naient chez eux, se frap­pant la poi­trine. Seuls res­taient là les sol­dats de fac­tion et, pré­cise saint Luc, tous les amis de Jésus, qui se tenaient à quelque dis­tance – celle au-​delà de laquelle il était inter­dit d’approcher le cru­ci­fié – et contem­plaient tout cela (Lc 23, 49). Parmi eux, et en tout pre­mier lieu bien sûr, la mère du défunt. Notre Dame est là, presque seule, tan­dis que Joseph d’Arimathie accom­plit les démarches admi­nis­tra­tives pour récu­pé­rer le corps de Jésus.

Certes, saint Jean est res­té là, silen­cieux, à ses côtés. Il l’entoure de son amour ô com­bien res­pec­tueux, et désor­mais filial : le Christ vient de la lui confier pour mère. À sa vue, Marie esquisse un bien­veillant sou­rire, expri­mant son adhé­sion à l’ultime volon­té toute divine de son Fils. Mais pour l’heure, cette pré­sence ne sau­rait com­bler son immense soli­tude. Comment Jean pourrait-​il, dans le cœur de Marie, rem­pla­cer Jésus ? Un simple homme, le vrai Dieu ? Un ser­vi­teur, le Seigneur ? Un dis­ciple, l’éternelle Vérité incar­née ? Oui, Marie se tient là, comme seule en ce monde, parce que son Fils n’est plus de ce monde.

Que ressent-​elle, en cette heure où, pour elle aus­si, tout semble consom­mé (Jn 19, 30), où son divin Fils s’en est allé ? Tandis qu’il y a un ins­tant son Fils souf­frait encore sur la croix, tout son être de chair se cris­pait à chaque gémis­se­ment, à chaque insulte, à chaque coup. Maintenant que tout est fini, Marie ne res­sent plus qu’un immense vide, le ter­rible vide lais­sé par le départ de son Fils, de son Fils unique. Souffrance ter­rible pour toute mère certes, car la perte de son enfant est sans doute la plus ter­rible des souf­frances humaines. Pourtant, elle ne dit rien encore des souf­frances de Marie. L’horrible dou­leur que res­sent en cette heure son cœur imma­cu­lé ne résulte pas tant de la mort humaine de son Fils selon la chair, que de l’absence de Dieu. Douleur de l’absence de Dieu, du vide de Dieu : pour la pre­mière fois depuis mille ans, et pour la seule fois jusqu’à la fin des temps, Dieu est absent du monde. Le Temple, jusque-​là lieu unique de la pré­sence de Dieu sur terre, n’a plus sa rai­son d’être : son voile, depuis le haut jusqu’en bas, s’est déchi­ré. Cet autre temple, vivant celui-​là, de l’humanité du Christ (Jn 2, 19), s’en est allé, et n’est pas encore res­sus­ci­té. Les apôtres, apeu­rés, ne pensent pas encore à célé­brer la sainte Eucharistie. Oui, pour la pre­mière fois depuis mille ans, Dieu est absent du monde. Notre Dame connaît la cause de cette absence de Dieu, qui n’est autre que nos péchés. Elle éprouve, à un degré infi­ni­ment supé­rieur, ce que tout pécheur devrait res­sen­tir : l’absence de Dieu, ce vide abys­sal que pro­voque l’absence de Dieu. En ce moment ter­rible, son cœur imma­cu­lé, tout d’amour, éprouve cette dou­leur bien plus que tous les pécheurs ; à la place des pécheurs, au nom des pécheurs. Elle est cor­ré­demp­trice, elle veut souf­frir en notre nom, pour notre salut ; en union à son divin Fils, comme lui-​même a vou­lu don­ner sa vie pour les pécheurs.

Oui, elle le veut, comme le Christ lui-​même l’a vou­lu. Comme toute mère, plus que toute mère, mille fois elle aurait don­né sa vie en lieu et place de celle de son Fils. Mais elle savait la volon­té de Jésus, sa volon­té libre, sa volon­té toute-​puissante : Ma vie, j’ai le pou­voir de la don­ner (Jn 10, 18). Et tout au cours du ter­rible che­min de croix, elle avait jusqu’au bout res­pec­té cette volon­té, toute divine, toute d’amour pour le salut des pécheurs. Elle n’avait pas cher­ché à y pro­té­ger son Fils : c’est à Véronique qu’il revint d’essuyer son visage macu­lé. De même, quand Jésus s’é­tait arrê­té pour par­ler, elle savait d’a­vance qu’il ne lui dirait rien, à elle. C’est aux filles de Jérusalem qu’il s’était adres­sé. Il ne vou­lait pas qu’elles pleurent sur lui, mais sur elles-​mêmes et sur leurs enfants. Mais pour Marie qui au milieu d’elles pleu­rait, il ne fal­lait pas qu’elle pleure sur son Enfant, mais sur d’autres enfants, sur ceux qui font mou­rir son Fils. Elle l’avait accep­té ; depuis long­temps elle veut tout, tout ce que Dieu veut. Et elle était res­tée là, debout près de la croix, sans défaillir, sou­te­nue non par les saintes femmes – un pape, Benoît XIV, a blâ­mé les artistes qui la repré­sen­taient ain­si – mais par la force de son adhé­sion à la volon­té divine, elle-​même toute-​puissante. En union avec son Fils, elle pleure sur les péchés des hommes. Elle souffre non pour elle-​même, mais pour le salut du monde, pour le salut des pécheurs. Et voi­ci qu’à cette heure, oui, elle souffre de la souf­france même du pécheur, de l’absence de Dieu. Comme Jésus en Croix, elle peut à son tour reprendre la parole du psal­miste, mais pour l’adresser cette fois-​ci à son divin Fils : Mon Dieu, Mon Dieu, pour­quoi m’avez-​vous aban­don­né ? (Ps 21, 1).

En sa souf­france, elle regarde Jésus, encore atta­ché en croix. Lui, au moins, ne peut plus souf­frir. Son corps inani­mé est là, tou­jours sur le gibet, et déjà une paix indi­cible s’en dégage. En cette vision elle reprend force, elle sait la vic­toire de son Fils. Elle l’a enten­du dire au bon lar­ron : Aujourd’hui-même, tu seras avec moi au para­dis (Lc 23, 43). Mais voi­ci que tout-​à-​coup une agi­ta­tion trouble ce face-​à-​face entre la mère comme morte quoique vivante, et son Fils vivant quoique mort. Pilate a don­né son accord pour livrer les corps. Les sol­dats, après avoir rom­pu les jambes des deux autres cru­ci­fiés, s’ap­prochent de Jésus.

Voyant que déjà II était mort, ils ne lui rom­pirent pas les jambes. Mais un des sol­dats lui trans­per­ça le côté de sa lance, et aus­si­tôt il en jaillit du sang et de l’eau.

(Jn 19, 34)

Plus que le cœur inani­mé de Jésus qui ne peut plus souf­frir, ce nou­veau coup atteint de plein fouet le cœur mater­nel de Marie. L’outrage fait sur le corps du Fils atteint la Mère, et la Mère consen­tante conti­nue à souf­frir pour un Fils qui lui ne peut plus souf­frir. Sans doute expie-​t-​elle ici tant de com­mu­nions sacri­lèges, qui sont autant de pro­fa­na­tions du corps eucha­ris­tique de son Fils.

Arrive alors cette scène qui humai­ne­ment compte par­mi les plus dou­lou­reuses, celle de la remise du corps. Descendu de croix, le corps de Jésus est remis à sa mère. Marie avait don­né au monde son enfant, le plus beau des enfants des hommes (Ps 44, 3), ain­si que le désigne l’Écriture. Nous le lui avons ren­du inani­mé, ensan­glan­té, n’ayant plus figure humaine : De la plante des pieds jus­qu’au som­met de la tête, il n’y a plus rien de sain en lui, tout n’est que bles­sures et meur­tris­sures, plaies vives qui n’ont pas été pan­sées (Is 1, 6). Quelle iné­nar­rable souf­france que celle de Marie ! En Jésus cou­vert de plaies, Marie recon­naît tant de ses enfants défi­gu­rés par le péché et, pleu­rant sur son Fils Jésus, elle pleure sur eux ! A qui te com­pa­rer, à qui t’assimiler, fille de Jérusalem ? A qui t’égaler pour te conso­ler, fille de Sion ? Ta dou­leur est immense comme la mer (Lm 2, 13).

Comme toute mère en ces cir­cons­tances, Marie exa­mine une à une toutes les plaies de Jésus. Elle y lit toutes et cha­cune de ses souf­frances, elle y lit sur­tout tout son amour. De la plaie à jamais ouverte du cœur – jamais ne cica­trise une plaie faite sur un corps sans vie – elle a vu jaillir le sang et l’eau, sym­bole de l’Église et de ses sacre­ments. Tenant en ses bras ce corps sacré de Notre Seigneur Jésus-​Christ, elle se voit éta­blie gar­dienne de l’Église, elle se sait dépo­si­taire de l’immense tré­sor des mérites de la Rédemption, média­trice donc de toute grâce. En sa souf­france, Marie engendre. Et voi­ci, comme le disait Isaïe (Is 54, 1) rap­pe­lé ensuite par saint Paul (Ga 4, 27), que l’esseulée a une des­cen­dance plus nom­breuse que celle qui est féconde. À par­tir de cet ins­tant, Marie n’est plus seule, elle est mère de l’Église, d’un peuple immense, de toute langue, nation et race (Ap 7, 9) qui, tout au long des siècles, se pres­se­ra avec elle autour de la croix du Christ, du premier-​né d’entre les morts.

Un jour qu’il était en che­min, Jésus arri­va aux portes de la ville de Naïm. Et voi­ci qu’on empor­tait un mort, Fils unique de sa mère, et celle-​ci était veuve. Le Seigneur, l’ayant vu, fut tou­ché de com­pas­sion pour elle (Lc 7, 11–13) Alors qu’aux portes de la ville de Jérusalem, on mène au sépulcre un autre mort, lui aus­si Fils unique de sa mère, laquelle était veuve, laissons-​nous tou­cher de com­pas­sion pour elle, laissons-​nous péné­trer par la souf­france qui l’habitait ; nous en rece­vrons ain­si tous les bienfaits.

Source : Lou Pescadou n° 229

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.