Via crucis (14) – Jésus est mis au tombeau

De même que le Christ ne pou­vait res­sus­ci­ter sans être d’abord ense­ve­li, ain­si nous ne pou­vons vivre à Dieu, par la puis­sance du Christ, que si nous met­tons au tom­beau le vieil homme qui est en nous. Les grâces du Carême vont nous y aider.

Tout était allé très vite après la mort de Jésus. Avant même que celle-​ci ne fût consta­tée, les juifs avaient deman­dé à Pilate qu’on enle­vât les corps (Jn 19, 31). En effet l’habitude romaine consis­tait, en terres occu­pées, à lais­ser les cadavres sur le gibet en proie aux oiseaux ou à la putré­fac­tion, afin qu’à tra­vers ce trait effrayant, l’exemple don­né fût plus écla­tant. Mais une telle bar­ba­rie s’opposait for­mel­le­ment à la loi juive, pro­vi­den­tiel­le­ment énon­cée : le cru­ci­fié devait être des­cen­du du gibet le jour-​même de sa cru­ci­fixion – quitte à ache­ver le sup­pli­cié – afin que ne soit souillé le carac­tère sacré de la Terre Promise (Dt 21, 22–23). Aussi les juifs vinrent-​ils deman­der à Pilate qu’on res­pec­tât leur loi, ce qui fut accor­dé. C’est ain­si que le corps de Jésus put ensuite être remis à Marie, à la demande de Joseph d’Arimathie (Mc 15, 43). Mais là encore, le temps pres­sait, car c’était la pré­pa­ra­tion de la Pâque, et il était grand, ce jour de sab­bat (Jn 19, 31). Bientôt donc, avec la nuit tom­bée, il serait impos­sible de se dépla­cer sans enfreindre la loi sab­ba­tique (Ex 16, 23–29). Aussi fallait-​il aller au plus vite pour l’ensevelissement, et saint Jean rap­porte cet empres­se­ment : Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de ban­de­lettes avec des aro­mates, selon la manière d’ensevelir chez les Juifs. Or il y avait un jar­din au lieu où II avait été cru­ci­fié et, dans ce jar­din, un tom­beau neuf où per­sonne n’avait été mis. C’est donc là, à cause de la Préparation des Juifs, le tom­beau étant proche, qu’ils mirent Jésus (Jn 19, 40–42).

Voici donc le corps de Jésus ense­ve­li, le tom­beau refer­mé, et bien­tôt déser­té. Les proches de Jésus durent en effet bien vite s’en retour­ner et, pen­dant le sab­bat, demeu­rer en repos selon le pré­cepte (Lc 23, 56). Déserté ? Pas tout à fait : les Pharisiens, mal­gré le der­nier sou­pir de Jésus, conti­nuent à avoir peur du Crucifié. Sa mort a déchi­ré le voile du temple, obs­cur­ci le ciel, ébran­lé la terre. Et sur­tout, le spectre de sa pos­sible résur­rec­tion les hante : ne l’avait-Il pas annon­cée ? Toujours à leur demande donc, les sceaux de l’État sont appo­sés sur le sépulcre de Jésus, et nuit et jour les sol­dats le gardent (Mt 27, 66).

Pauvres pha­ri­siens ! Que peuvent donc les scel­lés, que peuvent les armées pour empê­cher l’Auteur de la Vie de bri­ser les chaînes de la mort ? Pour sûr, ces hommes sont à l’opposé du regard que Marie porte sur le tom­beau désor­mais fer­mé. Malgré la rapi­di­té de l’ensevelissement, la très sainte Vierge n’en avait per­du aucun ins­tant, et médi­tait main­te­nant toutes ces choses en son cœur. Chaque détail ali­men­tait sa prière. Ainsi, Celui qui était des­cen­du du Ciel dans le sein de la Vierge Marie, le voi­ci désor­mais des­cen­du dans le sein de la terre, en un tom­beau lui aus­si vierge, où per­sonne n’avait été mis (Jn 19, 41 ; Lc 23, 53). « De même que ni avant ni après lui, insiste saint Augustin, nul autre ne fut conçu dans le sein de la Vierge, ain­si, aucun autre corps ni avant ni après le sien, ne fut dépo­sé dans ce tom­beau ». Le geste de Nicodème et de Joseph d’Arimathie liant le corps de Jésus avec des ban­de­lettes (Jn 19, 40) ne pou­vait éga­le­ment que lui rap­pe­ler ce jour où, elle aus­si, elle avait enve­lop­pé de langes le corps de Jésus. Un autre point asso­ciait encore ces deux scènes : né dans une grotte qui n’était pas à lui, Jésus fut ense­ve­li en une autre grotte qui n’était tou­jours pas à lui. Et, dans les deux cas, un Joseph se trou­vait là. Aux yeux de la très sainte Vierge Marie, ces signes étaient annon­cia­teurs d’une nou­velle vie à venir. Habitée par la cer­ti­tude de l’espérance, ces heures lui rap­pe­laient celles où, l’Enfant Dieu repo­sant en son sein, elle atten­dait avec impa­tience sa naissance.

En cela, Marie se dis­tingue encore de Nicodème. Il était venu ense­ve­lir le Christ avec tout l’honneur dont témoignent ses cent livres de myrrhe et d’aloès (Jn 19, 39), et avait ain­si fait preuve d’un cou­rage et d’un amour remar­quables. Comme la Madeleine, Nicodème rap­pelle que la seule mesure pour aimer Dieu est de l’aimer sans mesure, et il nous importe de le rete­nir. Au sein d’une huma­ni­té en pleine décom­po­si­tion qui, dans la cor­rup­tion de son impié­té, comme Lazare mort sent déjà mau­vais (Jn 11, 37), l’Église vou­drait nous voir répandre avec la même sur­abon­dance la bonne odeur du Christ (2 Co 2, 14) afin qu’à ces hommes éga­rés, notre foi leur devienne une lueur d’espérance. S’il nous sert donc de modèle sur ce point, il n’en reste pas moins que Nicodème, en son geste même, montre qu’il n’envisageait pas la résur­rec­tion, comme le sou­ligne saint Jean Chrysostome : « Il fai­sait preuve d’un amour extra­or­di­naire pour lui mais, en appor­tant ain­si des aro­mates qui ont la ver­tu de conser­ver très long­temps les corps et de les pré­ser­ver de la cor­rup­tion, il ne consi­dé­rait encore le Sauveur que comme un homme. » Pour Marie au contraire, le tom­beau ain­si scel­lé par­lait beau­coup plus de vie que de mort. Elle le savait, son pre­mier né était venu au monde pour y être le premier-​né d’entre les morts. S’il s’était fait comme pri­son­nier en ses langes de nouveau-​né, c’était afin de nous libé­rer des liens du péché. Entravant bien­tôt le mors de la mort (cf. Os 13, 14), le Ressuscité lais­se­ra ses ban­de­lettes au tom­beau pour en sor­tir libre, et nous avec lui. Car si la mort entou­rait encore la pre­mière grotte ain­si qu’en témoignent les saints Innocents, tout ne sera bien­tôt que vie renais­sante autour du tom­beau vide. Aussi Marie était-​elle per­sua­dée que sans tar­der, l’ange vien­drait annon­cer la vie recou­vrée et la véri­table paix (Lc 24, 4–7), tout comme il était venu por­ter l’annonce aux ber­gers (Lc 2, 10).

Jésus lui-​même ne l’avait-il pas pro­phé­ti­sé ? Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beau­coup de fruit (Jn 12, 24–25). Voici désor­mais Jésus pla­cé en terre, ense­ve­li en son sein. Comment ne porterait-​Il pas beau­coup de fruits, en lui-​même et dans ceux qu’il était venu sau­ver ? Car, comme le rap­pelle saint Paul, nous aus­si par le bap­tême, nous avons été ense­ve­lis avec le Christ (Ro 6, 4). Et l’apôtre de pré­ci­ser sa pen­sée : Notre vieil homme a été cru­ci­fié avec lui, pour que fût réduit à l’im­puis­sance ce corps de péché, afin que nous ne soyons plus esclaves du péché (Ro 6, 6), mais qu’au contraire nous vivions d’une vie nou­velle (Ro 6, 4). L’opposition est en effet radi­cale. De même que le Christ ne pou­vait res­sus­ci­ter sans être d’abord ense­ve­li, ain­si nous ne pou­vons vivre à Dieu qu’à la mesure où, par la puis­sance du Christ, nous fai­sons mou­rir chaque jour le vieil homme en nous, celui tris­te­ment héri­té d’Adam pécheur. Saint Paul est on ne peut plus clair : Que le péché ne règne donc point dans votre corps mor­tel de manière à vous plier à ses convoi­tises. Ne faites plus de vos membres des armes d’in­jus­tice au ser­vice du péché ; mais offrez-​vous à Dieu comme des vivants reve­nus de la mort, et faites de vos membres des armes de jus­tice au ser­vice de Dieu (Ro 6, 12–13).

Le saint tom­beau, témoin tout à la fois de l’ensevelissement et de la Résurrection du Christ, est comme le pivot autour duquel gra­vite toute la vie chré­tienne. Là se dis­tinguent les bons des méchants : les gardes y devinrent comme morts, tan­dis que paix est com­mu­ni­quée à ceux qui cherchent Jésus (cf. Mt 28, 2–5). Toute notre vie ici-​bas est comme sus­pen­due à ce duel que se livrent la vie et la mort au tom­beau du Christ. Pour cha­cun d’entre nous en effet, il n’est d’autre alter­na­tive que de faire mou­rir Jésus pour vivre loin de lui, ou de mou­rir à soi-​même pour vivre en Dieu. De ce duel dépend notre des­ti­née éter­nelle, de salut ou de per­di­tion ; de notre confi­gu­ra­tion ou non au Christ mort et res­sus­ci­té découle notre résur­rec­tion finale avec lui ou notre dam­na­tion. Au vu d’un tel enjeu, saint Paul se fait tou­jours plus pres­sant : Faites donc mou­rir vos membres, les membres de l’homme ter­restre, la for­ni­ca­tion, l’im­pu­re­té, la luxure, toute mau­vaise convoi­tise et la cupi­di­té qui est une ido­lâ­trie. Ce sont ces choses qui attirent la colère de Dieu. Maintenant donc, vous aus­si ense­ve­lis­sez tout cela, la colère, l’a­ni­mo­si­té, la méchan­ce­té ; que les injures et les paroles déshon­nêtes soient ban­nies de votre bouche. Ne vous men­tez points les uns aux autres, puisque vous avez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres, pour vous revê­tir de l’homme nou­veau (Col 3, 5- 10).

Au terme de ce che­min de Croix, pro­met­tons donc au Christ mort pour notre salut de ne pas rendre vaine sa croix en nous (1 Co 1, 17). Crucifions bien plu­tôt en notre vie quo­ti­dienne la chair avec ses pas­sions et ses convoi­tises (Ga 5, 24), afin d’être effec­ti­ve­ment comp­tés au nombre de ceux qui appar­tiennent à Jésus-​Christ (ibid.). A Jésus qui par amour pour nous a tra­ver­sé tant de sup­plices et d’injustices, redi­sons notre confiance, renou­ve­lons notre allé­geance et deman­dons per­sé­vé­rance, afin qu’au sein même des épreuves, nous cla­mions tou­jours avec saint Paul : Qui nous sépa­re­ra de l’a­mour du Christ ? Sera-​ce la tri­bu­la­tion, ou l’an­goisse, ou la per­sé­cu­tion, ou la faim, ou la nudi­té, ou le péril, ou l’é­pée ? …J’ai l’as­su­rance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les prin­ci­pau­tés, ni les choses pré­sentes, ni les choses à venir, ni les puis­sances, ni la hau­teur, ni la pro­fon­deur, ni aucune autre créa­ture ne pour­ra nous sépa­rer de l’a­mour de Dieu dans le Christ Jésus Notre-​Seigneur (Ro 8, 35–39).

Source : Lou Pescadou n° 230

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.