« Rougis donc, ô cendre orgueilleuse : un Dieu s’humilie, et toi tu t’élèves ! » Saint Bernard
L’ultime chute de Jésus se produit à quelques mètres du lieu de la crucifixion, tandis que le Christ s’engage sur le léger dénivelé formant le promontoire naturel du Calvaire. À n’en pas douter, cette chute est celle qui coûte le plus à la nature humaine de Jésus, tellement elle est épuisée de par tout le sang déjà versé.
À voir Jésus ainsi affalé de tout son long, comme réduit à rien, les Pharisiens et les princes des prêtres s’enfoncent toujours davantage dans leur délectation mauvaise. Ils croient triompher !
Il leur avait semblé que Jésus bravait leur puissance, tandis qu’il chassait les vendeurs du temple et se posait ainsi en réformateur du culte (Jn 2, 18). Oui, vraiment, Il avait semblé s’opposer à eux, les détenteurs de la Loi, lorsqu’il osait guérir les jours de sabbat (Jn 5, 10–12). Dès lors, se sentant menacés, craignant pour leur pouvoir et leur autorité incontestée tellement elle se faisait craindre, ils étaient partis dans une lutte sans merci contre lui, précisément parce qu’il ne les craignait pas, parce qu’il ne faisait pas acte de soumission à leur endroit. Il avait même osé se déclarer plus grand qu’eux, en se faisant Fils de Dieu (Jn 5, 18). Or l’orgueilleux ne supporte nullement une grandeur autre que la sienne, elle n’est à ses yeux que rivalité. Aussi, contre Jésus et ses disciples, ils avaient prononcé l’excommunication (Jn 9, 22). Mais rien n’y faisait, la foule n’avait pour lui que dévotion. Il fallait que cela cesse, la survie de leur pouvoir était à ce prix, avaient-ils dit : Si nous le laissons faire, tous croiront en lui, et les Romains détruiront notre ville et notre nation (Jn 11, 48). Et le grand-prêtre Caïphe avait froidement répondu : Il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas (Jn 11, 50). Ces hommes pétris d’orgueil, dans leur folle envie de prendre le dessus sur un Dieu incarné pour nous, n’avaient trouvé d’autre voie que de le condamner à mort !
Alors que désormais Jésus est à terre, semblable à un ver et non plus à un homme, opprobre des hommes et rebut du peuple (Ps 21, 7), ces Pharisiens jubilent, croyant tenir leur revanche. Sous leur pression, cette foule qui hier encore l’adulait venait de réclamer sa condamnation (Mt 27, 20). Et dans un instant, ils vociféreront leur haine contre le crucifié, en un cri qu’ils croiront de victoire : Il en a sauvé d’autres, il ne peut se sauver lui-même ! Il est roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ! Il a mis sa confiance en Dieu ; s’il l’aime, qu’il le délivre maintenant, car il a dit : Je suis Fils de Dieu ! (Mt 27, 42–43 ; cf. Ps 21, 9).
Ô drame de l’orgueil ! Mené à ton comble, tu ne places ta grandeur qu’à écraser les autres, tu n’as pour triste joie que le rabaissement de celui qui n’est pas toi. Plus qu’aucun autre, ces Pharisiens, ces scribes et ces Anciens (Mt 27, 41), ces grands prêtres qui ont détourné la grandeur de Dieu à leur propre compte, tous ceux-là sont l’incarnation de ce terrible vice. L’amour de soi y rime avec le mépris d’autrui ; il manipule ceux qui lui sont soumis, il lutte à mort contre qui menacerait sa suprématie.
A dominer ainsi, l’orgueilleux se croit vivant, il se croit puissant, mais déjà il est mort ! Il s’est fermé à tout ce qui le transcende, et même de la Vérité il ne veut pas. Car même elle, il la croit en sa puissance, habitué qu’il est à la manipuler, pour mieux dominer. Ce que faisant, il s’enfonce toujours plus dans les ténèbres du mensonge et de la mort, en ces lieux ô combien loin de Dieu où règne le Père du mensonge, le Prince des ténèbres.
Si seulement ces Pharisiens avaient écouté l’avertissement du saint homme Job ! Assis sur son tas de fumier, dépouillé de toute humaine dignité, sa grandeur de cœur n’en apparaissait qu’avec plus de splendeur. Saisi par la transcendance de Dieu, il fustigeait ainsi l’orgueil : Depuis l’origine, depuis que l’homme a été placé sur terre, le triomphe des méchants est de courte durée, et la joie de l’impie n’est que d’un instant. Que son orgueil s’élève jusqu’au ciel, que sa tête atteigne les nues, il finira par disparaître comme du fumier, et ceux qui l’avaient vu diront : où est-il ? (Jb 20, 4–6) Satan lui-même avait été la première illustration de cette imparable sort : Tu étais le sceau, l’image de Dieu, le caractère de sa ressemblance ; tu as été dans les délices du paradis de Dieu ; tu étais un chérubin protecteur, aux ailes étendues, et je t’ai placé sur la sainte montagne de Dieu… Et tu as péché ! … Ton cœur s’est élevé dans ton éclat, tu as perdu la sagesse dans ta beauté, et je t’ai précipité à terre. Je ferai sortir du milieu de toi un feu qui te dévorera, et je te réduirai en cendres sur la terre, aux yeux de tous ceux qui te verront (Ez 28, 12–19).
Oui, les Pharisiens comme les Anciens avaient entendu ces leçons. Mais précisément, le superbe se ferme à toute sorte de leçon. De la part de l’intelligence, ce n’est là que démence : Se disant sage, ils sont devenus fous (Ro 1, 22).
Et saint Jean Chrysostome d’insister : « Quoi de plus insensé que de résister à Dieu, de vouloir lui faire la guerre ? Quoi de plus insensé que d’avoir pour ennemi non pas un homme, non pas un ange, mais Dieu en personne, et d’oser le provoquer en duel ? »
Au changement de vie de l’orgueilleux, l’enseignement est donc impuissant ; il y faut l’humiliation. Aussi le Christ, en sa Rédemption, a‑t-Il voulu la prendre sur lui, en notre nom. Dieu, devenu homme parmi les hommes, a voulu s’anéantir lui-même, et nous le voyons là, gisant à terre, humilié et bafoué. À l’orgueilleux, Dieu avait dit : Je te précipiterai à terre, je te réduirai en cendre. Ainsi Adam, notre premier père en humanité comme en orgueil, avait été chassé du jardin d’Eden, puis voué à retourner en terre, à redevenir poussière (Ge 3, 19). Et voici Jésus, le nouvel Adam, gisant pour nous à terre. Oui, vraiment, nous l’avons vu méprisé, le dernier des hommes (Is 53, 2–3) ; quia ipse voluit, chante à satiété la liturgie, parce que lui-même l’a voulu (Is 53,7). Il l’a voulu pour notre salut, ainsi que l’avait prédit Jérémie : Il tendra la joue à celui qui le frappe, il sera rassasié d’opprobres (Lm 3, 30). Et de même Isaïe : J’ai livré mon dos à ceux qui me frappaient, mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas dérobé ma face aux outrages et aux crachats (Is 50, 6). Le plus étonnant est peut-être que, maudit, il ne maudissait pas ; maltraité, il ne menaçait pas ( 1 P 2, 23). Saint Pierre en explique aussitôt la raison ; Il a lui-même porté nos péchés en son corps sur le bois afin que, morts au péché, nous vivions pour la justice (1 P 2, 24).
« Rougis donc, ô cendre orgueilleuse : un Dieu s’humilie, et toi tu t’élèves ! » (St Bernard). Écoute ici-bas son appel à la conversion, afin de ne pas entendre dans l’au-delà ta condamnation. Car, sache- le, l’homme hautain est en abomination au Seigneur (Pr 16, 5). Mais, pour te montrer la voie et mériter pour toi, Il s’est humilié. Écoute donc sa voix : Tu dis : je suis riche en mérites et n’ai besoin de personne ; et tu ne sais pas que tu es à plaindre, que tu es misérable, pauvre, aveugle, et nu (Ap 3, 17). Si tu te voyais tel que tu étais, tu te déplairais, et ainsi tu commencerais à me plaire. Mais parce que tu t’aveugles sur toi-même et refuse de te voir tel que tu es, tu te plais et tu me déplais. Prends garde, car si tu ne t’humilies, viendra un temps où tu ne plairas ni à toi ni à moi ; à moi, parce que tu as péché ; à toi, parce que tu brûleras éternellement.
Ô Jésus, qui tombez la face contre terre, apprenez-moi par vos mérites à tomber moi aussi la face contre terre. Puissé-je reconnaître mon néant de créature devant votre Majesté divine, et chanter ainsi avec Marie son Magnificat. Mais il me faudra pour cela commencer par prier avec David son Miserere (Ps 50), pour confesser dans l’humilité toutes ces fois où je mettais mon bonheur à offenser votre honneur. Ainsi seulement pourrai-je préparer vos voies en moi, puisque Vous résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles (1 P 5, 5 ; Je 4, 6).
Source : Lou Pescadou n° 224