Via crucis (6) – Véronique essuie la face de Jésus

Restée humaine au milieu de tant de haine, elle est celle qui garde le cou­rage de la bonté.

Son geste, comme la grâce qu’elle en reçut, tous les connaissent. Traversant la foule hos­tile, fran­chis­sant bra­ve­ment la ran­gée de sol­dats qui inter­di­sait d’approcher le pri­son­nier, cette femme s’élance vers Jésus pour lui essuyer la face, toute de sueur, de sang et de pous­sière. Restée humaine au milieu de tant de haine, elle est celle qui garde le cou­rage de la bonté.

À l’encontre de tout ce qui l’entoure, elle apporte le témoi­gnage de sa fidé­li­té. Elle s’élance donc vers cet homme, sans beau­té ni éclat, objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de dou­leur, fami­lier de la souf­france (Is 53, 2–3). Elle s’élance vers lui pour lui redon­ner ne serait-​ce qu’un ins­tant ses véri­tables traits. Car elle le sait, cet homme, pour n’être pas seule­ment homme mais homme-​Dieu, est le plus beau des enfants des hommes, et la grâce est répan­due sur ses lèvres (Ps 44, 3). Combien elle vou­drait qu’en ces heures si sombres, la divine grâce du Verbe Incarné puisse à nou­veau rayon­ner ! Ne serait-​ce qu’un ins­tant… Peut-​être les bour­reaux en seraient-​ils conver­tis, et réaliseraient-​ils leur méprise ? Peut-​être la traî­trise de ceux qui l’ont condam­né serait-​elle ain­si dévoilée ?

O femme, à l’inverse du Cyrénéen, tu as obéi non à un ordre, mais à l’amour ; à l’amour de Jésus, comme à l’amour des pécheurs : c’est pour eux que tu vou­lais la divine lueur. Et, dans ta force, le Seigneur t’a bénie (Jd 13, 22) : sur ton voile, Il a lais­sé sa divine effi­gie. Ton pri­vi­lège n’est pas moindre que celui accor­dé à Moïse : Ma face ira avec toi, et je te don­ne­rai le repos (Ex 33, 14).

O femme, dis-​le-​nous, qui donc es-​tu ? Apprends-​nous ne serait-​ce que ton nom. Car si nous t’appelons Véronique, c’est seule­ment en rai­son de ce que te valut ton geste, pour cette vera ico­na (véri­table image), pour ce visage du Christ gra­vé à tout jamais sur ton linge. Pourquoi donc ce silence sur ta per­sonne ? Autour de ton mys­tère et de ton voile, nombre ont bro­dé maintes légendes. Je ne crois guère à ceux qui, tar­di­ve­ment, te pro­cla­mèrent femme de Zachée, venue jusqu’à Rocamadour puis Soulac. Non. Ton nom, tu as vou­lu le tenir caché. Ce n’est pas sans rai­son. Tu vou­lais nous invi­ter à nous retrou­ver en ton geste, en tes ardeurs, en ton amour, et ain­si en ta récom­pense. En ce sens, je crois beau­coup plus à ce texte du IIIe siècle fai­sant de toi l’hémorroïsse gué­rie pour avoir tou­ché la frange du man­teau du Christ (Lc 8, 43–44). Car en cette gué­ri­son, nous pou­vons tous nous retrou­ver, si du moins nous sou­met­tons nos bles­sures morales au Christ et à son vête­ment, au Christ et à son Église.

Dans l’humilité et le repen­tir, tu avais donc effleu­ré la tunique du Christ, et de Celui-​ci, une force sal­vi­fique était sor­tie (Lc 8, 46). La confes­sion faite ensuite à ses pieds (Lc 8, 47) te per­mit d’entendre la parole libé­ra­trice : Ma fille, ta foi t’a sau­vée, va en paix (Lc 8, 48). En toi, la résur­rec­tion de l’âme sui­vait la gué­ri­son du corps. Sans ce pre­mier contact avec le vête­ment du Christ, jamais sa face n’aurait pu, par la suite, s’imprimer sur ton propre vête­ment : il faut un cœur puri­fié pour que la divine lumière puisse s’y reflé­ter. Tu nous apprends ain­si que, pour res­sem­bler au Christ, il faut com­men­cer par pleu­rer ses péchés et les dépo­ser aux pieds du Sauveur, l’âme rem­plie de crainte et d’espérance.

Ainsi débar­ras­sée de ses vile­nies, l’âme peut se lais­ser len­te­ment impré­gner par l’effigie divine, à la mesure même où elle sera éprise de la face du Seigneur : C’est ta face, Seigneur, que je cherche ; ne me cache pas ta face (Ps 26, 8–9). Seule cette soif a fait les saints. À sa manière et par son geste, Véronique avait en effet fait sienne cette prière : Montre-​moi ton visage, fais-​moi entendre ta voix (Ct 2, 14). À sa suite, redi­sons avec le psal­miste : Montrez-​nous, Seigneur, votre face, et nous serons sau­vés (Ps 79, 20). Oui, bien­heu­reux celui qui vit ain­si sous le regard de Dieu : J’avais tou­jours le Seigneur devant les yeux ; Il est à ma droite, je ne serai pas ébran­lé (Ps 15, 8).

En Véronique, ces grands dési­rs ne se rédui­saient pas à de simples sou­pirs ; ils gou­ver­naient son agir. Elle savait les limites de l’amour seule­ment affec­tif : il nous laisse enfer­més dans notre sen­si­bi­li­té, et donc en nous-​mêmes. En cela, elle de dis­tingue des pleu­reuses de Jérusalem, qui se tiennent non loin d’elle. Pour sa part, elle avait com­pris que l’amour authen­tique se doit d’être effec­tif, autre­ment dit qu’il engage dans les actes, et donc dans l’oubli de soi. Éprise du sens de l’honneur de Dieu, elle s’élança donc contre tous les hommes et toutes les peurs, pour aller essuyer la face de son Sauveur. Sans son acte héroïque, jamais la face du Seigneur ne se serait impri­mée sur son linge.

Puissions-​nous, à sa suite, être ain­si habi­tés du sens de l’honneur de Dieu ! Que jamais notre cou­rage ne se dérobe devant ces outrages qui hélas se per­pé­tuent à tra­vers le temps. Combien, en leur lan­gage, se com­plaisent à mépri­ser le Christ, à défi­gu­rer l’Église ? À l’image de sainte Véronique, ayons en grand hon­neur le Christ conti­nué en son Église. L’ardeur que nous met­trons à défendre cet hon­neur nous fera décou­vrir la beau­té de l’Église en sa divine splen­deur, par-​delà la fai­blesse des hommes.

Nous mar­che­rons encore dans les pas de sainte Véronique lorsque, au vu de la misère de notre sem­blable, nous sau­rons nous oublier pour le sou­la­ger. Le Christ ne nous en a‑t-​il pas aver­ti ? J’étais malade, et vous m’a­vez visi­té ; en pri­son, et vous êtes venus à moi (Mt 24, 36). Et lorsque nous l’interrogerons pour savoir quand nous l’avons vu malade, nu ou en pri­son, Il nous répon­dra : Toutes les fois que vous l’a­vez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez fait (Mt 24, 40). À agir ain­si, le visage même du Christ se gra­ve­ra au plus pro­fond de nos âmes, comme il s’imprima sur le voile de la Veronica. L’amour sur­na­tu­rel d’autrui est en effet le miroir où res­plen­dit la face du Christ, tel­le­ment la cha­ri­té envers Dieu et la cha­ri­té fra­ter­nelle ne font qu’un.

Ma sainte Face, semble nous dire le Christ, voi­là ce qu’il faut que vous soyez vous-​mêmes en votre âme, en votre vie ! Comment resplendirait-​elle dans le monde d’aujourd’hui, si ce n’est à tra­vers vous ? Comme à Véronique, je vous ai confié mon effi­gie ; ne vous ai-​le pas, en votre bap­tême, mar­qué de mes propres traits ? Le carac­tère bap­tis­mal n’est pas autre chose. Cette image pre­mière, il vous revient de l’épanouir, pour l’amener jusqu’à la res­sem­blance par­faite. C’est ain­si que vous serez la gloire de mon Père, et qu’à tra­vers vous votre pro­chain sau­ra décou­vrir, comme à tra­vers le voile (He 10, 20), le visage même de Dieu.

Puisse ain­si le Père trou­ver en beau­coup d’âmes la Face de son Fils et l’amour de son Cœur, fai­sant leur la prière du psal­miste : O Dieu, notre Protecteur, regar­dez la Face de votre Christ ! (Ps. 83, 10)

Source : Lou Pescadou n° 221

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.