Restée humaine au milieu de tant de haine, elle est celle qui garde le courage de la bonté.
Son geste, comme la grâce qu’elle en reçut, tous les connaissent. Traversant la foule hostile, franchissant bravement la rangée de soldats qui interdisait d’approcher le prisonnier, cette femme s’élance vers Jésus pour lui essuyer la face, toute de sueur, de sang et de poussière. Restée humaine au milieu de tant de haine, elle est celle qui garde le courage de la bonté.
À l’encontre de tout ce qui l’entoure, elle apporte le témoignage de sa fidélité. Elle s’élance donc vers cet homme, sans beauté ni éclat, objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de douleur, familier de la souffrance (Is 53, 2–3). Elle s’élance vers lui pour lui redonner ne serait-ce qu’un instant ses véritables traits. Car elle le sait, cet homme, pour n’être pas seulement homme mais homme-Dieu, est le plus beau des enfants des hommes, et la grâce est répandue sur ses lèvres (Ps 44, 3). Combien elle voudrait qu’en ces heures si sombres, la divine grâce du Verbe Incarné puisse à nouveau rayonner ! Ne serait-ce qu’un instant… Peut-être les bourreaux en seraient-ils convertis, et réaliseraient-ils leur méprise ? Peut-être la traîtrise de ceux qui l’ont condamné serait-elle ainsi dévoilée ?
O femme, à l’inverse du Cyrénéen, tu as obéi non à un ordre, mais à l’amour ; à l’amour de Jésus, comme à l’amour des pécheurs : c’est pour eux que tu voulais la divine lueur. Et, dans ta force, le Seigneur t’a bénie (Jd 13, 22) : sur ton voile, Il a laissé sa divine effigie. Ton privilège n’est pas moindre que celui accordé à Moïse : Ma face ira avec toi, et je te donnerai le repos (Ex 33, 14).
O femme, dis-le-nous, qui donc es-tu ? Apprends-nous ne serait-ce que ton nom. Car si nous t’appelons Véronique, c’est seulement en raison de ce que te valut ton geste, pour cette vera icona (véritable image), pour ce visage du Christ gravé à tout jamais sur ton linge. Pourquoi donc ce silence sur ta personne ? Autour de ton mystère et de ton voile, nombre ont brodé maintes légendes. Je ne crois guère à ceux qui, tardivement, te proclamèrent femme de Zachée, venue jusqu’à Rocamadour puis Soulac. Non. Ton nom, tu as voulu le tenir caché. Ce n’est pas sans raison. Tu voulais nous inviter à nous retrouver en ton geste, en tes ardeurs, en ton amour, et ainsi en ta récompense. En ce sens, je crois beaucoup plus à ce texte du IIIe siècle faisant de toi l’hémorroïsse guérie pour avoir touché la frange du manteau du Christ (Lc 8, 43–44). Car en cette guérison, nous pouvons tous nous retrouver, si du moins nous soumettons nos blessures morales au Christ et à son vêtement, au Christ et à son Église.
Dans l’humilité et le repentir, tu avais donc effleuré la tunique du Christ, et de Celui-ci, une force salvifique était sortie (Lc 8, 46). La confession faite ensuite à ses pieds (Lc 8, 47) te permit d’entendre la parole libératrice : Ma fille, ta foi t’a sauvée, va en paix (Lc 8, 48). En toi, la résurrection de l’âme suivait la guérison du corps. Sans ce premier contact avec le vêtement du Christ, jamais sa face n’aurait pu, par la suite, s’imprimer sur ton propre vêtement : il faut un cœur purifié pour que la divine lumière puisse s’y refléter. Tu nous apprends ainsi que, pour ressembler au Christ, il faut commencer par pleurer ses péchés et les déposer aux pieds du Sauveur, l’âme remplie de crainte et d’espérance.
Ainsi débarrassée de ses vilenies, l’âme peut se laisser lentement imprégner par l’effigie divine, à la mesure même où elle sera éprise de la face du Seigneur : C’est ta face, Seigneur, que je cherche ; ne me cache pas ta face (Ps 26, 8–9). Seule cette soif a fait les saints. À sa manière et par son geste, Véronique avait en effet fait sienne cette prière : Montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix (Ct 2, 14). À sa suite, redisons avec le psalmiste : Montrez-nous, Seigneur, votre face, et nous serons sauvés (Ps 79, 20). Oui, bienheureux celui qui vit ainsi sous le regard de Dieu : J’avais toujours le Seigneur devant les yeux ; Il est à ma droite, je ne serai pas ébranlé (Ps 15, 8).
En Véronique, ces grands désirs ne se réduisaient pas à de simples soupirs ; ils gouvernaient son agir. Elle savait les limites de l’amour seulement affectif : il nous laisse enfermés dans notre sensibilité, et donc en nous-mêmes. En cela, elle de distingue des pleureuses de Jérusalem, qui se tiennent non loin d’elle. Pour sa part, elle avait compris que l’amour authentique se doit d’être effectif, autrement dit qu’il engage dans les actes, et donc dans l’oubli de soi. Éprise du sens de l’honneur de Dieu, elle s’élança donc contre tous les hommes et toutes les peurs, pour aller essuyer la face de son Sauveur. Sans son acte héroïque, jamais la face du Seigneur ne se serait imprimée sur son linge.
Puissions-nous, à sa suite, être ainsi habités du sens de l’honneur de Dieu ! Que jamais notre courage ne se dérobe devant ces outrages qui hélas se perpétuent à travers le temps. Combien, en leur langage, se complaisent à mépriser le Christ, à défigurer l’Église ? À l’image de sainte Véronique, ayons en grand honneur le Christ continué en son Église. L’ardeur que nous mettrons à défendre cet honneur nous fera découvrir la beauté de l’Église en sa divine splendeur, par-delà la faiblesse des hommes.
Nous marcherons encore dans les pas de sainte Véronique lorsque, au vu de la misère de notre semblable, nous saurons nous oublier pour le soulager. Le Christ ne nous en a‑t-il pas averti ? J’étais malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi (Mt 24, 36). Et lorsque nous l’interrogerons pour savoir quand nous l’avons vu malade, nu ou en prison, Il nous répondra : Toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 24, 40). À agir ainsi, le visage même du Christ se gravera au plus profond de nos âmes, comme il s’imprima sur le voile de la Veronica. L’amour surnaturel d’autrui est en effet le miroir où resplendit la face du Christ, tellement la charité envers Dieu et la charité fraternelle ne font qu’un.
Ma sainte Face, semble nous dire le Christ, voilà ce qu’il faut que vous soyez vous-mêmes en votre âme, en votre vie ! Comment resplendirait-elle dans le monde d’aujourd’hui, si ce n’est à travers vous ? Comme à Véronique, je vous ai confié mon effigie ; ne vous ai-le pas, en votre baptême, marqué de mes propres traits ? Le caractère baptismal n’est pas autre chose. Cette image première, il vous revient de l’épanouir, pour l’amener jusqu’à la ressemblance parfaite. C’est ainsi que vous serez la gloire de mon Père, et qu’à travers vous votre prochain saura découvrir, comme à travers le voile (He 10, 20), le visage même de Dieu.
Puisse ainsi le Père trouver en beaucoup d’âmes la Face de son Fils et l’amour de son Cœur, faisant leur la prière du psalmiste : O Dieu, notre Protecteur, regardez la Face de votre Christ ! (Ps. 83, 10)
Source : Lou Pescadou n° 221