A travers ces filles de Jérusalem qui se croient bien portantes et pourtant si malades, c’est aussi à chacun d’entre nous que Jésus s’adresse.
À l’approche de la Pâque, en cette Jérusalem bouillonnante et débordante de pèlerins venus de toutes parts, ils sont nombreux, ceux qui suivent Jésus en son chemin de supplicié. Saint Luc n’oublie pas de le souligner : Le peuple le suivait en grande foule (Lc 23, 27). Toujours, les grands procès et les exécutions publiques ont attiré les masses. Au sein de cette populace bigarrée qui, pour être grégaire, se réjouit trop vite du malheur d’autrui, un petit groupe de femmes se distingue : pour leur part, elles pleuraient à grands gestes et se lamentaient sur lui, dit l’évangéliste. Ne les identifions pas avec ces femmes de Galilée qui, pour aimer Jésus depuis longtemps, le suivaient et le servaient (cf. Lc 8,2 et 23, 49). Ce n’est pas de celles-là dont il s’agit, saint Luc est précis : les pleureuses ne sont pas Galiléennes, mais filles de Jérusalem (Lc 23, 28).
Ces femmes, dont le cœur maternel se lamente sur le sort de Jésus, ont pour elles de ne pas faire corps avec le mépris et la méchanceté qui entoure le supplicié. Elles sont simplement horrifiées du traitement réservé à cet homme. Oui, c’est un sentiment d’humanité qui anime leurs pleurs, sentiment que tant autour d’elles ont enfoui sous la méchanceté.
Et Jésus, dit saint Luc, se retourna vers elles. Ce détail, qui relève d’un témoin oculaire – une de ces femmes, peut-être ? – dit à lui seul toute la charité du Christ à leur endroit. C’est la seule fois qu’en son chemin de croix II va parler, et ces rares mots leur sont réservés. Ils n’ont d’autre but que de leur faire dépasser les sentiments humains, car faire corps avec la Passion du Christ ne consiste pas à pousser des cris éplorés. C’est sur autre chose qu’il faut pleurer : Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et vos enfants (Lc 23, 28).
Par-delà ces femmes qui pleurent les souffrances du Christ mais non leur cause, à travers ces filles de Jérusalem qui se croient bien portantes et pourtant si malades, c’est aussi à chacun d’entre nous que Jésus s’adresse. Ne nous arrive-t-il donc jamais de pleurer sur les souffrances et déchéances du monde, alors que nos vies restent si souvent enlisées dans la médiocrité ? Nos discours effrayés devant la progression du mal en nos sociétés ne sonnent-ils pas terriblement faux, lorsque nous sommes par trop enclins à banaliser le mal moral en nous ? Aussi le Seigneur nous avertit du danger en lequel nous sommes : Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous et vos enfants, sur vous et sur vos œuvres.
En regardant les souffrances du Christ, apparaît en effet toute la gravité du péché, et donc de notre situation de pécheurs. Si, pour être vaincu, le péché doit être expié, alors il nous importe à nous pécheurs de reconnaître nos fautes dans les pleurs du cœur et le repentir, dans le regret et la pénitence. Ce seul aveu rétablira déjà quelque peu la justice divine, ainsi que l’a si merveilleusement dit saint Augustin : « Celui qui confesse ses péchés et s’en accuse, commence à agir conjointement avec Dieu. Dieu accuse tes péchés ; si tu en fais autant, tu te joins à lui. Détruis ce que tu as fait, ton péché, afin que Dieu sauve ce qu’il a créé en toi, son image. Il faut haïr en toi ton œuvre, et y aimer l’ouvrage de Dieu. Quand ce que tu as fait commencera à te déplaire, alors tu commenceras à faire le bien, car le commencement du bien n’est autre chose que la confession du mal ».
Néanmoins, reconnaître ses fautes ne suffit pas, ce n’est là que le premier pas. En effet, la contrition ne consiste pas en un simple regret du péché, elle fait encore réparer. En cela, les filles de Jérusalem n’imitent pas sainte Véronique ; elles se lamentent, mais n’agissent pas. Et Jésus les reprend. Et Jésus nous apprend ce qu’est la véritable contrition : non une stérile lamentation de la sensibilité, mais action réparatrice émanant de la charité. L’amour affectif n’a en effet de place que joint à l’amour effectif, car l’amour n’est pas fait premièrement de sentiment, mais d’engagement : Si vous m’aimez, gardez mes commandements (Jn 14, 15).
L’avertissement du Christ est donc clair : Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et vos enfants. Mais voici qu’il se fait désormais sévère, annonciateur de la céleste colère : car si l’on traite ainsi le bois vert, qu’en sera-t-il du bois sec ? (Lc 23, 31). L’image parle d’elle-même, et le Sauveur nous en avait déjà averti : si le divin Vigneron émonde le sarment qui porte du fruit, Il jette au feu celui qui n’en porte point (Jn 15, 6). Et comme pour préciser cette terrible réalité, Notre Seigneur continue : Alors les hommes commenceront à dire aux montagnes : tombez sur nous, et aux collines : couvrez-nous (Lc 23, 30). Effrayant sont ces mots ! Ce sont ceux par lesquels le prophète Osée avait prédit la ruine de Samarie, à la veille de l’invasion assyrienne. Le massacre y sera si terrible que, pour s’y soustraire, on souhaiterait être enseveli par les montagnes : Les hauts lieux de l’idole, péché d’Israël, seront dévastés… et eux diront aux montagnes : couvrez-nous ; et aux collines : tombez sur nous (Os 10, 8). Avec quelques décennies d’avance, Jésus voit la chute et la ruine de ce peuple qui, après avoir tué les prophètes, met le comble à tous ses crimes en crucifiant son Messie, le Fils de Dieu fait homme. Et Jérusalem engloutira également en son malheur celles qui en resteront les filles tant qu’elles ne pleureront pas en vérité leurs péchés et ceux de leur Cité : Voici venir les jours où l’on dira : Heureuses les stériles, les entrailles qui n’ont point enfanté, les mamelles qui n’ont point allaité (Lc 23, 29).
Mais la ruine de Jérusalem ainsi annoncée par le Christ, si terrible soit-elle, n’est à son tour qu’une pale image de la colère de l’Agneau, venant à la fin des temps juger les vivants et les morts, et où les fils de la terre prononceront les mêmes mots de désespoir : Les rois de la terre, les princes, les tribuns militaires, les riches, les puissants, et tout homme esclave ou libre, se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes [1]. Et ils dirent aux montagnes et aux rochers : tombez sur nous, et cachez nous de la face de celui qui est assis sur le trône, et de la colère de l’Agneau, parce qu’il est arrivé le grand jour de leur colère (Ap 6, 15–16).
Quel est donc ce message du Christ, pourquoi ces menaces prononcées au moment même où, s’étant fait péché pour nous (2 Co 5, 21), Il est en train de les expier sur le bois (cf. 1 P 2, 24) ? Ne meurt-Il pas en croix précisément pour nous sauver de la ruine éternelle ? Certes. Mais le salut opéré par le Christ est une chose, le faire nôtre en est une autre. A nous de nous séparer du péché, le Christ nous y a pressé, lorsque par deux fois II s’était écrié : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous (Lc 13, 3 et 5). A nous de faire un avec le Christ par notre foi vive en lui, c’est-à-dire par l’allégeance concrète de toute notre vie : Si vous m’aimez, gardez mes commandements (Jn 14, 15). Sans ce double mouvement qui d’une part nous fait quitter la cité de péché, et d’autre part nous affilie à Dieu par la foi vive en son Fils incarné, nous demeurons sous le sceau de la juste colère de Dieu. Le Baptiste déjà nous en avait averti, et c’était même le dernier mot de sa prédication : Qui croit au Fils a la vie éternelle ; mais qui ne croit pas au Fils ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui (Jn 3, 36).
Ô Jésus Souverain Prêtre, c’est en raison de votre immense charité pour nous que Vous nous avertissez ainsi du danger qui toujours nous guette. A l’heure où tant de mauvais pasteurs voudraient nous faire croire que l’enfer est vide, en ces temps où ils affirment honteusement qu’un simple sentiment d’humanité suffit à être sauvé, donnez à tous vos prêtres autant de douceur que de fermeté face à l’erreur et au mal. Alliez en eux bonté et vérité, faites qu’ils soient embrasés de foi et consumés de charité. D’eux, vous avez fait nos guides et nos pasteurs pour parvenir jusqu’au Ciel. Trop souvent, ils sont devenus ce bois sec que Vous menacez, et nombreux sont aujourd’hui, même parmi eux, les cœurs endurcis ! Faites qu’à nouveau nous puissions reconnaître votre voix à travers la leur et, quand Vous parlez, Vous obéir à travers eux. Vous qui êtes la vraie vigne, de par les mérites de votre sainte Passion, vivifiez les sarments, ramenez à Vous ceux qui se sont séparés de Vous. C’est pour eux que nous prions, afin qu’ils portent du fruit au jour de la vendange. A chacun d’eux, redites au plus intime de leur âme ce que vous déclariez à celles qui étaient encore filles de la Jérusalem terrestre : Pleurez sur vous et vos enfants !
Source : Lou Pescadou n° 223
- cf. Is. 2, 19 : Ils entreront dans les creux des rochers, dans les antres de la terre, par frayeur du Seigneur, et à cause de la gloire de sa majesté, quand il se lèvera pour frapper la terre.[↩]