Via crucis (7) – Jésus tombe pour la deuxième fois

Ô homme, toi qui as mis ton cœur dans les tré­sors péris­sables, ne vois-​tu donc pas la mort rôder autour de toi ?

En cette Via dolo­ro­sa qui s’étire depuis le pré­toire de Pilate jusqu’au Golgotha, Notre-​Seigneur a déjà par­cou­ru quelque cinq cents mètres, char­gé de sa croix. Traversant Jérusalem d’est en ouest, le voi­ci arri­vant aux limites de la ville, plus pré­ci­sé­ment à la porte dite du Jugement. L’instant est impor­tant : Notre-​Seigneur va défi­ni­ti­ve­ment quit­ter Jérusalem pour mou­rir hors de la cité, ain­si que le réclame la loi pour les condam­nés. Sur cette Jérusalem, Il avait pleu­ré, parce qu’elle n’avait pas su recon­naître son Dieu (Mt 23, 37). Il venait de signa­ler la cause d’un tel aveu­gle­ment, lorsqu’il lui avait repro­ché de s’emparer de la for­tune des veuves (Mt 23, 14), de pré­fé­rer l’or du temple au temple lui- même (Mt 23, 16–17), et à l’autel les dons faits sur l’autel (Mt 23, 18–19). Il l’avait donc accu­sée de n’être que rapine et souillure (Mt 23, 25). Cette Jérusalem, vouée au Ciel mais deve­nue ter­restre ; cette Jérusalem, qui rêvait d’opulence maté­rielle quand Dieu pro­met­tait les biens éter­nels ; cette Jérusalem-​là, Notre-​Seigneur va donc la quit­ter défi­ni­ti­ve­ment. Dans un ins­tant, la porte du Jugement les sépa­re­ra à tout jamais. Avant de la fran­chir, une nou­velle fois, Il pro­pose les vraies richesses ; car à sa suite, Il veut emme­ner le plus d’âmes pos­sible. Et, pour méri­ter à cha­cune les grâces de conver­sion, Il tombe pour la deuxième fois.

À tous, mais cette fois-​ci en ses actes et par sa chute, Jésus redit ce que déjà II avait prê­ché : Ne vous amas­sez pas des tré­sors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, mais amassez-​vous des tré­sors dans le Ciel, où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent (Mt 6, 19–20). Qui avait alors ima­gi­né le poids de souf­france conte­nu dans ces mots de Jésus ? Car per­sonne plus que lui ne mesure l’avilissement de l’homme qui, au lieu de prendre Dieu pour for­te­resse, se confie dans la gran­deur de ses richesses (Ps 51, 9). Il faut vivre à plein la liber­té de la Jérusalem d’en haut (cf. Ga 4, 26), pour sai­sir com­bien est ter­rible l’asservissement à l’argent ; il faut être habi­té des vraies richesses, pour mesu­rer toute la vani­té de celles que le monde pré­sente. Or Jésus n’est autre que la Sagesse éter­nelle, celle devant qui tout l’or du monde n’est qu’un peu de sable (Sg 7, 9). Cette divine Sagesse vint chez les siens pour leur com­mu­ni­quer son éter­nelle Lumière, mais les siens ne l’ont pas reçue, lui pré­fé­rant les biens aus­si fac­tices que corruptibles…

Oui, per­sonne plus que Jésus ne mesure la déchéance de l’homme pécheur, de cet homme qui n’a pas su entendre le cri de Jésus. Pour ne pas accep­ter sa voca­tion d’éternité, et moins encore sa propre pré­ca­ri­té – inévi­table héri­tage du pre­mier péché – cet homme-​là demeure pri­son­nier de son avi­di­té. Sur cette terre, il vou­drait tou­jours res­ter. Désireux d’être comme Dieu, il vou­drait ne jamais man­quer. Aussi attire-​t-​il tout à lui, vou­lant tou­jours plus pos­sé­der. Mais bien­tôt, le voi­là davan­tage pos­sé­dé par l’argent qu’il ne le pos­sède. Par peur de ne pas avoir assez, il veut avoir trop. Et non content de son vice, il en fait éta­lage, mon­trant à tous son opu­lence, vou­lant comme se ras­su­rer par l’envie d’autrui. Alors qu’il devrait rou­gir d’une telle ruti­lance, le voi­ci, vide de toute ver­tu, cachant le néant de son être sous les ors du paraître. Et comme l’a­mour de l’argent est la racine de tous les maux ( 1 Tm 6, 10), son avi­di­té jamais ras­sa­siée l’amène à toutes sortes de péchés. Vols et dols, rapines et injus­tices, envie et ava­rice deviennent son lot. Tel le mau­vais riche de l’Évangile, il en vient à mépri­ser l’homme lui-​même, ce pauvre Lazare misé­reux qui à sa porte se meurt de ne pou­voir man­ger (Lc 16, 19–21).

N’est-ce pas par cupi­di­té, pour trente deniers, que Judas en vint à livrer Jésus (Mt 26, 15) ? Ô Mammon, que de crimes com­mis en ton nom !

Ainsi donc, beau­coup ont été livrés à la ruine à cause de l’or, car l’or est un bois de scan­dale pour ceux qui lui sacri­fient ; tout insen­sé y sera pris (Si 31, 6–7). Ô homme, toi qui as mis ton cœur dans les tré­sors péris­sables, ne vois-​tu donc pas la mort rôder autour de toi ? Ne vois-​tu pas Judas se pendre par déses­poir ? Que te sert-​il de gagner l’univers, si tu viens à perdre ton âme ? (Mt 16, 26) N’as-tu pas enten­du la ter­rible malé­dic­tion pro­fé­rée par la Sagesse incar­née ? Malheur à vous, qui avez mis votre conso­la­tion dans les richesses ! (Lc 6, 24). Écoute un sage, qui a su pré­fé­rer le Dieu des richesses aux abon­dances de la terre : Les richesses dont l’homme s’est nour­ri, il les vomi­ra ; Dieu les arra­che­ra de ses entrailles… Il souf­fri­ra tout le mal qu’il a fait, sans cepen­dant en être consu­mé ; il a écra­sé et dépouillé les pauvres pour bâtir sa mai­son… A peine sera-​t-​il repu, que l’angoisse et les dou­leurs fon­dront sur lui… Voici que les ter­reurs de la mort tombent sur lui : une nuit pro­fonde englou­tit ses tré­sors, tan­dis que le dévore un feu qui n’est pas allu­mé de main d’homme. Les deux ont révé­lé son ini­qui­té… l’abondance de sa mai­son sera dis­per­sée, elle dis­pa­raî­tra au jour de la colère (Jb 20, 15–28). Oui, Dieu en son éter­ni­té ne peut que condam­ner éter­nel­le­ment le mau­vais riche : Eloignez-​vous de moi, mau­dits, allez au feu éter­nel pré­pa­ré pour le diable et ses anges ; car j’ai eu faim, et vous ne m’a­vez pas don­né à man­ger ; j’ai eu soif, et vous ne m’a­vez pas don­né à boire (Mt 25, 41–42).

Mais Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a don­né son Fils (Jn 3, 16). Riche en cieux (Ep 5, 5 ; cf. Mt 19, 24). En notre nom, à son Père II demande pardon.

Par les mérites de sa chute, le magni­fique appel autre­fois adres­sé au riche Zachée pour­ra réson­ner en cha­cun de nos cœurs : Hâte-​toi de des­cendre, car aujourd’hui il faut que je demeure dans ta mai­son (Lc 19, 5). Jusque-​là inca­pable de voir la Sagesse incar­née de par sa peti­tesse d’âme, ne pou­vant l’approcher en rai­son de la foule de biens qui l’en sépa­rait, Zachée était là, per­ché sur son syco­more. Quel sym­bole ! Cet arbre, que la bible oppose à la majes­té du cèdre (Is 9, 9 ; 1 R 10, 27 ; 2 C 1, 15), et donc à la gran­deur d’âme, carac­té­rise ô com­bien la rapa­ci­té de celui qui l’a gra­vi : il ne pro­duit son fruit qu’à coup de mani­pu­la­tion (Am 7, 14 selon Heb). Mais voi­ci que Jésus vient à sa ren­contre, et l’appelle. L’effet est immé­diat : Voici Seigneur, je donne aux pauvres la moi­tié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quel­qu’un, je lui ren­drai le qua­druple (Lc 19, 8).

Puissions-​nous, par les mérites de Jésus-​Christ et à la suite de Zachée, com­prendre que « c’est en inten­dant et non en jouis­seur qu’il faut user de la richesse » (Saint Basile de Césarée). Oui, écou­tons le sage avis du psal­miste : Si les richesses viennent à vous, n’y atta­chez pas votre cœur (Ps 61, 11). C’est alors que, loin de toute répro­ba­tion divine, les divines paroles de béné­dic­tion se répan­dront sur nous : Bienheureux l’homme qui a été trou­vé sans tache, qui n’a point cou­ru après l’or, qui n’a pas mis son espé­rance dans l’argent et les tré­sors. Quel est-​il, que nous dres­sions sa louange ? Car il a accom­pli des mer­veilles dans sa vie. Il a été ten­té par l’or, et est demeu­ré intègre ; ce sera pour lui une gloire éter­nelle. Il pou­vait vio­ler la loi et ne l’a pas trans­gres­sé, faire le mal et ne l’a pas accom­pli. C’est pour­quoi ses biens seront affer­mis dans le Seigneur, et toute l’as­sem­blée des saints publie­ra ses aumônes (Si 31, 8–11).

Source : Lou Pescadou n° 222

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.