Ô homme, toi qui as mis ton cœur dans les trésors périssables, ne vois-tu donc pas la mort rôder autour de toi ?
En cette Via dolorosa qui s’étire depuis le prétoire de Pilate jusqu’au Golgotha, Notre-Seigneur a déjà parcouru quelque cinq cents mètres, chargé de sa croix. Traversant Jérusalem d’est en ouest, le voici arrivant aux limites de la ville, plus précisément à la porte dite du Jugement. L’instant est important : Notre-Seigneur va définitivement quitter Jérusalem pour mourir hors de la cité, ainsi que le réclame la loi pour les condamnés. Sur cette Jérusalem, Il avait pleuré, parce qu’elle n’avait pas su reconnaître son Dieu (Mt 23, 37). Il venait de signaler la cause d’un tel aveuglement, lorsqu’il lui avait reproché de s’emparer de la fortune des veuves (Mt 23, 14), de préférer l’or du temple au temple lui- même (Mt 23, 16–17), et à l’autel les dons faits sur l’autel (Mt 23, 18–19). Il l’avait donc accusée de n’être que rapine et souillure (Mt 23, 25). Cette Jérusalem, vouée au Ciel mais devenue terrestre ; cette Jérusalem, qui rêvait d’opulence matérielle quand Dieu promettait les biens éternels ; cette Jérusalem-là, Notre-Seigneur va donc la quitter définitivement. Dans un instant, la porte du Jugement les séparera à tout jamais. Avant de la franchir, une nouvelle fois, Il propose les vraies richesses ; car à sa suite, Il veut emmener le plus d’âmes possible. Et, pour mériter à chacune les grâces de conversion, Il tombe pour la deuxième fois.
À tous, mais cette fois-ci en ses actes et par sa chute, Jésus redit ce que déjà II avait prêché : Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, mais amassez-vous des trésors dans le Ciel, où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent (Mt 6, 19–20). Qui avait alors imaginé le poids de souffrance contenu dans ces mots de Jésus ? Car personne plus que lui ne mesure l’avilissement de l’homme qui, au lieu de prendre Dieu pour forteresse, se confie dans la grandeur de ses richesses (Ps 51, 9). Il faut vivre à plein la liberté de la Jérusalem d’en haut (cf. Ga 4, 26), pour saisir combien est terrible l’asservissement à l’argent ; il faut être habité des vraies richesses, pour mesurer toute la vanité de celles que le monde présente. Or Jésus n’est autre que la Sagesse éternelle, celle devant qui tout l’or du monde n’est qu’un peu de sable (Sg 7, 9). Cette divine Sagesse vint chez les siens pour leur communiquer son éternelle Lumière, mais les siens ne l’ont pas reçue, lui préférant les biens aussi factices que corruptibles…
Oui, personne plus que Jésus ne mesure la déchéance de l’homme pécheur, de cet homme qui n’a pas su entendre le cri de Jésus. Pour ne pas accepter sa vocation d’éternité, et moins encore sa propre précarité – inévitable héritage du premier péché – cet homme-là demeure prisonnier de son avidité. Sur cette terre, il voudrait toujours rester. Désireux d’être comme Dieu, il voudrait ne jamais manquer. Aussi attire-t-il tout à lui, voulant toujours plus posséder. Mais bientôt, le voilà davantage possédé par l’argent qu’il ne le possède. Par peur de ne pas avoir assez, il veut avoir trop. Et non content de son vice, il en fait étalage, montrant à tous son opulence, voulant comme se rassurer par l’envie d’autrui. Alors qu’il devrait rougir d’une telle rutilance, le voici, vide de toute vertu, cachant le néant de son être sous les ors du paraître. Et comme l’amour de l’argent est la racine de tous les maux ( 1 Tm 6, 10), son avidité jamais rassasiée l’amène à toutes sortes de péchés. Vols et dols, rapines et injustices, envie et avarice deviennent son lot. Tel le mauvais riche de l’Évangile, il en vient à mépriser l’homme lui-même, ce pauvre Lazare miséreux qui à sa porte se meurt de ne pouvoir manger (Lc 16, 19–21).
N’est-ce pas par cupidité, pour trente deniers, que Judas en vint à livrer Jésus (Mt 26, 15) ? Ô Mammon, que de crimes commis en ton nom !
Ainsi donc, beaucoup ont été livrés à la ruine à cause de l’or, car l’or est un bois de scandale pour ceux qui lui sacrifient ; tout insensé y sera pris (Si 31, 6–7). Ô homme, toi qui as mis ton cœur dans les trésors périssables, ne vois-tu donc pas la mort rôder autour de toi ? Ne vois-tu pas Judas se pendre par désespoir ? Que te sert-il de gagner l’univers, si tu viens à perdre ton âme ? (Mt 16, 26) N’as-tu pas entendu la terrible malédiction proférée par la Sagesse incarnée ? Malheur à vous, qui avez mis votre consolation dans les richesses ! (Lc 6, 24). Écoute un sage, qui a su préférer le Dieu des richesses aux abondances de la terre : Les richesses dont l’homme s’est nourri, il les vomira ; Dieu les arrachera de ses entrailles… Il souffrira tout le mal qu’il a fait, sans cependant en être consumé ; il a écrasé et dépouillé les pauvres pour bâtir sa maison… A peine sera-t-il repu, que l’angoisse et les douleurs fondront sur lui… Voici que les terreurs de la mort tombent sur lui : une nuit profonde engloutit ses trésors, tandis que le dévore un feu qui n’est pas allumé de main d’homme. Les deux ont révélé son iniquité… l’abondance de sa maison sera dispersée, elle disparaîtra au jour de la colère (Jb 20, 15–28). Oui, Dieu en son éternité ne peut que condamner éternellement le mauvais riche : Eloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges ; car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire (Mt 25, 41–42).
Mais Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils (Jn 3, 16). Riche en cieux (Ep 5, 5 ; cf. Mt 19, 24). En notre nom, à son Père II demande pardon.
Par les mérites de sa chute, le magnifique appel autrefois adressé au riche Zachée pourra résonner en chacun de nos cœurs : Hâte-toi de descendre, car aujourd’hui il faut que je demeure dans ta maison (Lc 19, 5). Jusque-là incapable de voir la Sagesse incarnée de par sa petitesse d’âme, ne pouvant l’approcher en raison de la foule de biens qui l’en séparait, Zachée était là, perché sur son sycomore. Quel symbole ! Cet arbre, que la bible oppose à la majesté du cèdre (Is 9, 9 ; 1 R 10, 27 ; 2 C 1, 15), et donc à la grandeur d’âme, caractérise ô combien la rapacité de celui qui l’a gravi : il ne produit son fruit qu’à coup de manipulation (Am 7, 14 selon Heb). Mais voici que Jésus vient à sa rencontre, et l’appelle. L’effet est immédiat : Voici Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je lui rendrai le quadruple (Lc 19, 8).
Puissions-nous, par les mérites de Jésus-Christ et à la suite de Zachée, comprendre que « c’est en intendant et non en jouisseur qu’il faut user de la richesse » (Saint Basile de Césarée). Oui, écoutons le sage avis du psalmiste : Si les richesses viennent à vous, n’y attachez pas votre cœur (Ps 61, 11). C’est alors que, loin de toute réprobation divine, les divines paroles de bénédiction se répandront sur nous : Bienheureux l’homme qui a été trouvé sans tache, qui n’a point couru après l’or, qui n’a pas mis son espérance dans l’argent et les trésors. Quel est-il, que nous dressions sa louange ? Car il a accompli des merveilles dans sa vie. Il a été tenté par l’or, et est demeuré intègre ; ce sera pour lui une gloire éternelle. Il pouvait violer la loi et ne l’a pas transgressé, faire le mal et ne l’a pas accompli. C’est pourquoi ses biens seront affermis dans le Seigneur, et toute l’assemblée des saints publiera ses aumônes (Si 31, 8–11).
Source : Lou Pescadou n° 222