Via crucis (12) – Jésus meurt sur la croix

Voici venu l’instant le plus dra­ma­tique de l’histoire, l’heure la plus sombre de l’humanité.

Quand vint la sixième heure, et jusqu’à la neu­vième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre.

(Mc 15, 33)

Voici venu l’instant le plus dra­ma­tique de l’histoire, l’heure la plus sombre de l’humanité. Le genre humain, pour mettre à mort la Lumière du monde, se voit entou­ré des plus pro­fondes ténèbres. Si à Bethléem, tan­dis que Jésus nais­sait au milieu de la nuit, les cieux avaient brillé de tout leur feu (cf. Lc 2, 9), voi­ci désor­mais le Calvaire pri­vé de lumière en plein midi, comme si la nature refu­sait de coopé­rer au déi­cide des hommes. En ce jour-​là, avait dit le Seigneur, le soleil se cou­che­ra en plein midi, et je cou­vri­rai la terre de ténèbres en plein jour… Je ferai comme pour le deuil d’un fils unique, et sa fin sera un jour d’amertume (Am 8, 9–10). Terribles ténèbres, qui révèlent à l’homme pécheur toute sa noir­ceur ; ténèbres néan­moins bénies, car elles se font aus­si la voix du Ciel, pour annon­cer un jour nou­veau. Dieu en effet avait ordon­né que l’agneau pas­cal serait immo­lé entre les deux soirs (Ex 12, 6), c’est-à-dire entre la tom­bée de la nuit et la nuit noire. Et voi­ci qu’en s’obscurcissant, la voûte céleste indique la véri­table Victime, qui seule per­met le divin pas­sage. À sa manière et en son lan­gage, le fir­ma­ment reprend le grand cri du Baptiste : Voici l’Agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde (Jn 1, 29).

Celui qui enlève les péchés du monde : tels sont, de fait, les pre­miers mots du Verbe incar­né cru­ci­fié en sa chair. Ils s’adressent à son Père. Et si ces mots res­tent une prière et une sup­pli­ca­tion, ils relèvent désor­mais de la récla­ma­tion en jus­tice, appuyés qu’ils sont par un sang divin libre­ment ver­sé, par un sang inno­cent entiè­re­ment offert : Père, pardonnez-​leur, ils ne savent pas ce qu ’ils font (Lc 23, 34). Les bour­reaux s’étaient atten­dus à ce que Jésus, dans sa souf­france extrême, pous­sât des cris effrayants. Sénèque rap­porte com­bien les cru­ci­fiés, en leur sup­plice, mau­dis­saient tant le jour de leur nais­sance que leurs bour­reaux. Certains allaient jusqu’à cra­cher sur ceux qui les regar­daient. Cicéron pré­cise qu’on en venait par­fois à cou­per la langue des cru­ci­fiés pour mettre fin à ces ter­ribles impré­ca­tions. Aussi les scribes et les pha­ri­siens avaient-​ils guet­té les paroles de Jésus. Ils pen­saient qu’une fois cloué sur le bois, celui qui avait prê­ché Aimez vos enne­mis et Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Mt 5, 44) oublie­rait cet évan­gile. Ils étaient per­sua­dés que les tor­tures du cru­ci­fié en ago­nie auraient rai­son de ce qui à leurs yeux était super­che­rie, et que leur vic­time ne pour­rait que mau­dire. Aucun d’eux, donc, n’attendait ce qu’ils enten­dirent : Père, pardonnez-​leur, ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34). Adressés aus­si à ses bour­reaux, ces paroles nous concernent tous ; n’est-ce pas nous qui, en nos péchés, l’avons crucifié ?

Qui dira la puis­sance révo­lu­tion­naire de ces mots ? Voici la jus­tice vin­di­ca­tive de Dieu dépas­sée par la jus­tice de Celui qui a été fait péché pour nous (2 Co 5, 21), la condam­na­tion de l’homme vain­cue par la misé­ri­corde d’un Dieu expi­rant sur le bois. Voici qu’en sa mort s’avance le Médiateur de la nou­velle alliance, sa mort ayant eu lieu pour le par­don des trans­gres­sions com­mises (He 9, 15) ; Il s’avance, fort de son propre sang, ayant acquis une rédemp­tion éter­nelle (He 9, 12) ; Il entre dans le Ciel même, afin de se tenir désor­mais pour nous pré­sent devant la face de Dieu (He 9, 24). Ô, divin pas­sage ! En cette Pâque, s’exclame saint Paul, le sang du Christ puri­fie notre conscience des œuvres mortes, pour ser­vir le Dieu vivant ! (He 9, 14).

Voici donc Jésus, sus­pen­du entre ciel et terre, répan­dant le par­don. Au lar­ron repen­tant, Il pro­met céleste vie : Aujourd’hui-même, tu seras avec moi dans le Paradis (Lc 23, 43). Elle avait été osée, la foi du scé­lé­rat. Criminel, il deman­dait à un mou­rant la vie éter­nelle, à un pauvre dénué de tout, le Royaume sans pareil. Une telle demande parais­sait bien ridi­cule, aux yeux des romains comme des pha­ri­siens. Mais lui l’adressait à Jésus, pour avoir cru aux mots libé­ra­teurs : Père, pardonnez-​leur. Il osa tout, il obtint tout. Condamné par les hommes, le voi­ci libé­ré par Dieu fait homme. Nul doute qu’en son crime, il nous repré­sente tous : ne sommes-​nous pas condam­nés par les hommes, condam­nés du fait-​même d’être homme, des­cen­dant d’Adam pécheur ? Mais voi­ci qu’un Dieu fait homme meurt pour nous, afin de détruire en lui la cédule de notre condam­na­tion, la clouant sur la croix (Col 2, 14). Il y agit en Grand Prêtre des biens à venir (He 9, 11), s’offrant lui-​même en sacri­fice pour nous. Fort de son vête­ment à tout jamais teint de sang (Ap 19,13), Il inter­cède désor­mais en notre faveur auprès du Père (Ro 8, 34) : Père, pardonnez-​leur ! Ce cri trans­cende les siècles, il se répand désor­mais en chaque ins­tant que compte l’histoire de l’humanité, en chaque lieu habi­té : Père, pardonnez-​leur ! De confes­sion en confes­sion, inlas­sa­ble­ment, le divin cru­ci­fié répète à chaque péni­tent, ain­si lavé dans le sang de l’Agneau (Ap 7, 14) : Aujourd’hui même, tu seras avec moi. Telle est bien la plus grande des révo­lu­tions : celle de la conver­sion du cœur humain, de son par­don, de son retour à Dieu par la foi en Jésus crucifié.

A l’humanité ain­si renou­ve­lée, le divin cru­ci­fié ne pou­vait lais­ser Eve pour seule mère. De cette femme du pre­mier para­dis, l’homme avait héri­té la mort ; en Marie, il gar­de­ra vie. Lui indi­quant donc le dis­ciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : Voici ton fils (Jn 19, 26). Volontairement, saint Jean ne se nomme pas. Serait-​il donc le seul à être aimé de Jésus ? Loin s’en faut ! C’est cha­cun de ceux qu’il a aimé du haut de sa croix que Jésus confie à Marie, c’est sur eux tous qu’il éta­blit sa bien­fai­sante mater­ni­té. Gardienne de vie, elle le sera par excel­lence, puisqu’en cette Nouvelle Alliance la voi­ci éta­blie garante. N’a‑t-elle pas été scel­lée dans le sang de Jésus, qui n’est autre que le sien ? En ces épaisses ténèbres qui entourent la mort de Jésus, voi­ci donc pour nous un rai de lumière : une Étoile du matin nous est mon­trée, pour mère Marie nous est don­née (Jn 19, 27).

Si belle que soit cette éclair­cie, elle est cepen­dant bien brève dans les évè­ne­ments du Calvaire, car un cri déchi­rant va bien­tôt enva­hir la terre.

Voici en effet arri­vée l’heure ultime, celle du suprême sacri­fice, du der­nier sou­pir. Vers la neu­vième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : Eloï, eloï, lama sabach­tha­ni, c’est-à-dire, Mon Dieu, mon Dieu, pour­quoi m ’avez-​vous aban­don­né ? (Mt 27, 46 ; Ps 21, 1). En ces ter­ribles ténèbres qui ont enva­hi jusque son âme humaine, Jésus s’adresse à son Père en notre nom à nous, pécheurs. En repre­nant ain­si le psaume vingt-​et-​un, Il fait sien le cri d’une huma­ni­té sépa­rée de Dieu. Il assume en lui la souf­france d’Israël, la souf­france pro­fonde de l’humanité tout entière : Je gémis, et le salut reste loin de moi (Ps 21, 2). De même qu’au seuil de la mort cer­tains entre­voient d’un trait toute leur vie, ain­si le Christ embrasse-​t-​Il d’un seul regard toute l’histoire de l’humanité. En lui, chaque péché prend corps, parce qu’il veut por­ter l’iniquité de tous les hommes, le poids de leur sépa­ra­tion d’avec Dieu. Et pour effa­cer cette sépa­ra­tion, pour expier ces péchés, tous les péchés du monde, Il offre à Dieu son opprobre : Honte du genre humain, rebut du peuple, tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête : “Il s’est confié au Seigneur, qu’Il Le libère ! qu’Il le délivre, puisqu’il est son ami !” (Ps 21 7–9 ; cf. Mt 27, 43). Pour rache­ter l’humanité, Il offre à Dieu ses bles­sures : Ils ont per­cé mes mains et mes pieds, ils ont comp­té tous mes os (Ps 21, 17–18). Pour rache­ter l’humanité, Il offre à Dieu ses vête­ments par­ta­gés : Ils ont par­ta­gé mes vête­ments, ils ont tiré au sort ma tunique (Ps 21, 19 ; cf. Jn 19, 24). Pour rache­ter l’humanité, Il offre encore à Dieu la soif atroce qui jusqu’au paroxysme tor­ture son corps, cette soif engen­drée par tant de sang ver­sé, par tant de ten­sions en ses muscles cru­ci­fiés, par toutes ces dou­leurs céré­brales dues à la cou­ronne d’épines. Tout son corps s’écrie : Sitio, j’ai soif ! (Jn 19, 28). Oui, Mon palais est sec comme un tes­son, ma langue est col­lée à ma mâchoire (Ps 21, 16). Plus encore que de mon corps, semble-​t-​Il dire, ce Sitio est le cri de mon âme, adres­sé non seule­ment à Dieu mais encore à vous tous, comme il le fut autre­fois à la Samaritaine : Donne-​moi à boire (Jn 4, 8), donne-​moi ton âme et ton amour !

Ce cri immense, tout de souf­france, n’en reste pas moins un cri d’espérance, et même de vic­toire ; un cri de déli­vrance, à l’instar de celui cla­mé par un nouveau-​né venant au monde. La suite du psaume vingt-​et-​un ne le dit-​il pas ? Yahvé n’a pas mépri­sé ni reje­té la souf­france de l’affligé, il n’a pas caché sa face de devant lui, et quand l’affligé a crié vers lui, Il a enten­du (Ps 21, 25). Écrasant de sa mort la mort-​même d’Adam ense­ve­li en ce lieu du Golgotha – le lieu du crâne (Mc 15, 22) – Jésus contemple déjà l’humanité renou­ve­lée : Les affli­gés de la terre man­ge­ront et se ras­sa­sie­ront, leurs cœurs vivront à jamais ! Ceux qui cherchent Yahvé le loue­ront, toutes les nations se pros­ter­ne­ront devant sa face. Les confins de la terre se sou­vien­dront et revien­dront au Seigneur, toutes les familles des peuples l’adoreront (Ps 21, 27–28).

En ce cri, en ce même cri, Jésus peut donc dire en toute véri­té : Tout est consom­mé (Jn 19, 30). Oui, tout est consom­mé. La ran­çon est payée, nous voi­ci rache­tés. Dieu ne vou­lut point nous par­don­ner gra­tui­te­ment, pour nous mon­trer com­bien nous sommes chers à ses yeux : ce que l’on achète à bas prix n’a guère de valeur, mais ô com­bien plus pré­cieux est ce que l’on acquiert par sa sueur. Plus qu’en sa sueur, c’est en son propre sang que Jésus vou­lut nous sau­ver. Oui, c’est par le sang d’un Dieu que nous avons été rache­tés (cf. Col 1, 14 ; 1 P 1, 19). Ainsi par­don­nés, fai­sons nôtre la grande parole du Christ cru­ci­fié : Père, je remets mon âme entre vos mains (Lc 23, 46). Ce fut là, ô Jésus, votre der­nier sou­pir humain ; que cela soit aus­si notre grand sou­pir chré­tien : Père, je remets mon âme entre vos mains. En cette ultime prière vous nous emme­nez, pour qu’à notre Père retrou­vé, nous puis­sions dire notre amour émerveillé.

Jésus, donc, pous­sa un grand cri, et ren­dit l’es­prit. Et voi­là que le voile du temple se déchi­ra du haut jus­qu’en bas, la terre trem­bla, les rochers se fen­dirent, les sépulcres s’ou­vrirent et plu­sieurs saints res­sus­ci­tèrent (Mt 27, 50–51). Ô mon Dieu, faites donc que par votre mort, nos cœurs plus durs que le roc se brisent de com­ponc­tion ; que les sépulcres de nos âmes s’ouvrent pour lais­ser appa­raître des ver­tus régé­né­rées ; et qu’au jour où se déchi­re­ra le voile de cette vie, nous puis­sions à tout jamais vous contem­pler face à face. Car à votre cri ultime, en votre mort sal­vi­fique, l’humanité à tout jamais se divise. D’un côté, les sol­dats jouent, mangent et dis­sertent ; d’autres s’enferment dans leur rejet : ils ne veulent avoir d’autre roi, d’autre dieu que César. De l’autre bord, il y a votre sainte Mère, ces saintes femmes, saint Jean. Et tant d’autres à leur suite, à tra­vers les siècles. Vraiment, cette heure est l’heure du juge­ment, l’heure de la sépa­ra­tion. Autour de votre croix l’obscurité s’est faite, annon­cia­trice de la fin des temps, de ce jour où défi­ni­ti­ve­ment, vous sépa­re­rez les bons d’avec les méchants. Mais aupa­ra­vant, souvenez-​vous ô Jésus, de vos propres paroles : Lorsque je serai éle­vé de terre, j’at­ti­re­rai tout à moi (Jn 12, 32). Au pied de votre croix, nous Vous prions pour les pécheurs égarés.

Source : Lou Pescadou n° 228

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.