Voici venu l’instant le plus dramatique de l’histoire, l’heure la plus sombre de l’humanité.
Quand vint la sixième heure, et jusqu’à la neuvième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre.
(Mc 15, 33)
Voici venu l’instant le plus dramatique de l’histoire, l’heure la plus sombre de l’humanité. Le genre humain, pour mettre à mort la Lumière du monde, se voit entouré des plus profondes ténèbres. Si à Bethléem, tandis que Jésus naissait au milieu de la nuit, les cieux avaient brillé de tout leur feu (cf. Lc 2, 9), voici désormais le Calvaire privé de lumière en plein midi, comme si la nature refusait de coopérer au déicide des hommes. En ce jour-là, avait dit le Seigneur, le soleil se couchera en plein midi, et je couvrirai la terre de ténèbres en plein jour… Je ferai comme pour le deuil d’un fils unique, et sa fin sera un jour d’amertume (Am 8, 9–10). Terribles ténèbres, qui révèlent à l’homme pécheur toute sa noirceur ; ténèbres néanmoins bénies, car elles se font aussi la voix du Ciel, pour annoncer un jour nouveau. Dieu en effet avait ordonné que l’agneau pascal serait immolé entre les deux soirs (Ex 12, 6), c’est-à-dire entre la tombée de la nuit et la nuit noire. Et voici qu’en s’obscurcissant, la voûte céleste indique la véritable Victime, qui seule permet le divin passage. À sa manière et en son langage, le firmament reprend le grand cri du Baptiste : Voici l’Agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde (Jn 1, 29).
Celui qui enlève les péchés du monde : tels sont, de fait, les premiers mots du Verbe incarné crucifié en sa chair. Ils s’adressent à son Père. Et si ces mots restent une prière et une supplication, ils relèvent désormais de la réclamation en justice, appuyés qu’ils sont par un sang divin librement versé, par un sang innocent entièrement offert : Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu ’ils font (Lc 23, 34). Les bourreaux s’étaient attendus à ce que Jésus, dans sa souffrance extrême, poussât des cris effrayants. Sénèque rapporte combien les crucifiés, en leur supplice, maudissaient tant le jour de leur naissance que leurs bourreaux. Certains allaient jusqu’à cracher sur ceux qui les regardaient. Cicéron précise qu’on en venait parfois à couper la langue des crucifiés pour mettre fin à ces terribles imprécations. Aussi les scribes et les pharisiens avaient-ils guetté les paroles de Jésus. Ils pensaient qu’une fois cloué sur le bois, celui qui avait prêché Aimez vos ennemis et Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Mt 5, 44) oublierait cet évangile. Ils étaient persuadés que les tortures du crucifié en agonie auraient raison de ce qui à leurs yeux était supercherie, et que leur victime ne pourrait que maudire. Aucun d’eux, donc, n’attendait ce qu’ils entendirent : Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34). Adressés aussi à ses bourreaux, ces paroles nous concernent tous ; n’est-ce pas nous qui, en nos péchés, l’avons crucifié ?
Qui dira la puissance révolutionnaire de ces mots ? Voici la justice vindicative de Dieu dépassée par la justice de Celui qui a été fait péché pour nous (2 Co 5, 21), la condamnation de l’homme vaincue par la miséricorde d’un Dieu expirant sur le bois. Voici qu’en sa mort s’avance le Médiateur de la nouvelle alliance, sa mort ayant eu lieu pour le pardon des transgressions commises (He 9, 15) ; Il s’avance, fort de son propre sang, ayant acquis une rédemption éternelle (He 9, 12) ; Il entre dans le Ciel même, afin de se tenir désormais pour nous présent devant la face de Dieu (He 9, 24). Ô, divin passage ! En cette Pâque, s’exclame saint Paul, le sang du Christ purifie notre conscience des œuvres mortes, pour servir le Dieu vivant ! (He 9, 14).
Voici donc Jésus, suspendu entre ciel et terre, répandant le pardon. Au larron repentant, Il promet céleste vie : Aujourd’hui-même, tu seras avec moi dans le Paradis (Lc 23, 43). Elle avait été osée, la foi du scélérat. Criminel, il demandait à un mourant la vie éternelle, à un pauvre dénué de tout, le Royaume sans pareil. Une telle demande paraissait bien ridicule, aux yeux des romains comme des pharisiens. Mais lui l’adressait à Jésus, pour avoir cru aux mots libérateurs : Père, pardonnez-leur. Il osa tout, il obtint tout. Condamné par les hommes, le voici libéré par Dieu fait homme. Nul doute qu’en son crime, il nous représente tous : ne sommes-nous pas condamnés par les hommes, condamnés du fait-même d’être homme, descendant d’Adam pécheur ? Mais voici qu’un Dieu fait homme meurt pour nous, afin de détruire en lui la cédule de notre condamnation, la clouant sur la croix (Col 2, 14). Il y agit en Grand Prêtre des biens à venir (He 9, 11), s’offrant lui-même en sacrifice pour nous. Fort de son vêtement à tout jamais teint de sang (Ap 19,13), Il intercède désormais en notre faveur auprès du Père (Ro 8, 34) : Père, pardonnez-leur ! Ce cri transcende les siècles, il se répand désormais en chaque instant que compte l’histoire de l’humanité, en chaque lieu habité : Père, pardonnez-leur ! De confession en confession, inlassablement, le divin crucifié répète à chaque pénitent, ainsi lavé dans le sang de l’Agneau (Ap 7, 14) : Aujourd’hui même, tu seras avec moi. Telle est bien la plus grande des révolutions : celle de la conversion du cœur humain, de son pardon, de son retour à Dieu par la foi en Jésus crucifié.
A l’humanité ainsi renouvelée, le divin crucifié ne pouvait laisser Eve pour seule mère. De cette femme du premier paradis, l’homme avait hérité la mort ; en Marie, il gardera vie. Lui indiquant donc le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : Voici ton fils (Jn 19, 26). Volontairement, saint Jean ne se nomme pas. Serait-il donc le seul à être aimé de Jésus ? Loin s’en faut ! C’est chacun de ceux qu’il a aimé du haut de sa croix que Jésus confie à Marie, c’est sur eux tous qu’il établit sa bienfaisante maternité. Gardienne de vie, elle le sera par excellence, puisqu’en cette Nouvelle Alliance la voici établie garante. N’a‑t-elle pas été scellée dans le sang de Jésus, qui n’est autre que le sien ? En ces épaisses ténèbres qui entourent la mort de Jésus, voici donc pour nous un rai de lumière : une Étoile du matin nous est montrée, pour mère Marie nous est donnée (Jn 19, 27).
Si belle que soit cette éclaircie, elle est cependant bien brève dans les évènements du Calvaire, car un cri déchirant va bientôt envahir la terre.
Voici en effet arrivée l’heure ultime, celle du suprême sacrifice, du dernier soupir. Vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : Eloï, eloï, lama sabachthani, c’est-à-dire, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m ’avez-vous abandonné ? (Mt 27, 46 ; Ps 21, 1). En ces terribles ténèbres qui ont envahi jusque son âme humaine, Jésus s’adresse à son Père en notre nom à nous, pécheurs. En reprenant ainsi le psaume vingt-et-un, Il fait sien le cri d’une humanité séparée de Dieu. Il assume en lui la souffrance d’Israël, la souffrance profonde de l’humanité tout entière : Je gémis, et le salut reste loin de moi (Ps 21, 2). De même qu’au seuil de la mort certains entrevoient d’un trait toute leur vie, ainsi le Christ embrasse-t-Il d’un seul regard toute l’histoire de l’humanité. En lui, chaque péché prend corps, parce qu’il veut porter l’iniquité de tous les hommes, le poids de leur séparation d’avec Dieu. Et pour effacer cette séparation, pour expier ces péchés, tous les péchés du monde, Il offre à Dieu son opprobre : Honte du genre humain, rebut du peuple, tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête : “Il s’est confié au Seigneur, qu’Il Le libère ! qu’Il le délivre, puisqu’il est son ami !” (Ps 21 7–9 ; cf. Mt 27, 43). Pour racheter l’humanité, Il offre à Dieu ses blessures : Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os (Ps 21, 17–18). Pour racheter l’humanité, Il offre à Dieu ses vêtements partagés : Ils ont partagé mes vêtements, ils ont tiré au sort ma tunique (Ps 21, 19 ; cf. Jn 19, 24). Pour racheter l’humanité, Il offre encore à Dieu la soif atroce qui jusqu’au paroxysme torture son corps, cette soif engendrée par tant de sang versé, par tant de tensions en ses muscles crucifiés, par toutes ces douleurs cérébrales dues à la couronne d’épines. Tout son corps s’écrie : Sitio, j’ai soif ! (Jn 19, 28). Oui, Mon palais est sec comme un tesson, ma langue est collée à ma mâchoire (Ps 21, 16). Plus encore que de mon corps, semble-t-Il dire, ce Sitio est le cri de mon âme, adressé non seulement à Dieu mais encore à vous tous, comme il le fut autrefois à la Samaritaine : Donne-moi à boire (Jn 4, 8), donne-moi ton âme et ton amour !
Ce cri immense, tout de souffrance, n’en reste pas moins un cri d’espérance, et même de victoire ; un cri de délivrance, à l’instar de celui clamé par un nouveau-né venant au monde. La suite du psaume vingt-et-un ne le dit-il pas ? Yahvé n’a pas méprisé ni rejeté la souffrance de l’affligé, il n’a pas caché sa face de devant lui, et quand l’affligé a crié vers lui, Il a entendu (Ps 21, 25). Écrasant de sa mort la mort-même d’Adam enseveli en ce lieu du Golgotha – le lieu du crâne (Mc 15, 22) – Jésus contemple déjà l’humanité renouvelée : Les affligés de la terre mangeront et se rassasieront, leurs cœurs vivront à jamais ! Ceux qui cherchent Yahvé le loueront, toutes les nations se prosterneront devant sa face. Les confins de la terre se souviendront et reviendront au Seigneur, toutes les familles des peuples l’adoreront (Ps 21, 27–28).
En ce cri, en ce même cri, Jésus peut donc dire en toute vérité : Tout est consommé (Jn 19, 30). Oui, tout est consommé. La rançon est payée, nous voici rachetés. Dieu ne voulut point nous pardonner gratuitement, pour nous montrer combien nous sommes chers à ses yeux : ce que l’on achète à bas prix n’a guère de valeur, mais ô combien plus précieux est ce que l’on acquiert par sa sueur. Plus qu’en sa sueur, c’est en son propre sang que Jésus voulut nous sauver. Oui, c’est par le sang d’un Dieu que nous avons été rachetés (cf. Col 1, 14 ; 1 P 1, 19). Ainsi pardonnés, faisons nôtre la grande parole du Christ crucifié : Père, je remets mon âme entre vos mains (Lc 23, 46). Ce fut là, ô Jésus, votre dernier soupir humain ; que cela soit aussi notre grand soupir chrétien : Père, je remets mon âme entre vos mains. En cette ultime prière vous nous emmenez, pour qu’à notre Père retrouvé, nous puissions dire notre amour émerveillé.
Jésus, donc, poussa un grand cri, et rendit l’esprit. Et voilà que le voile du temple se déchira du haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent et plusieurs saints ressuscitèrent (Mt 27, 50–51). Ô mon Dieu, faites donc que par votre mort, nos cœurs plus durs que le roc se brisent de componction ; que les sépulcres de nos âmes s’ouvrent pour laisser apparaître des vertus régénérées ; et qu’au jour où se déchirera le voile de cette vie, nous puissions à tout jamais vous contempler face à face. Car à votre cri ultime, en votre mort salvifique, l’humanité à tout jamais se divise. D’un côté, les soldats jouent, mangent et dissertent ; d’autres s’enferment dans leur rejet : ils ne veulent avoir d’autre roi, d’autre dieu que César. De l’autre bord, il y a votre sainte Mère, ces saintes femmes, saint Jean. Et tant d’autres à leur suite, à travers les siècles. Vraiment, cette heure est l’heure du jugement, l’heure de la séparation. Autour de votre croix l’obscurité s’est faite, annonciatrice de la fin des temps, de ce jour où définitivement, vous séparerez les bons d’avec les méchants. Mais auparavant, souvenez-vous ô Jésus, de vos propres paroles : Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi (Jn 12, 32). Au pied de votre croix, nous Vous prions pour les pécheurs égarés.
Source : Lou Pescadou n° 228