Via crucis (11) – Jésus est cloué à la croix

« Il n’est pas de plus grand amour que de don­ner sa vie (Jn 15, 13) pour des condam­nés à mort. »

Saint Bernard

Pour le sacri­fice de la Pâque, la loi mosaïque pré­voyait que l’agneau immo­lé serait fixé sur le bois pour être cuit au feu, avant d’être consom­mé. Et voi­ci que Jésus, véri­table Agneau de Dieu qui seul enlève le péché du monde, s’étend de lui-​même sur le bois. Ma vie, nul ne me l’ôte, c’est moi qui la donne, avait-​Il dit (Jn 10, 18). Ainsi cela s’accomplit-il : Il se livre à ses bour­reaux. Il pré­sente ses mains et ses pieds aux clous qui brisent ses veines, ses nerfs, qui tra­versent ses membres. Il se laisse fixer à l’autel de son sacri­fice. Saint Paul, exta­sié, le chan­te­ra à sa manière : Il m’a aimé et s’est livré pour moi ! (Ga 2, 20)

Cette immense liber­té du Christ, cette folie d’amour par laquelle II nous a aimés, n’éclate que plus dès l’instant qui suit. Tandis que les bour­reaux pré­parent clous et mar­teaux, voi­ci qu’on pré­sente à Jésus du vin mêlé de myrrhe, pour qu’il en boive. Ce geste qui étonne au pre­mier abord s’enracine dans une antique cou­tume juive, fon­dée sur le livre des Proverbes (Pr 31, 6- 7). Elle récla­mait qu’au moment où allait débu­ter le sup­plice, on pré­sen­tât aux condam­nés une bois­son faite de vin géné­reux cou­pé de myrrhe.

Cette bois­son, eupho­ri­sante, enivrait à demi. Elle ren­dait donc moins pénibles au sup­pli­cié les tor­tures qu’il allait subir. Ainsi fit-​on pour le Christ : Ils lui don­nèrent à boire du vin mêlé de myrrhe. Mais, conti­nue saint Marc, Il ne le prit pas (Mc 15, 23). Il ne vou­lut point en boire, insiste saint Matthieu (Mt 27, 34). Il ne vou­lut point en boire, car II ne vou­lut point sou­la­ger ses souf­frances. Désireux de nous aimer jusqu’au bout (Jn 13, 1), Il por­ta jusqu’au bout le poids de nos péchés, afin de les expier sur le bois.

Pourtant, rien n’était plus cruel que cette crucifixion.

Bien sûr, il y a ce moment ter­rible où les clous trans­percent les poi­gnets et les pieds. Les exé­cu­tants agissent d’autant plus bru­ta­le­ment qu’ils sont exci­tés par ceux qui les entourent. Du Christ, ces der­niers avaient eu peur. Ils en avaient eu peur, car II répan­dait le bien par­tout où il allait (Ac 10, 38) ; Il gué­ris­sait mira­cu­leu­se­ment les malades, mul­ti­pliait les pains, et d’un seul mot res­sus­ci­tait les morts. Ils avaient eu peur de sa puis­sance, car de lui ils ne vou­laient pas, tel­le­ment II mena­çait leur sta­tut et leur propre puis­sance, leurs petits arran­ge­ments et leurs lâches compromissions. 

Maintenant qu’il est là, appa­rem­ment impuis­sant et en tout cas à leur mer­ci, toute cette peur se mue d’un coup en haine et en mépris, se déver­sant d’autant plus vio­lem­ment que grande fut leur peur. Ils pensent tenir leur vic­toire, et ne veulent que plus l’assurer en immo­bi­li­sant à tout jamais le Christ en son gibet de bois. Non seule­ment II y mour­rait, mais avec lui son mythe, pensaient-​ils. Comment, pan­te­lant sur le bois, pourrait-​Il pré­tendre venir de Dieu, alors que le Deutéronome affirme mau­dit de Dieu celui qui meurt sur le bois (Dt 21, 23) ? Aveuglés qu’ils sont, ils ignorent qu’en cette Passion, le Christ veut incar­ner notre malé­dic­tion, pour la faire périr en lui !

Voici donc Jésus, les mains et les pieds trans­per­cés. On dresse la croix et d’un coup, de tout son poids, le corps du sup­pli­cié lais­sé à lui-​même s’affale vers le bas. Les clous des poi­gnets sont les seuls points d’appui le rete­nant, tan­dis que les jambes se recro­que­villent. Quant aux bras, les voi­ci sus­pen­dus, fer­mant d’autant la cage tho­ra­cique ; en une telle posi­tion, toute res­pi­ra­tion digne de ce nom devient impos­sible. Pour reprendre son souffle, le cru­ci­fié n’a d’autre choix que de prendre appui sur les clous des pieds et des mains pour se redres­ser, avant de s’affaler à nou­veau, de dou­leur. Mais le voi­ci bien­tôt accu­lé à se redres­ser à nou­veau, sous peine d’asphyxie. En cette ter­rible alter­nance où la dou­leur ne cède le pas qu’à la dou­leur, les clous se font tou­jours plus cruel­le­ment sen­tir, labou­rant d’autant les plaies des poi­gnets et des pieds.

Ces plaies sont les plus grands sup­plices phy­siques de la Passion. À elles seules, elles résument toute la souf­france du Christ cru­ci­fié. Avec celle du côté bien­tôt trans­per­cé, elles nous clament donc l’amour de Dieu pour nous, toute la vic­toire de Jésus sur le péché : Il a été trans­per­cé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos ini­qui­tés ; le châ­ti­ment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meur­tris­sures que nous sommes gué­ris (Is 53, 5). « Par ces trous béants, s’exclame saint Bernard, je puis goû­ter et voir com­bien le Seigneur est bon (Ps 33, 9). Le clou qui pénètre en lui est deve­nu pour moi une clef qui m’ouvre le mys­tère de ses des­seins. Comment ne pas voir à tra­vers ces ouver­tures ? Les clous et les plaies crient que vrai­ment, en la per­sonne du Christ, Dieu se récon­ci­lie le monde. Le secret de son cœur paraît à nu dans les plaies de son corps ; appa­raît à décou­vert le grand mys­tère de sa bon­té, cette misé­ri­cor­dieuse ten­dresse de notre Dieu, Soleil levant qui nous a visi­tés d’en haut (Lc 1, 78–79). Et com­ment cette ten­dresse ne serait-​elle pas mani­feste dans ses plaies ? Quoi de plus écla­tant que tes plaies pour mon­trer que toi, Seigneur, tu es doux et com­pa­tis­sant et d’une grande misé­ri­corde (Sg 15, 1), puis­qu’il n’est pas de plus grand amour que de don­ner sa vie (Jn 15, 13) pour des condam­nés à mort ? » (Saint Bernard).

Son amour infi­ni, Dieu nous l’avait chan­té en Isaïe : Une femme oubliera-​t-​elle son nour­ris­son, n’aura-​t-​elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand même les mères oublie­raient, moi, je ne t’ou­blie­rai point ! Vois, je t’ai gra­vé sur la paume de mes mains (Is 49, 15–16). Oui, Jésus aujourd’hui nous a gra­vés en ses plaies. Nous y sommes gra­vés non avec de l’encre, mais avec son propre sang ; non à la plume, mais par les clous. Nous sommes ins­crits dans les stig­mates mêmes de sa chair, et voi­ci que ces mêmes stig­mates s’inscrivent en nous par le carac­tère bap­tis­mal, marque d’appartenance s’il en est. Ces plaies de Jésus deviennent notre espé­rance, notre confiance, notre prière : « Seigneur, ce sont vos mains qui m’ont fait, ces mêmes mains qui ont été clouées à la croix pour moi ; Seigneur, ne mépri­sez pas le tra­vail de vos mains ; je prie les plaies de vos mains de m’obtenir que vous jetiez les yeux sur moi. Vous m’avez ins­crit, mar­qué dans vos mains (Is 49, 16) ; lisez cet écrit, et sauvez-​moi » (Saint Augustin).

Oui, ces plaies des­quelles se déversent des tor­rents d’amour, ces plaies offertes en pro­pi­tia­tion pour nous, ces plaies sont deve­nues de véri­tables fon­taines de salut. Voici accom­plie la pro­phé­tie de Zacharie : En ces jours-​là, une fon­taine sera ouverte pour la mai­son de David et pour les habi­tants de Jérusalem, pour laver les péchés et les souillures (Za 13, 1). Tous les saints y ont pui­sé, tous les saints s’y sont enivrés. Car pour nous, elles sont tou­jours ouvertes : le Seigneur les a gar­dées telles en son corps glo­rieux. C’est en les mon­trant que le Ressuscité redon­na paix à ses dis­ciples (Jn 20, 20), c’est à leur contact que Thomas recou­vra la foi et s’écria : Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20, 28). Ces plaies, Jésus constam­ment les pré­sente pour nous à son Père dans les Cieux, sem­per ad inter­pel­lan­dum pro nobis (He 7, 25), comme per­pé­tuelle inter­ces­sion faite en notre nom. Ni le temps ni l’éternité ne pour­ront détruire ces marques, éter­nel­le­ment offertes par le Christ Prêtre à son Père. D’année en année, et ce jusqu’à la fin des temps, de ces clous le prêtre scelle le cierge pas­cal, pro­non­çant pour nous la for­mule salu­taire : « Par ses saintes plaies glo­rieuses, que le Christ Seigneur nous garde et nous pro­tège. Amen ».

Par ses bles­sures nous sommes donc gué­ris (1 P 2, 24). En consi­dé­rant ce corps pan­te­lant, où depuis la plante des pieds jusqu’au som­met de la tête plus rien n’est sain, contem­plons le Christ labou­ré, mer­veilleux champs où sont cachés tous les tré­sors ; Puisons les eaux vives aux fon­taines du Seigneur (Is 12, 3).

Source : Lou Pescadou n° 227

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.