Via crucis (4) – Jésus rencontre sa très sainte Mère

A la Vierge, il ne sera pas don­né de s’a­van­cer pour sou­la­ger son Fils. La Vierge ne pro­tège pas : elle donne.

Là est son cou­rage et sa fidé­li­té à la volon­té de Dieu.

Depuis le début de la vie publique de Jésus, Marie s’était tenue à l’écart, pour faire place à la nou­velle famille de Jésus, celle de ses dis­ciples. Qui en effet sont ses frères, ses sœurs, sa mère, sinon ceux qui accom­plissent la volon­té de Dieu (Mt 12, 50) ? Devant ces liens spi­ri­tuels mys­té­rieux mais ô com­bien plus forts que ceux du sang, Marie s’était effa­cée. Car l’annonce de l’Évangile, elle en avait béné­fi­cié dès l’aurore du Salut. Il lui avait été dit : Voici, tu vas conce­voir et enfan­ter un fils… Il sera grand… le Seigneur Dieu lui don­ne­ra le trône de David son père (Lc 1, 31s). Elle avait aus­si enten­du, au temple, les paroles pro­non­cées par Siméon : Voici qu’Il est pla­cé pour la chute et le relè­ve­ment d’un grand nombre en Israël, et pour être un signe en butte à la contra­dic­tion. Et le saint vieillard avait ajou­té : Et toi aus­si, un glaive à double tran­chant te trans­per­ce­ra le cœur. De même qu’Adam eut Ève pour auxi­liaire de son pre­mier péché, ain­si Jésus, le nou­vel Adam, vou­lait avoir Marie, nou­velle Ève, comme auxi­liaire pour rache­ter l’humanité : Et toi aus­si, un glaive à double tran­chant te trans­per­ce­ra le cœur. La voi­ci donc, aujourd’hui, aux côtés de Jésus, sur le che­min dou­lou­reux du calvaire.

Effrayée, elle constate toute la vio­lence, la haine et le mépris dont Jésus est l’objet. Tout n’est que brou­ha­ha autour d’elle, et tout la frappe droit au cœur. La foule voci­fère, les bour­reaux s’acharnent, les blas­phèmes fusent. Du plus pro­fond de son âme, elle fait siennes les paroles du psal­miste : Les gémis­se­ments de la mort m’ont entou­rée ; les dou­leurs de l’enfer m’ont envi­ron­née (Ps 17, 5). Mais dans son cœur, Marie a conser­vé la parole que l’ange lui avait dite quand tout avait com­men­cé : Sois sans crainte, Marie (Lc 1, 30). Les dis­ciples se sont enfuis, elle non. Elle est là, avec son cou­rage et sa fidé­li­té, avec sa foi qui résiste dans l’obscurité : Heureuse, toi qui as cru (Lc 1, 45).

En ce regard de foi qui sou­tient son effroi, une autre parole pro­phé­tique, tel un rai de lumière, jaillit en son esprit : Maltraité, il s’hu­mi­lie ; comme un agneau conduit à l’abattoir, il n’ouvre pas la bouche (Is 53, 7). Alors, tout à coup, le silence de son Fils l’envahit tout entière ; la foule n’est plus rien, le bruit n’existe plus, il n’y a plus que Jésus ; Jésus et elle.

Certes, mal­trai­té par les hommes et conduit à l’abattoir, Jésus lui fait par­ta­ger son opprobre. Nombre de regards hai­neux et mépri­sants la dévi­sagent, s’interrogeant sur cette femme qui a enfan­té un tel monstre d’humanité. Si autre­fois, de la foule qui sui­vait Jésus, une voie s’était excla­mée : Heureuses les entrailles qui t’ont por­té, le sein qui t’a allai­té (Lc 11,27), qui désor­mais ose­rait le dire de la mère d’un condam­né, à tel point mépri­sé ? Mais tous ces regards, ô com­bien faux, ne sont plus rien aux yeux de Marie : dans ce silence qui s’est éta­bli en elle, seul compte le regard de Jésus.

En ce regard, lui revient à la mémoire l’affreuse souf­france éprou­vée lors de la perte et du recou­vre­ment de l’enfant Jésus au temple. Dans son angoisse d’alors, le sol lui avait sem­blé se déro­ber sous ses pieds. Aujourd’hui, tan­dis que son Fils se dirige vers la mort, elle sai­sit toute la por­tée pro­phé­tique de ce sou­ve­nir dou­lou­reux. Éplorée, elle l’avait cher­ché, et le Christ lui avait répon­du : Ne saviez-​vous pas que je me dois d’être aux affaires de mon Père ? (Le 2, 49) Cette parole, sur l’heure, elle ne la com­prit point (Lc 2, 50). Voici qu’elle prend désor­mais tout son sens. Son che­min du Calvaire n’est autre que celui de la Pâque, c’est-à-dire du pas­sage vers le Père. Pour y entraî­ner à sa suite ceux que son Père lui a don­nés (Jn 17, 2) mais qui ont péché, Jésus ploie sous le poids de la croix.

À Dieu outra­gé, Il veut rendre jus­tice ; nos péchés, Il veut les répa­rer, pour nous emme­ner avec lui. Aussi porte-​Il le far­deau de l’humanité, pour expier nos fautes en sa chair. Plus que jamais, le voi­ci donc aux affaires de son Père. Unie au cœur de son divin Fils, Marie ne fait plus qu’un avec la volon­té de Jésus, avec le divin des­sein. Elle aus­si, la voi­ci donc tout entière aux affaires de son Père ; et, pour nous, elle pleure. En son âme et sans un mot, par son seul regard tout d’imploration, Jésus lui dit ce qu’il dira dans un ins­tant aux femmes de Jérusalem : Ne pleu­rez pas sur moi, mais sur vos enfants (Lc 23, 28). Et c’est pour nous pécheurs que désor­mais Marie pleure, pour nous rame­ner dans sa mai­son, dans la mai­son du Père. Déjà, pour nous, elle agit en mère.

Voici donc Marie convo­quée par son divin Fils à se com­por­ter en nou­velle Ève, à deve­nir mère de tous les vivants (Ge 3, 20), de cette vie d’éternité qui fera l’humanité rache­tée. Il lui faut donc, elle le sent, faire à rebours le geste de la pre­mière Ève. Cette der­nière, de l’arbre ver­doyant du pre­mier para­dis, avait pris le fruit si agréable à la vue (Ge 3, 6), mais inter­dit. Elle l’avait pris pour l’offrir (ibid.), et par son offrande, la mort était entrée dans le monde (Ro 5, 12). Sous le coup de cette ter­rible sen­tence de mort, l’arbre ver­doyant du pre­mier para­dis s’est comme des­sé­ché pour n’avoir désor­mais plus rien d’attrayant, loin s’en faut : il est deve­nu pour la deuxième Ève un bois hon­ni, ce bois hor­rible de la croix, bois mort par excel­lence… Sur ce bois, Marie doit, par son offrande, repla­cer le fruit qui seul lui ren­dra vie. Et quel fruit ! Loin d’être agréable à la vue, il n’est que bles­sures et meur­tris­sures ; en lui, ni forme ni beau­té pour atti­rer nos regards, aucun attrait pour exci­ter notre amour (Is 53, 2). Et ce fruit, fruit de répa­ra­tion et de rédemp­tion, n’est autre que le fruit de ses entrailles, son enfant à elle, Marie ! Mais ce fruit, elle le sent, elle le sait, elle le lit dans le regard-​même de son Fils, ce fruit, il lui faut elle aus­si l’offrir. Il lui faut offrir à la mort ce fruit de vie qui n’est autre que son propre Fils. Il lui faut, par son offrande, comme le pla­cer sur le bois de la croix. Jésus l’en implore, parce que Dieu le lui demande.

Le cœur mater­nel de Marie en est tout trans­per­cé. S’il n’est pas tous les jours facile à une mère d’être don­née pour le bien de son enfant, com­bien il lui est dif­fi­cile de don­ner son enfant ! Mais le don­ner à la mort ! Y a‑t-​il souf­france plus cruelle que celle d’une mère per­dant le fruit de son sein ? Or cette souf­france, Marie doit la vou­loir ; non seule­ment l’accepter, mais la vou­loir. Le fruit de ses entrailles, deve­nu aujourd’hui le fruit du bois rédemp­teur, il lui revient de l’offrir avec cette même déter­mi­na­tion d’amour qui habite le cœur de Jésus (cf. Jn 15, 13). Réparer le geste de celle qui la pre­mière a déso­béi est aus­si à ce prix : Marie doit ne faire qu’un avec la divine volon­té, toute de rédemp­tion. Et dans ce face-​à-​face, ou plu­tôt dans ce cœur-​à-​cœur de la qua­trième sta­tion du che­min de croix, Marie à nou­veau dit Fiat, pour nous elle dit oui.

Pour nous, elle devient cette mère qui, par ses pleurs, enfante dans la dou­leur (Ap 12, 2). Et quelle dou­leur ! Y en a‑t-​il plus déchi­rante pour le cœur d’une mère ? Toute mère pré­fé­re­rait souf­frir et même mille fois mou­rir à la place de son fils, pour­vu que ce der­nier soit épar­gné ! Mais à la Vierge, il ne sera pas don­né de s’avancer pour sou­la­ger son Fils : c’est au Cyrénéen qu’il revien­dra de déchar­ger quelque peu Jésus du poids de sa croix, à Véronique qu’il sera don­né d’essuyer le visage macu­lé. La Vierge, elle, ne pro­tège pas : elle donne. Elle donne son Fils unique, pour que ses nom­breux autres fils soient pro­té­gés du juste châ­ti­ment divin. Elle donne, et son inac­tion volon­taire est tout son sup­plice. À ce ter­rible spec­tacle, par avance, le pro­phète Jérémie déjà s’exclamait : A qui te com­pa­rer, à qui t’assimiler, fille de Jérusalem ? A qui t’égaler pour te conso­ler, fille de Sion ? Ta dou­leur est immense comme la mer (Lm 2, 13).

Quant à toi, pécheur, laisse réson­ner en ton cœur les gémis­se­ments d’une telle mère : Ô vous tous qui pas­sez par le che­min, regar­dez s’il est dou­leur sem­blable à ma dou­leur ! (Lm 1, 12). Écoute-​la, c’est désor­mais à toi qu’elle adresse des mots, autre­fois dits à son Fils en une tout autre cir­cons­tance ; regar­dant tes péchés, elle te dit : Mon enfant, pour­quoi nous as-​tu fais cela ? Vois, ton père et moi, dans l’angoisse, te cher­chions (Lc 2, 48). Ô Notre-​Dame des sept dou­leurs, avec le Père éter­nel qui dans le pre­mier jar­din s’en vint à la recherche d’Adam pécheur, veuillez tou­jours par­tir à ma recherche si, loin de vous, je m’égare et me mets à tom­ber. Aujourd’hui, laissez-​moi vous redire ces autres paroles, enten­dues de votre cou­sine Élisabeth : Bienheureuse, toi qui as cru (Lc 1, 45). Beaucoup plus qu’à la Judith de l’ancienne Alliance, libé­rant son peuple de la férule d’Holopherne, c’est à vous, ô Notre Dame de l’Alliance nou­velle, que nous vou­lons dire ces mots de l’Ancien Testament : Pour nous, vous n’avez pas épar­gné votre propre vie, en voyant les angoisses et tri­bu­la­tions de votre peuple. Mais vous avez empê­ché sa ruine, en pré­sence de notre Dieu (Jd 13, 22–25).

Source : Lou Pescadou n° 219

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.