Via crucis (5) – Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix

Mais voi­ci qu’au moment même où il la sou­lève, le Christ se redresse, pre­nant sur lui le plus gros du far­deau.
Ce qui sui­vit, jamais le Cyrénéen ne l’oubliera.

À voir son épui­se­ment, les sol­dats ont sans doute craint que Jésus n’arrivât point vivant au Golgotha. Aussi réquisitionnèrent-​ils un cer­tain Simon de Cyrène qui reve­nait des champs, et le char­gèrent de la croix pour la por­ter der­rière Jésus (Lc 23, 26). La men­tion de Cyrène, situé dans l’actuelle Libye, indique que Simon n’était pas juif, et encore moins romain. C’était un païen, et il ne se sen­tait nul­le­ment concer­né par ce qu’il esti­mait être des que­relles intes­tines au peuple juif. Qu’il revienne des champs le montre suf­fi­sam­ment : l’annonce de l’arrestation de Jésus et les mou­ve­ments de foule qui s’en sui­virent n’ont pas rete­nu son atten­tion. Et voi­ci qu’au détour du che­min, bru­ta­le­ment, l’évènement le rejoint, au point de l’impliquer complètement.

L’histoire de Simon, constam­ment, se renou­velle à tra­vers le temps. Combien d’indifférents sont ain­si rat­tra­pés par Dieu, comme mal­gré eux, à tra­vers tel ou tel aléa de la vie, des plus impré­vus ? C’est que la Rédemption est là pour tous, et nul n’échappe à la divine invi­ta­tion : elle est pro­po­sée à tout homme venant en ce monde (Jn 1,9).

Certes, le pre­mier contact avec le divin mys­tère ne fut guère facile pour Simon. Tandis qu’au loin il voyait cette foule agi­tée, voi­ci que deux sol­dats s’en détachent et s’avancent pour le réqui­si­tion­ner. Lui aus­si va devoir por­ter la croix du condam­né. Simon pro­teste d’autant plus qu’il est pris au dépour­vu : il n’est pas cou­pable, il n’a rien fait ; c’est de l’injustice, de la tyran­nie. D’ailleurs, n’a‑t-il pas déjà ver­sé sa part de sueur au labeur des champs ? Rien n’y fait. Le voi­là entou­ré des deux gardes, comme pri­son­nier à son tour. Il n’a plus le choix.

Simon, vous n’avez pas com­pris ! comme nous-​mêmes ne com­pre­nons pas quand l’épreuve sur­vient, au détour du che­min. Nous aus­si, nous pro­tes­tons, voire nous rebel­lons. Mais Jésus, dans sa misé­ri­corde infi­nie, ne cède pas à nos plaintes. Malgré nos pleurs et nos peurs, Il use par­fois des cir­cons­tances où notre vie si frêle semble bas­cu­ler, pour se pro­po­ser à nous, pour nous ame­ner jusqu’à lui. Il sait que notre retour à Dieu, qui est la Vie, réclame que nous per­dions toute illu­sion sur ce que semble nous pro­po­ser la vie ici-​bas. Cela ne se fait pas sans épreuves, moyens pri­vi­lé­giés de renon­ce­ments et de purifications.

Voici donc Simon s’avançant à contre­cœur, rumi­nant sa révolte inté­rieure. Sans ména­ge­ment, les gardes le placent der­rière Jésus (Lc 23, 26). Du sup­pli­cié, il ne voit pour l’heure que le dos ; un dos en lam­beaux qu’il devine fla­gel­lé, un dos cour­bé par le poids, un dos cris­pé sous le bois. Une odeur de sang et de sueur l’envahit, le bruit de la foule éner­vée l’étourdit. Tout lui paraît hor­rible. Un coup reçu, sans doute d’un sol­dat, le remet vite au pas : il doit se char­ger de la croix. Son regard se foca­lise sur elle, sur l’instrument du sup­plice qu’il doit por­ter avec le condam­né ; elle lui fait hor­reur. Mais voi­ci qu’au moment même où il la sou­lève, le Christ se redresse, pre­nant sur sa propre épaule le plus gros du fardeau.

Ce qui sui­vit, jamais le Cyrénéen ne l’oubliera. D’une majes­té sans pareille, peut-​être sai­sie de lui seul, le Christ se retour­na, et de son regard le trans­per­ça. Jésus fixait Simon, mais c’était sur­tout Simon à qui il était don­né de décou­vrir Jésus.

En cette majes­té pour­tant pleine de dou­ceur qui le regar­dait, appa­rais­sait d’un trait toute l’innocence de Jésus. Il n’appartenait pas à ce monde de haine et de vio­lence, de men­songe et de mani­pu­la­tion. Il le trans­cen­dait ; rien en lui de la vile­nie de l’homme. Il était l’innocence même.

L’éclat de cette inno­cence mani­fes­tait du même coup à Simon com­bien, lui, était à comp­ter au nombre des pécheurs. À la lumière du Christ, il décou­vrait sa propre misère, qui tout à coup lui fai­sait hor­reur. Qui était-​il, au vu de Jésus ? Si voi­ci un ins­tant il s’estimait inno­cent, toute sa vie pas­sée lui crie main­te­nant sa propre culpa­bi­li­té, sa misère, son néant. D’un trait, il com­prend com­bien tout le poids du châ­ti­ment aurait dû repo­ser sur lui plu­tôt que sur le Christ, inno­cent. Beaucoup plus que la croix sou­le­vée, c’est sa misère qui à pré­sent l’écrase. Il réa­lise quelle dis­tance infi­nie le sépare de l’innocence divine, com­bien il en est indigne.

Et pour­tant, Jésus est là, tout près ; non content de por­ter la part prin­ci­pale du far­deau, Jésus le regarde, et de son regard l’appelle. Oui, en lui pré­sen­tant la croix, Jésus l’invite à pas­ser du monde des pécheurs à celui de l’innocence, à quit­ter ses révoltes pour mar­cher à sa suite. C’est que le che­min de la conver­sion, s’il est essen­tiel­le­ment un don de Dieu, ne laisse pas l’homme inac­tif. Simon le com­prit, Jésus atten­dait son oui. Les mots de saint Augustin sem­blaient réson­ner en lui : « Dieu qui t’a créé sans toi, ne veut pas te sau­ver sans toi ». Ce que d’autres avaient enten­du de la bouche de Jésus, Simon le lut dans son regard : Si quelqu’un veut mar­cher à ma suite, qu’il se renonce lui-​même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive (Mt 16, 24). De malé­dic­tion, la croix que lui ten­dait Jésus deve­nait invi­ta­tion, et même béné­dic­tion, car rédemp­tion. Qu’ils étaient loin, ces gardes qui l’avaient for­cé à por­ter la croix ; main­te­nant, c’était Jésus qui par le bois l’invitait sur la divine voie. Et, d’une éner­gie jusque-​là insoup­çon­née, Simon empoi­gna la croix.

Voici donc le Cyrénéen por­tant le far­deau à la suite de Jésus, en ce cor­tège qui à nou­veau s’ébranle. Certes, il ne voit plus Jésus que de dos. Certes, le poids de la croix est là. Loin cepen­dant de res­ter replié sur soi pour gémir sur son propre sort, Simon, du nou­veau regard qui est le sien, s’interroge sur cette croix, dont Jésus porte la plus grande part. Il réa­lise com­bien, par elle et en elle, le Christ l’a libé­ré du poids effrayant de sa culpa­bi­li­té, com­bien par elle et en elle Il l’a puri­fié. Simon sai­sit que le Christ y porte le poids de l’humanité entière. Vraiment, ce sont nos péchés qu’il por­tait, nos dou­leurs dont il s’était char­gé (Is 53, 4). De la pro­phé­tie d’Isaïe, jamais il n’avait enten­du par­ler ; mais sa réa­li­sa­tion était là, patente, devant lui. Et lui-​même, encore plus qu’Isaïe, aurait pu crier avec le pro­phète : Le châ­ti­ment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meur­tris­sures que nous sommes gué­ris (Is 53, 5). Au contact de Jésus, l’âme de Simon gran­dit, se dilate, et désor­mais s’embrase. Il vou­drait tel­le­ment que sa propre his­toire soit celle de tous les hommes ! Ah, si ces bour­reaux qui le hâtent pou­vaient com­prendre com­bien leur propre salut était là, sous leurs yeux, à por­tée de main ! Oui, une soif nou­velle, un nou­vel amour enva­his­sait le cœur du Cyrénéen : l’amour des âmes. Et Simon com­prit l’immense pri­vi­lège qui lui était don­né. Non seule­ment il por­tait sa part d’expiation pour ses propres péchés, mais il por­tait aus­si, avec Jésus et en Jésus, le poids du salut du monde entier. Il par­tait plan­ter en terre ce nou­vel arbre de Vie, seul capable de res­sus­ci­ter le monde. L’amour des âmes qui embra­sait Jésus le péné­trait chaque ins­tant un peu plus, et ne lui don­nait que plus d’ardeur pour por­ter ce bois.

Ô chré­tien, toi qui sou­vent démis­sionnes dès que cela te paraît dur ; toi qui par­fois « fais sem­blant » de por­ter ton far­deau alors que tu t’arranges pour le lais­ser de côté, ou du moins pour le traî­ner le plus loin pos­sible der­rière toi ; toi qui te dis dis­ciple du Christ, apprends de Simon que por­ter la croix à la suite de Jésus consiste à la por­ter avec ce même amour qui consu­mait le cœur de Jésus : l’amour des âmes, le désir ardent de la conver­sion des pécheurs. Apprends à trans­fi­gu­rer tes souf­frances et contra­rié­tés, tes mala­dies comme les limites que t’impose ton âge avan­cé, apprends à trans­fi­gu­rer tout cela en véri­tables croix, c’est-à-dire à les irra­dier de l’amour même qui ani­mait le cœur de Jésus, l’amour des âmes. Oublierais-​tu qu’en chaque com­mu­nion eucha­ris­tique, tu es cen­sé annon­cer la mort de Jésus jus­qu ’à ce qu’il vienne (1 Co 11, 26) ? Tu le sais, Jésus « renou­velle chaque jour sur l’autel l’unique sacri­fice de la croix, en rémis­sion des péchés com­mis chaque jour » (concile de Trente). Pour le salut du monde d’aujourd’hui, Jésus veut plan­ter dans le monde d’aujourd’hui le nou­vel arbre de Vie, seul capable de res­sus­ci­ter le monde. Comment le ferait-​Il, sinon avec toi et à tra­vers toi, dans tes croix de chaque jour ani­mées de son amour ? Tu le vois, l’invitation faite à Simon résonne jusqu’à toi. C’est seule­ment ain­si que, pour toi comme pour autrui, son pain divin sera véri­ta­ble­ment pain de vie, pour le salut du monde (Jn 6, 48 et 51).

Ô Jésus, apprenez-​moi à vous dire oui, à la suite de Simon. Faites-​moi com­prendre que toutes nos croix ne sont que des petits bouts de la vôtre et que, si nous les por­tons avec Vous, c’est sur­tout Vous qui les por­tez avec nous.

Source : Lou Pescadou n° 220

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.