Mais voici qu’au moment même où il la soulève, le Christ se redresse, prenant sur lui le plus gros du fardeau.
Ce qui suivit, jamais le Cyrénéen ne l’oubliera.
À voir son épuisement, les soldats ont sans doute craint que Jésus n’arrivât point vivant au Golgotha. Aussi réquisitionnèrent-ils un certain Simon de Cyrène qui revenait des champs, et le chargèrent de la croix pour la porter derrière Jésus (Lc 23, 26). La mention de Cyrène, situé dans l’actuelle Libye, indique que Simon n’était pas juif, et encore moins romain. C’était un païen, et il ne se sentait nullement concerné par ce qu’il estimait être des querelles intestines au peuple juif. Qu’il revienne des champs le montre suffisamment : l’annonce de l’arrestation de Jésus et les mouvements de foule qui s’en suivirent n’ont pas retenu son attention. Et voici qu’au détour du chemin, brutalement, l’évènement le rejoint, au point de l’impliquer complètement.
L’histoire de Simon, constamment, se renouvelle à travers le temps. Combien d’indifférents sont ainsi rattrapés par Dieu, comme malgré eux, à travers tel ou tel aléa de la vie, des plus imprévus ? C’est que la Rédemption est là pour tous, et nul n’échappe à la divine invitation : elle est proposée à tout homme venant en ce monde (Jn 1,9).
Certes, le premier contact avec le divin mystère ne fut guère facile pour Simon. Tandis qu’au loin il voyait cette foule agitée, voici que deux soldats s’en détachent et s’avancent pour le réquisitionner. Lui aussi va devoir porter la croix du condamné. Simon proteste d’autant plus qu’il est pris au dépourvu : il n’est pas coupable, il n’a rien fait ; c’est de l’injustice, de la tyrannie. D’ailleurs, n’a‑t-il pas déjà versé sa part de sueur au labeur des champs ? Rien n’y fait. Le voilà entouré des deux gardes, comme prisonnier à son tour. Il n’a plus le choix.
Simon, vous n’avez pas compris ! comme nous-mêmes ne comprenons pas quand l’épreuve survient, au détour du chemin. Nous aussi, nous protestons, voire nous rebellons. Mais Jésus, dans sa miséricorde infinie, ne cède pas à nos plaintes. Malgré nos pleurs et nos peurs, Il use parfois des circonstances où notre vie si frêle semble basculer, pour se proposer à nous, pour nous amener jusqu’à lui. Il sait que notre retour à Dieu, qui est la Vie, réclame que nous perdions toute illusion sur ce que semble nous proposer la vie ici-bas. Cela ne se fait pas sans épreuves, moyens privilégiés de renoncements et de purifications.
Voici donc Simon s’avançant à contrecœur, ruminant sa révolte intérieure. Sans ménagement, les gardes le placent derrière Jésus (Lc 23, 26). Du supplicié, il ne voit pour l’heure que le dos ; un dos en lambeaux qu’il devine flagellé, un dos courbé par le poids, un dos crispé sous le bois. Une odeur de sang et de sueur l’envahit, le bruit de la foule énervée l’étourdit. Tout lui paraît horrible. Un coup reçu, sans doute d’un soldat, le remet vite au pas : il doit se charger de la croix. Son regard se focalise sur elle, sur l’instrument du supplice qu’il doit porter avec le condamné ; elle lui fait horreur. Mais voici qu’au moment même où il la soulève, le Christ se redresse, prenant sur sa propre épaule le plus gros du fardeau.
Ce qui suivit, jamais le Cyrénéen ne l’oubliera. D’une majesté sans pareille, peut-être saisie de lui seul, le Christ se retourna, et de son regard le transperça. Jésus fixait Simon, mais c’était surtout Simon à qui il était donné de découvrir Jésus.
En cette majesté pourtant pleine de douceur qui le regardait, apparaissait d’un trait toute l’innocence de Jésus. Il n’appartenait pas à ce monde de haine et de violence, de mensonge et de manipulation. Il le transcendait ; rien en lui de la vilenie de l’homme. Il était l’innocence même.
L’éclat de cette innocence manifestait du même coup à Simon combien, lui, était à compter au nombre des pécheurs. À la lumière du Christ, il découvrait sa propre misère, qui tout à coup lui faisait horreur. Qui était-il, au vu de Jésus ? Si voici un instant il s’estimait innocent, toute sa vie passée lui crie maintenant sa propre culpabilité, sa misère, son néant. D’un trait, il comprend combien tout le poids du châtiment aurait dû reposer sur lui plutôt que sur le Christ, innocent. Beaucoup plus que la croix soulevée, c’est sa misère qui à présent l’écrase. Il réalise quelle distance infinie le sépare de l’innocence divine, combien il en est indigne.
Et pourtant, Jésus est là, tout près ; non content de porter la part principale du fardeau, Jésus le regarde, et de son regard l’appelle. Oui, en lui présentant la croix, Jésus l’invite à passer du monde des pécheurs à celui de l’innocence, à quitter ses révoltes pour marcher à sa suite. C’est que le chemin de la conversion, s’il est essentiellement un don de Dieu, ne laisse pas l’homme inactif. Simon le comprit, Jésus attendait son oui. Les mots de saint Augustin semblaient résonner en lui : « Dieu qui t’a créé sans toi, ne veut pas te sauver sans toi ». Ce que d’autres avaient entendu de la bouche de Jésus, Simon le lut dans son regard : Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il se renonce lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive (Mt 16, 24). De malédiction, la croix que lui tendait Jésus devenait invitation, et même bénédiction, car rédemption. Qu’ils étaient loin, ces gardes qui l’avaient forcé à porter la croix ; maintenant, c’était Jésus qui par le bois l’invitait sur la divine voie. Et, d’une énergie jusque-là insoupçonnée, Simon empoigna la croix.
Voici donc le Cyrénéen portant le fardeau à la suite de Jésus, en ce cortège qui à nouveau s’ébranle. Certes, il ne voit plus Jésus que de dos. Certes, le poids de la croix est là. Loin cependant de rester replié sur soi pour gémir sur son propre sort, Simon, du nouveau regard qui est le sien, s’interroge sur cette croix, dont Jésus porte la plus grande part. Il réalise combien, par elle et en elle, le Christ l’a libéré du poids effrayant de sa culpabilité, combien par elle et en elle Il l’a purifié. Simon saisit que le Christ y porte le poids de l’humanité entière. Vraiment, ce sont nos péchés qu’il portait, nos douleurs dont il s’était chargé (Is 53, 4). De la prophétie d’Isaïe, jamais il n’avait entendu parler ; mais sa réalisation était là, patente, devant lui. Et lui-même, encore plus qu’Isaïe, aurait pu crier avec le prophète : Le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris (Is 53, 5). Au contact de Jésus, l’âme de Simon grandit, se dilate, et désormais s’embrase. Il voudrait tellement que sa propre histoire soit celle de tous les hommes ! Ah, si ces bourreaux qui le hâtent pouvaient comprendre combien leur propre salut était là, sous leurs yeux, à portée de main ! Oui, une soif nouvelle, un nouvel amour envahissait le cœur du Cyrénéen : l’amour des âmes. Et Simon comprit l’immense privilège qui lui était donné. Non seulement il portait sa part d’expiation pour ses propres péchés, mais il portait aussi, avec Jésus et en Jésus, le poids du salut du monde entier. Il partait planter en terre ce nouvel arbre de Vie, seul capable de ressusciter le monde. L’amour des âmes qui embrasait Jésus le pénétrait chaque instant un peu plus, et ne lui donnait que plus d’ardeur pour porter ce bois.
Ô chrétien, toi qui souvent démissionnes dès que cela te paraît dur ; toi qui parfois « fais semblant » de porter ton fardeau alors que tu t’arranges pour le laisser de côté, ou du moins pour le traîner le plus loin possible derrière toi ; toi qui te dis disciple du Christ, apprends de Simon que porter la croix à la suite de Jésus consiste à la porter avec ce même amour qui consumait le cœur de Jésus : l’amour des âmes, le désir ardent de la conversion des pécheurs. Apprends à transfigurer tes souffrances et contrariétés, tes maladies comme les limites que t’impose ton âge avancé, apprends à transfigurer tout cela en véritables croix, c’est-à-dire à les irradier de l’amour même qui animait le cœur de Jésus, l’amour des âmes. Oublierais-tu qu’en chaque communion eucharistique, tu es censé annoncer la mort de Jésus jusqu ’à ce qu’il vienne (1 Co 11, 26) ? Tu le sais, Jésus « renouvelle chaque jour sur l’autel l’unique sacrifice de la croix, en rémission des péchés commis chaque jour » (concile de Trente). Pour le salut du monde d’aujourd’hui, Jésus veut planter dans le monde d’aujourd’hui le nouvel arbre de Vie, seul capable de ressusciter le monde. Comment le ferait-Il, sinon avec toi et à travers toi, dans tes croix de chaque jour animées de son amour ? Tu le vois, l’invitation faite à Simon résonne jusqu’à toi. C’est seulement ainsi que, pour toi comme pour autrui, son pain divin sera véritablement pain de vie, pour le salut du monde (Jn 6, 48 et 51).
Ô Jésus, apprenez-moi à vous dire oui, à la suite de Simon. Faites-moi comprendre que toutes nos croix ne sont que des petits bouts de la vôtre et que, si nous les portons avec Vous, c’est surtout Vous qui les portez avec nous.
Source : Lou Pescadou n° 220