Qu’on le veuille ou non, l’opposition entre le droit à la liberté religieuse et la Royauté sociale du Christ sur les sociétés est inscrite dans les textes.
Réponse à l’abbé Gleize et retour sur l’épineux sujet de la liberté religieuse ». Tel est l’intitulé de l’article paru sur la page du 20 avril 2024 du site « Claves » de la Fraternité Saint Pierre, article signé par le Révérend Père Antoine-Marie De Araujo, de la Fraternité Saint Vincent Ferrier. Ce dernier entreprend de défendre l’argumentation du Père de Blignières, qualifiée de « séduisante mais trompeuse » par le Courrier de Rome, dans son numéro de février dernier. Le Père de Blignières, fondateur de la Fraternité susnommée, entendait prouver que le droit à la liberté religieuse, enseigné par la Déclaration Dignitatis humanae du concile Vatican II, ne s’opposerait pas à la Royauté sociale du Christ sur les sociétés humaines.
Qu’on le veuille ou non, l’opposition est inscrite dans les textes. Elle réside substantiellement en ceci. Jusqu’au concile Vatican II, la doctrine sociale de l’Eglise obligeait à tenir que seule la religion catholique, parce que vraie, avait le droit de s’exprimer publiquement, en bénéficiant de la reconnaissance officielle des pouvoirs publics. Les autres religions, parce que fausses, n’avaient pas ce droit et pouvaient bénéficier tout au plus de la tolérance des pouvoirs publics. L’enseignement du concile Vatican II, tel qu’il figure dans la Déclaration Dignitatis humanae, revendique le droit de ne pas être empêché de s’exprimer publiquement pour toute religion, dans la mesure où cette expression est celle d’une personne humaine.
Mgr Lefebvre ne fut pas le seul à dénoncer la rupture introduite sur ce point par Vatican II. Les deux apôtres laïcs – pourrait-on dire – de ce combat furent, avec Jean Madiran et après lui, Michel Martin dans les colonnes de De Rome et d’ailleurs et l’inlassable Arnaud de Lassus (1921–2017) dans celles de l’Action Familiale et Scolaire. A trois reprises[1], Arnaud de Lassus fit lui-même état du jugement du Père Joseph de Sainte-Marie, auteur d’une étude approfondie, publiée dans le numéro 162 d’octobre 1976 du Courrier de Rome, et intitulée : « Le concile Vatican II échappe-t-il à l’accusation de libéralisme ? ». Ce texte fut reproduit deux fois, dans les numéros de juillet-août 1987 et d’hiver 1991–1992 de la revue Itinéraires. Il figure encore en bonne place sur le site « Salve regina », fondé en 2001 par des prêtres et des séminaristes de la Fraternité Saint-Pierre[2]. Mais de cela, les Pères de la Fraternité Saint Vincent Ferrier ne soufflent mot.
Quels sont les arguments du Père De Araujo ? Ni plus ni moins que ceux du Père de Blignières, dont ils sont la reprise quasiment littérale. Aux objections qui lui ont été faites, celui-ci n’a d’autre réponse, par la bouche de son disciple, qu’une indigente tautologie.
Le numéro 1 de Dignitatis humanae ? Il rappelle sans doute le devoir des sociétés d’embrasser la vraie religion. Mais il ne dit mot du devoir des sociétés d’empêcher les fausses religions, ni par conséquent, de ce devoir – pourtant rappelé par Pie IX – qui incombe au pouvoir politique, en toute société, de réprimer par des peines légales les violateurs de la religion catholique – qui sont précisément tous ceux qui embrassent une religion fausse, et qui la professent, au for externe public. Comme nous l’écrivions dans le numéro de février du Courrier de Rome : « Toute la contradiction du catholique libéral est là : il prétend s’obliger en conscience et même obliger en conscience la société à professer la vraie religion, mais il prétend aussi s’obliger en conscience à ne pas empêcher les violateurs de la vraie religion de violer celle-ci, du fait même qu’ils professent leurs religions fausses. Ce qui est la négation même de Royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ ».
Les « justes limites » de la liberté religieuse ? On nous objecte que ce sont celles que réclame la vérité religieuse, en sorte que la seule liberté religieuse qui vaille serait la liberté de professer la vraie religion, c’est-à-dire la seule religion catholique. Telle serait l’importante précision apportée, après le concile Vatican II, par le Nouveau Catéchisme de l’Eglise catholique paru en 1992 sous Jean-Paul II, l’Encyclique Veritatis splendor du même en 1993, ainsi que l’Encyclique du pape Benoît XVI Caritas in veritate publiée en 2009. Le post concile aurait donc dissipé toutes les ambiguïtés qui pourrait laisser croire que Vatican II aurait ouvert la porte au libéralisme. Ainsi serait vérifié la continuité de Dignitatis humanae avec le Magistère antérieur.
A cette objection, le Père Joseph de Sainte-Marie, et après lui Arnaud de Lassus, toujours présents sur le site « Salve regina »[3], avaient déjà répondu depuis longtemps. Les « justes limites » invoquées par les Pères de Blignières et De Araujo sont en réalité celles d’un pseudo « bien commun » redéfini aux § 1906–1909 du Nouveau Catéchisme dans un sens nouveau, qui est un sens libéral. Loin de catholiciser le droit à la liberté religieuse, cette nouvelle conception ne fait que confirmer l’accusation de libéralisme. C’est Arnaud de Lassus qui le démontre dans sa brochure de 1995 de l’AFS, au chapitre VIII, consacré à « L’enseignement sur la liberté religieuse du Catéchisme de l’Eglise catholique »[4] : « Cette nouvelle conception du bien commun temporel de la cité intègre l’élément nouveau que représente la protection du droit naturel à la liberté religieuse. L’Etat, ayant la charge d’assurer cette protection, n’a plus la possibilité pratique d’intervenir contre les fausses religions quand l’ordre public juste n’est pas troublé ». Le droit de ne pas être empêché de professer sa religion au for externe sera limité non en raison de la nature de la dite religion, vraie ou fausse, mais pour d’autres raisons, par exemple le respect du droit positif de la loi civile, comme celui de la circulation routière ou celui du silence nocturne ; ou encore le respect de l’ordre moral objectif, en conformité avec la seule loi naturelle, comme l’explique le Pape Benoît XVI dans son discours à l’union des juristes catholiques italiens, le 9 décembre 2006. Autant dire que, si les autorités publiques ont le pouvoir d’empêcher la profession publique d’une religion qui ne respecterait pas l’ordre moral objectif de la loi naturelle, elles n’ont plus ce pouvoir pour empêcher la profession publique d’une religion qui ne respecterait pas l’ordre de la loi divine positive, révélée par le Christ et les apôtres et dont le dépôt a été confié à l’Eglise catholique. L’Etat n’a donc aucun pouvoir pour réprimer les violateurs de la vraie religion révélée, la religion catholique.
Dernière objection : le n° 34 de l’Encyclique Veritatis splendor de Jean-Paul II, le n° 55 de l’Encyclique Caritas in veritate, où Benoît XVI affirme, tout comme son prédécesseur : « La liberté religieuse ne veut pas dire indifférence religieuse et elle n’implique pas que toutes les religions soient équivalentes ». Encore une fois, de quel indifférentisme s’agit-il ? Jean-Paul II et Benoît XVI réprouvent ici l’indifférentisme religieux de la conscience individuelle, mais ils admettent aussi, dans la dépendance de Dignitatis humanae, l’indifférentisme religieux des pouvoirs publics. Benoît XVI a toujours été très clair sur ce point. Selon lui, l’homme n’a pas droit à la liberté religieuse en raison du fait qu’il professe la vraie religion. Il y a droit en raison du simple fait qu’il est une personne humaine : « Toute personne doit pouvoir exercer librement le droit de professer et de manifester individuellement ou de manière communautaire, sa religion ou sa foi, aussi bien en public qu’en privé, dans l’enseignement et dans la pratique, dans les publications, dans le culte et dans l’observance des rites. Elle ne devrait pas rencontrer d’obstacles si elle désire, éventuellement, adhérer à une autre religion ou n’en professer aucune »[5]. Et encore : « C’est le devoir des Autorités civiles dans tout pays démocratique de garantir la liberté effective de tous les croyants et de leur permettre d’organiser librement la vie de leur communauté religieuse. Je souhaite bien sûr que les croyants, à quelque communauté religieuse qu’ils appartiennent, puissent toujours bénéficier de ces droits, certain que la liberté religieuse est une expression fondamentale de la liberté humaine et que la présence active des religions dans la société est un facteur de progrès et d’enrichissement pour tous »[6].
Le principe de la liberté religieuse, tel que le prêchent Jean-Paul II, Benoît XVI et François, et tel que voudrait le défendre la Fraternité Saint Vincent Ferrier, en y voyant le point de départ d’une supposée Royauté sociale du Christ, équivaut strictement au relativisme condamné par Pie IX, relativisme qui prend pour prétexte le bien apparent de la liberté : il s’appelle libéralisme.
PS – Ces éléments de réponse trouvent le développement qu’ils méritent dans le numéro de juin 2024 du Courrier de Rome, avec l’article intitulé : « En réponse à la Fraternité Saint Vincent Ferrier ».
- AFS 80 de décembre 1988, p. 30–31 ; Supplément au numéro 134 de l’AFS de décembre 1997, p. 72 ; brochure « La liberté religieuse trente ans après Vatican II (1965–1995) », p. 66–67.[↩]
- Page consultable le 30 mai 2024[↩]
- Page consultable le 30 mai 2024[↩]
- « La liberté religieuse trente ans après Vatican II (1965–1995) », p. 88–93.[↩]
- Benoît XVI, Message pour la célébration de la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2011.[↩]
- Benoît XVI, « Discours au corps diplomatique auprès de la république de Turquie », le 28 novembre 2006.[↩]