Le « ralliement au rabais » du Père Basile à la Déclaration conciliaire sur la Liberté religieuse ne résiste pas à l’étude des textes.
La liberté religieuse revisitée ?
1. Diplômé de l’institut d’Etudes politiques de Paris (promotion 1985), François Huguenin [1] enseigne l’histoire des idées politiques à l’IRCOM (Institut Albert-le- Grand) de Lyon et à l’ICP (Institut Catholique de Paris). Sa thèse de doctorat en sciences sociales et économiques, soutenue le 29 mars 2023 à l’ICP, était précisément intitulée : « Du refus à l’acceptation de la liberté religieuse. Recherches sur une mutation de l’Eglise catholique, de 1789 à nos jours »[2]. Sur la page du 3 novembre 2023 du journal Le Monde, Roger-Pol Droit en résume la problématique lorsqu’il sous-titre son article en ces termes : « L’historien retrace le basculement qui a conduit l’Eglise catholique de la condamnation sans appel des libertés à leur apologie constante »[3]. Les Editions du Cerf ont publié cette thèse, la même année 2023, sous un titre qui condense l’idée maîtresse de l’ouvrage : La Grande conversion. L’Eglise et la liberté, de la Révolution à nos jours.
2. L’exposé s’en déroule en trois parties. La première (1789–1870) fait état de l’opposition qui met aux prises l’Eglise avec le monde moderne issu de la Révolution française, opposition qui s’exprime à travers le refus, de la part de l’Eglise, du principe révolutionnaire de la liberté. La deuxième partie (du concile Vatican I au concile Vatican II) examine le maintien et l’évolution de cette attitude d’opposition, jusqu’à la fin du pontificat de Pie XII. Et, enfin, la troisième partie envisage le changement d’attitude opéré par les hommes d’Eglise depuis le concile Vatican II.
L’écho posthume de Benoît XVI … et de ses devanciers
3. La thèse défendue par l’auteur est condensée dans le titre de l’ouvrage : il s’agit en effet d’une « grande conversion ». L’Eglise aurait changé d’avis, pour admettre et prêcher le principe de la liberté religieuse, après l’avoir refusé et condamné. Avec cette nuance importante, et qui représente l’originalité propre de la thèse : cette conversion ne doit pas s’entendre sur un plan doctrinal, au sens où l’Eglise aurait modifié une position de principe ; la conversion intervient ici sur un plan purement stratégique. Et cela conduit l’auteur à faire la critique des deux grands types de réactions qui voudraient se donner le moyen pour l’un de refuser et pour l’autre d’admettre ce changement d’orientation. Dans les deux tentatives d’explication, les arguments demeurent impuissants du fait même qu’ils voudraient évaluer comme relevant de la foi une position qui relève seulement de la prudence. « Depuis 1965 », écrit notre auteur, « deux thèses antagonistes s’affrontent, à notre sens, tout aussi indéfendables l’une que l’autre. Il y a d’abord l’hostilité à la liberté religieuse, née dès le concile dans le camp de la minorité et qui développera dans une variante intégriste l’idée que Rome n’est plus dans Rome. Et, au même moment, en opposition à cette posture, verra le jour cette idée, étrangement aussi répandue qu’elle est contournée, que Dignitatis humanae n’est que la continuité du magistère de l’Eglise, position intenable à laquelle finira par se rallier la partie du courant traditionaliste de retour dans la communion romaine, au risque de vider la notion de liberté religieuse de sa substance. Dans les deux cas, une distinction échappe complètement aux protagonistes : celle qui existe entre ce qui relève de la foi et ce qui relève de l’ethos, qui est le caractère, la manière d’être, l’ensemble des comportements habituels d’un individu ou d’un groupe. Ou pour le dire autrement, ce qui relève de la Révélation et du credo des catholiques tel qu’il se transmet et s’approfondit dans la formulation depuis les apôtres ; et ce qui relève du politique et varie avec le temps, tout en concernant l’ensemble de la société » [4].
4. Comment ne pas entendre ici comme l’écho de la pensée constante de Joseph Ratzinger, telle qu’elle s’est cristallisée dans le Discours à la Curie du 22 décembre 2005 ? La coïncidence apparaît d’autant moins fortuite que, tout au long de la troisième partie de son livre, François Huguenin se réfère avec une complaisance à peine dissimulée aux déclarations de Benoît XVI. La distinction entre le domaine de la foi et celui du politique est au cœur de la pensée du prédécesseur de François, elle est l’idée maîtresse qui sous-tend la fameuse herméneutique du renouveau dans la continuité, idée maîtresse qui figurait d’ailleurs déjà au centre du Discours inaugural du Pape Jean XXIII, prononcé le 11 octobre 1962 et auquel renvoie explicitement le Discours de 2005. « Il est nécessaire » disait Jean XXIII cité par Benoît XVI, « que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être fidèlement respectée, soit approfondie et présentée d’une façon qui corresponde aux exigences de notre temps ». Faisant ensuite référence au Discours de clôture prononcé par Paul VI, Benoît XVI revient sur cette idée maîtresse qui sous-tend la supposée continuité : « Le Concile devait définir de façon nouvelle le rapport entre l’Eglise et l’époque moderne ». Il s’agit donc bien, du moins apparemment, et dans l’intention des Papes dits « conciliaires », de ce qui relève de l’ethos, et non de ce qui relève de la foi. Et François Huguenin ne s’y est pas trompé.
Un inventaire théologique
5. Les deux chapitres clés de son ouvrage sont ceux où, au-delà du descriptif factuel qui fait la matière des autres chapitres, l’auteur essaye d’indiquer qu’elles furent, de la part de l’Eglise, les raisons profondes tant du refus du principe moderne de la liberté avant Vatican II, que de l’adoption de ce même principe à Vatican II et depuis. C’est ainsi que le chapitre 3[5] de la première partie examine la doctrine des Papes d’avant Vatican II et s’intitule : « De quoi ce refus de la liberté est-il le signe ? » tandis que le chapitre 8[6] de la troisième partie examine la doctrine des Papes d’après Vatican II et a pour titre : « Quelle rupture ? Quelle continuité ? ».
6. Avant donc de vérifier comment (chapitre 7) et pourquoi (chapitre 8) le discours de l’Eglise « a pu changer avec Vatican II[7], notre auteur se propose (chapitre 3) d’étudier « comment les commentateurs historiens de la liberté religieuse ou théologiens ont appréhendé les discours pontificaux, notamment ceux de Grégoire XVI et de Pie IX » [8], discours qui condamnent le principe même de cette liberté religieuse. Et de remarquer de prime abord, à juste titre, que « la plupart des commentateurs, sans doute en partie parce qu’ils se sont focalisés sur la liberté religieuse, et ont voulu relativiser la portée d’un éventuel changement doctrinal entre le Syllabus et Dignitatis humanae, ont eu une lecture douce des textes magistériels »[9]. De ces commentateurs, François Huguenin en retient quatre : le chanoine Roger Aubert (1914–2009), le jésuite Bertrand de Margerie (1923–2003), le philosophe Etienne Borne (1907–1993) et le père Basile Valuet du Barroux. Nous retiendrons ici l’analyse de la réflexion tentée par ce dernier, qui passe aujourd’hui pour l’un des principaux représentants de la réflexion menée au sein de la mouvance Ecclesia Dei[10].
Le Père Basile, face à Grégoire XVI et Pie IX
7. Le paragraphe consacré à l’explication de ce dernier est intitulé : « La tentative de Basile Valuet de sauver le Magistère »[11]. En référence à la « thèse volumineuse » de ce dernier consacrée à la liberté religieuse, François Huguenin pose le diagnostic suivant : « A propos de Mirari vos [de Grégoire XVI] Basile Valuet essaie de sauver l’encyclique en distinguant « le refus de donner en matière de liberté religieuse une autorisation positive d’agir » et un « non-empêchement » qui serait toléré. Or cette distinction est ici largement surjouée. Car s’il n’y a pas empêchement, par définition, il peut y avoir action, et, même s’il n’y a pas autorisation expresse, il y a tolérance tacite à agir. De fait, cette distinction renvoie à un pur jeu de rapport de forces : si l’Eglise peut interdire, elle le fait, sinon elle peut laisser faire. La démonstration de Valuet nous laisse face à un choix désastreux entre deux hypothèses qui peuvent se cumuler : celle que l’Eglise, si elle le pouvait, refuserait toute autorisation positive d’agir pour ceux qui ne seraient pas catholiques ; et/ou celle qu’elle s’accommoderait d’un non-empêchement si elle ne pouvait le faire. La vraie question, celle du droit de l’Eglise à refuser la liberté religieuse au nom de la vérité, c’est-à-dire celle de savoir si, au nom de la vérité des idées, l’on peut attenter à la liberté des personnes, n’est à ce stade pas posée. Or, elle se pose d’autant plus que la liberté dont parle Grégoire XVI n’est, comme nous l’avons vu, que la licence effrénée, et doit être si possible empêchée – et cela doit être proclamé en principe – au pire tolérée, tout en étant toujours dénoncée dans le principe »
8. La tentative du Père Basile est transparente : elle obéit à une intention, qui est d’établir l’absence de tout changement doctrinal entre Mirari vos de Grégoire XVI et Dignitatis humanae de Paul VI. Or, ce dernier fait la distinction entre le droit positif de professer publiquement une religion fausse et le droit négatif de ne pas être empêché, par quelque pouvoir public que ce soit de professer publiquement la même religion fausse. C’est pourquoi, si l’on veut établir la continuité doctrinale, il importe de découvrir le même genre de distinction dans l’enseignement de Grégoire XVI. Distinction inexistante en réalité, puisque Grégoire XVI envisage le non-empêchement comme une pure tolérance, ne remettant nullement en cause mais au contraire présupposant le principe même d’un refus de tout droit, pour une religion fausse, à l’expression publique, tandis que Paul VI envisage le non-empêchement comme le droit, reconnu en principe à la liberté de conscience, d’exprimer publiquement ses convictions religieuses, vraies ou fausses.
9. François Huguenin poursuit son diagnostic. « La même erreur de perspective est à l’œuvre chez l’auteur [toujours le Père Basile] à propos de Pie IX : Valuet cite l’allocution Quibus luctuosissimis, dans laquelle le Pape se félicite que l’Espagne proclame la religion catholique religion d’Etat et interdise les autres cultes. Ce simple exemple montre à quel point parler d’une continuité entre le magistère de Pie IX et le magistère récent est acrobatique. L’auteur croit convaincre par cette phrase étonnante : « Naturellement, s’il félicite d’interdire, il n’interdit pas de ne pas interdire : on le verra plus tard permettre de tolérer ». Mais si le Pape se félicite d’interdire tout autre religion, cela suffit à dire qu’il récuse le bienfait de la liberté religieuse. […] Le fait qu’il n’interdise pas d’interdire ne signifie sans doute rien d’autre que l’état social du monde et des autres pays catholiques rendrait une telle parole intenable. Et le fait qu’il fasse ensuite preuve de tolérance montre seulement qu’il n’aura pas le choix. On peut dire plutôt que Pie IX est profondément opposé à la liberté religieuse et qu’il ne se résout à ne pas la condamner plus fortement que pour la même raison qui lui fera être plus tolérant par moments, à savoir le contexte politique ».
10. Là encore, le présupposé volontariste d’une continuité, entre Pie IX et Vatican II, conduit le Père Basile à vouloir déceler chez Pie IX les germes implicites de la distinction, qui sera mise en évidence par Dignitatis humanae, entre un droit positif et un droit négatif. Le droit positif de professer publiquement toute autre religion que la religion catholique est condamné par Pie IX comme il le sera apparemment encore par Paul VI, mais le droit négatif de ne pas se voir interdire la même profession publique de tout autre religion que la vraie, explicitement enseigné par Paul VI, serait lui aussi, quoiqu’implicitement, déclaré par Pie IX du simple fait que celui-ci « n’interdit pas de ne pas interdire ». Mais le Père Basile sollicite indûment les textes. Dignitatis humanae déclare et revendique pour toute conscience un droit, le droit de ne pas se voir interdire la profession publique de sa religion, vraie ou fausse, droit qui devra être revendiqué comme un principe et une norme universelle, le non-respect de ce droit provoqué par l’interdiction factuelle de professer publiquement sa religion, s’il en est, ayant valeur d’exception inévitable en raison du contexte. A l’inverse, Pie IX déclare et revendique pour tout pouvoir public le droit et le devoir d’interdire la profession publique de tout autre religion que la vraie religion proclamée religion d’Etat, droit et devoir qui devra être imposé comme un principe et une norme universelle, la non-réalisation de ce droit et de ce devoir provoqué par la non-interdiction purement factuelle de professer publiquement une religion fausse, s’il en est, ayant valeur de simple tolérance et d’exception inévitable, en raison des circonstances. La contradiction est donc manifeste : pour Pie IX (dans Quanta cura, et pas seulement dans Quibus luctuosissimis) la norme est l’interdiction du culte public des fausses religions, même limité par les exigences de l’ordre public tandis que pour Paul VI, la norme est la non-interdiction ou la liberté du culte public des fausses religions, tel que limité par les exigences de l’ordre public. Pie IX limite seulement, par la tolérance, l’interdiction de l’erreur, qui ne peut jamais jouir d’aucune liberté, tandis que Paul VI limite la non-interdiction ou la liberté même, accordée par principe à l’erreur.
Le Père Basile, face au post-Concile
11. Avant de présenter la réflexion entreprise par le Père Basile pour justifier la thèse de la continuité et prouver que Dignitatis humanae ne contredit nullement les enseignements de Grégoire XVI et Pie IX, François Huguenin prend soin de confronter cette explication, qui voudrait servir de point référence à la mouvance Ecclesia Dei, avec celle toujours défendue par la Fraternité Saint Pie X, à la suite de son fondateur. « Nous pouvons reconnaître à Mgr Lefebvre », écrit-il, « que l’exercice auquel il se livre, celui de comparer Quanta cura et Dignitatis humanae est probant : l’écart entre les deux textes est saisissant [l’auteur renvoie ici à un passage de Mes doutes sur la liberté religieuse] »[12] : l’écart qui, comme l’a initialement précisé l’auteur, doit se situer sur le plan purement dogmatique et spéculatif de la doctrine. Même si, aux yeux de François Huguenin, ce plan n’est pas celui sur lequel il conviendrait de se placer pour établir la concordance entre les deux prédications, celles des Papes antérieurs au Concile et celle des Papes postérieurs [13], il reste que la réflexion théologique de Mgr Lefebvre et de ses successeurs est ici reconnue comme gardant le mérite de la cohérence, sur ce propre plan.
12. Et le Père Basile ? « Basile Valuet oppose la liberté religieuse de Vatican II, « exigence de permission simplement négative des divers actes religieux « à la liberté de conscience et de culte naguère vilipendée, qui était une « exigence d’autorisation positive des divers cultes et de l’indifférence envers eux ». Ne revenons pas sur la portée de la condamnation antérieure, d’une tout autre dimension. Notons tout de même que l’érection d’une barrière infranchissable entre liberté négative et autorisation positive est juridiquement et philosophiquement bancale. Juridiquement, l’immunité garantie par Vatican II vaut libre exercice du culte et donc autorisation positive »[14]. Pour François Huguenin, cette équivalence ne signifierait pas la reconnaissance d’un quelconque relativisme, puisque le droit négatif et le droit positif, s’ils s’équivalent, seraient le droit de la personne, non le droit de l’erreur. Nous ne le suivrons pas sur ce point, en nous contentant de relever au passage qu’il y a ici confusion radicale entre le sujet et l’objet du droit, le sujet (ou la cause matérielle) étant toujours par définition un être de nature raisonnable, tandis que l’objet (la cause formelle, qui donne son espèce morale et sa légitimation au droit) ne saurait être que le juste rapport au vrai et au bien[15]. Il reste avec cela que « s’il s’agit de l’autorisation positive de chaque culte de pouvoir se tenir librement, Dignitatis humanae la prévoit comme le corollaire logique de la liberté négative, tandis que les Papes précédents la refusaient, sauf à la tolérer quand ils ne pouvaient faire autrement. […] La rupture est complète dans le sens où la liberté religieuse conçue en 1965 comme immunité est, de fait, une permission à chacun et à chaque groupe de poser positivement les actes nécessaires à l’exercice de son culte, ce que tout le magistère antérieur écartait comme une liberté effrénée et licencieuse, permise uniquement quand cela n’était pas possible de faire autrement pour des raisons de tolérance »[16].
13. Autre argument du Père Basile : il y aurait non une opposition de doctrine mais seulement une différence d’accent, les Papes d’avant Vatican II se préoccupaient d’abord d’exiger de l’Etat qu’il canalise l’homme vers le bien tandis que ceux d’après le Concile exprimeraient une autre exigence plus fondamentale, celle du respect des droits primordiaux de l’homme. « Toute notre étude », commente François Huguenin, « textes à l’appui, vient démentir cette présentation lénifiante »[17]. En effet Grégoire XVI et Pie IX exigent de l’Etat une législation proprement chrétienne et considèrent la liberté religieuse sur le plan politique comme une licence, la liberté devant être réservée, même sur ce plan politique, au vrai et au bien ; en revanche, Paul VI et ses successeurs, lorsqu’ils demandent le respect des droits fondamentaux de l’homme, voient dans la liberté politique de l’expression religieuse une composante essentielle à l’ordre social, qui s’en trouve rendu indifférent à la vérité ou à la fausseté de la religion. « Il y a donc », peut conclure notre auteur, « un risque de tordre les textes en les affadissant, pour finir par en trahir le sens et la portée »[18] et de défendre pour autant « une thèse qui finit par être globalement contredite par la lecture des textes dans leur contexte »[19]. Et de stigmatiser un « ralliement au rabais à la Déclaration conciliaire »[20]. Les lecteurs du Courrier de Rome auront soin de remarquer que, si sévérité il y a dans une pareille évaluation, on ne saurait lui reprocher d’émaner d’une supposée « mouvance lefebvriste », quand bien même la Fraternité Saint Pie X ne saurait qu’y souscrire, sur les points signalés.
La recension du Père Basile
14. La réaction du Père Basile ne s’est pas fait attendre. Elle s’est exprimée sous la forme d’une recension du livre de François Huguenin, parue dans la livraison de juillet-septembre 2024 de la Revue thomiste (p. 514–517). Reconnaissons au bon Père le mérite de relever quelques erreurs factuelles (ou historiques) dans le propos de François Huguenin, dont celle qui consiste à attribuer à Mgr Lefebvre le vote du texte de la déclaration sur la liberté religieuse [21], alors que « Mgr Lefebvre a signé le texte, ce qui n’était pas le voter »[22], distinction dont l’importance semble bien avoir échappé jusqu’ici à plus d’un observateur de la mouvance Ecclesia Dei…
15. Pour toute réponse aux réflexions critiques de François Huguenin, le Père Basile se contente de réaffirmer, sans jamais en démontrer le bien-fondé, sa distinction entre « un droit de permission affirmatif » et « un droit d’exigence négatif », Grégoire XVI et Pie IX ayant condamné seulement le premier tandis que Paul VI aurait admis seulement le second. Et de renchérir : « Un droit de permission affirmatif implique certes un droit d’exigence négatif, mais la réciproque n’est pas vraie. Si donc on condamne un droit affirmatif, on ne condamne pas nécessairement un droit négatif »[23]. Le Père Basile reproche ainsi à François Huguenin de confondre « une autorisation positive de la liberté (approuver le droit à l’immunité de contrainte) et une autorisation positive de pratiquer indifféremment tous les cultes »[24].
16. Faut-il redire ici ce que nous avons déjà expliqué en détail, bien avant la parution du livre de François Huguenin[25]? Cela tient en deux points.
17. Premièrement, le droit d’exigence négatif a déjà été condamné par Grégoire XVI et Pie IX, et il l’a été en lui-même, et non point seulement en ce qu’il impliquerait le droit de permission affirmatif. Par conséquent, même si l’on nie que le droit négatif équivaut au droit affirmatif, l’on ne saurait nier que les Papes aient condamné celui-là en même temps que celui-ci. C’est en effet du droit négatif dont parle Pie IX dans Quanta Cura, lorsqu’il condamne la proposition suivante : « La meilleure condition de la société est celle où l’on ne reconnaît pas au pouvoir l’office de réprimer par des peines légales les violateurs de la religion catholique, si ce n’est lorsque la paix publique le demande »[26]. Le Pape condamne ici la négation de la fonction coercitive de l’Etat en faveur de la religion catholique contre ceux qui la violent. Il condamne donc par le fait même le droit à la non-répression en matière de religion, même limité par les exigences de l’ordre public de la société civile.
18. Deuxièmement, le droit négatif à ne pas être empêché correspond dans les faits au droit positif de diffuser l’erreur. Sur ce point, la meilleure explicitation du droit négatif à l’immunité, énoncé par Vatican II se trouve dans les déclarations des Papes postérieurs. Car ceux-ci revendiquent la liberté religieuse comme un droit positif d’expression, c’est à dire comme le droit d’exercer pour elle-même la religion que l’on tient pour vraie, et pas seulement le droit à l’absence de toute coercition de la part des pouvoirs civils. L’atteste en premier lieu le document envoyé le 1er septembre 1980 par le Pape Jean-Paul II aux chefs d’Etat signataires de l’Acte final d’Helsinki[27]. S’y trouve déclaré, en termes explicites, le droit positif de diffuser l’erreur, et pas seulement le droit négatif de ne pas être empêché. De son côté, Benoît XVI déclare que la règlementation internationale doit reconnaître aux droits de nature religieuse « le même status que le droit à la vie et à la liberté personnelle, car ils appartiennent au noyau essentiel des droits de l’homme, à ces droits universels et naturels que la loi humaine ne peut jamais nier »[28]. Or, le droit à la vie et à la liberté personnelle est un droit positif et non seulement négatif. Ces déclarations de Jean-Paul II et de Benoît XVI admettent clairement un droit positif à diffuser ses convictions religieuses, même erronées et ces Papes ont interprété le droit à la liberté religieuse comme le droit positif de professer publiquement l’erreur.
19. La distinction du Père Basile est un leurre. Si besoin était, François Huguenin montre d’ailleurs qu’elle est sérieusement récusée par les philosophes et les juristes de l’heure présente. « Philosophiquement, Isaiah Berlin[29], dans sa grande étude sur les deux conceptions de la liberté – négative et positive – même s’il a montré comment elles « se sont développées dans des directions divergentes », souligne que nous sommes face à « deux concepts très proches l’un de l’autre, deux façons, l’une positive, l’autre négative de dire à peu près la même chose[30] ». Le Père Basile dit bien lui-même que « si on condamne un droit affirmatif, on ne condamne pas nécessairement [c’est nous qui soulignons] un droit négatif ». Sans doute, oui, on ne le condamne pas nécessairement, en stricte logique formelle, mais du même point de vue logique, l’équivalence de l’une à l’autre condamnation reste possible, et dans les faits, elle se vérifie bien ici.
François Huguenin et le trompe l’œil d’une supposée « conversion »
20. Il y a donc bien, sur le plan dogmatique, une véritable contradiction, entre les énoncés de Dignitatis humanae et ceux des Papes d’avant Vatican II. François Huguenin croit pouvoir la surmonter sur un autre plan, comme l’ont cru eux aussi Jean XXIII et Paul VI, dont la démarche inspiratrice a été théorisée par le Discours de Benoît XVI, le 22 novembre 2005. Plutôt qu’une conversion, au sens moral du terme, il s’agirait d’une « reconversion », au sens stratégique et prudentiel.
21. Ainsi, selon Benoît XVI, tout dépend du contexte : si la liberté de religion est considérée comme « une expression de l’incapacité de l’homme à trouver la vérité », elle devient « une exaltation du relativisme » et demeure inacceptable ; si elle est considérée comme « une conséquence intrinsèque de la vérité qui ne peut être imposée de l’extérieur, mais qui doit être adoptée par l’homme uniquement à travers le processus de la conviction », elle demeure acceptable. Nous retrouvons ici la distinction – classique – entre la fausse liberté morale ou licence, comprise au niveau de l’exercice de la faculté de la volonté humaine et le libre-arbitre, compris au niveau de l’essence de cette faculté. La distinction existe, mais elle ne saurait justifier la « reconversion » envisagée, tant il est vrai que l’exercice de la liberté humaine, certes indispensable à l’acquisition de la vérité, est celui d’un être de nature sociale, dont les actes seront toujours dépendants d’une direction de l’autorité, dès lors qu’ils s’exercent sur le plan de la vie publique. Pour agir de manière véritablement libre, l’homme a besoin d’une intervention des pouvoirs publics qui lui indiquent où se trouvent la vérité et le bien et qui le préservent d’adhérer à l’erreur et de succomber au mal. Et cela reste un principe toujours nécessaire, sur le plan même de ce que François Huguenin voudrait appeler l’ethos pour l’affranchir de toute régulation dogmatique.
22. N’en déplaise à Benoît XVI et à son disciple François Huguenin, il ne saurait être possible de « revisiter » les déclarations de Grégoire XVI et Pie IX, qui ne sont pas seulement des « décisions historiques » et qui expriment les principes nécessaires de la doctrine sociale de l’Eglise, la vérité éternelle de la Royauté du Christ sur les sociétés. Car le plan de l’ethos ne saurait être celui d’une contingence pure, affranchie des nécessités de la nature humaine, qui est celle d’un animal politique.
23. Mais du moins est mise ici en évidence l’inanité de l’entreprise d’un Père Basile, l’échec irrémédiable de ce « plaidoyer pour une continuité impossible à défendre » [31].
Source : Courrier de Rome n° 681 – décembre 2024
- https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Huguenin[↩]
- https://www.icp.fr/recherche/college-doctoral/soutenances-de-these/du-refus-a-lacceptation-de-la-liberte-politique-et-religieuse[↩]
- https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/11/03/la-grande-conversion-de-francois-huguenin-la-chronique-histoire-de-roger-pol-droit_6198071_3260.html[↩]
- Huguenin, p. 377[↩]
- Aux pages 123–163[↩]
- Aux pages 377–438[↩]
- Huguenin, p. 149.[↩]
- Huguenin, ibidem.[↩]
- Huguenin, ibidem.[↩]
- Cf. les numéros de mars et octobre 2014 du Courrier de Rome[↩]
- Huguenin, p. 152–155.[↩]
- Huguenin, p. 382.[↩]
- Nous contestons ce point et nous dirons plus loin ce qu’il en est exactement et sur quel plan il convient en réalité de se placer[↩]
- Huguenin, p. 388[↩]
- Voir sur ce point le numéro d’octobre 2014 du Courrier de Rome, n° 20–22, p. 6[↩]
- Huguenin, p. 388–389.[↩]
- Huguenin, p. 389.[↩]
- Huguenin, ibidem[↩]
- Huguenin, p. 390.[↩]
- Huguenin, ibidem.[↩]
- Huguenin, p. 379[↩]
- Revue thomiste, p. 514[↩]
- Revue thomiste, p. 515[↩]
- Revue thomiste, ibidem[↩]
- Voir le numéro de mars 2014 du Courrier de Rome, aux n° 9–15, p. 2–3[↩]
- DS 1689[↩]
- Documentation catholique n° 1798, p. 1174.[↩]
- Benoît XVI, « Message du 8 décembre 2010 pour la Journée mondiale 2011 de la paix », Documentation catholique, n° 2459, p. 4–5.[↩]
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Isaiah_Berlin ; Isaiah Berlin (1909–1997) est un philosophe et historien des idées sociales et politiques en Occident. Il est surtout connu pour avoir développé la distinction entre les notions de liberté positive des anciens et de liberté négative des modernes qu’il pose en 1958 dans son livre Deux concepts de liberté : la liberté négative est l’absence d’entraves, tandis que la liberté positive désigne la possibilité de faire quelque chose[↩]
- Huguenin, p. 388[↩]
- Huguenin, p. 390.[↩]