Sermon à la Cité catholique

Par le R. P. de Chivré à Lausanne, Pâques 1965.


T.R.P. Bernard-​Marie de Chivré O.P.
12 février 1902 – 14 juillet 1984

Ave Maria

Lausanne – Pâques 1965

Mes Frères,

Dieu, bien avant nous tous, uti­lise Sa lumière et Sa grâce à infor­mer les consciences et les intel­li­gences de ce qu’il en est de l’homme et de sa destinée.

Lui aus­si à Ses méthodes d’in­for­ma­tion. Il ne me déplaît pas d’en par­ler avec com­pé­tence des grands pro­blèmes humains en les pen­sant dans la lumière de leur Foi. Car la foi informe le juge­ment des hommes, et c’est faire œuvre sacer­do­tale que de vous en par­ler au pro­fit de vos admi­rables efforts à aider la rai­son moderne à ne pas som­brer dans le délire mul­ti­forme des inter­pré­ta­tions moder­nistes de la véri­té telle que Dieu nous l’a révélée.

Avant de dis­tri­buer la véri­té, la lumière de Foi l’a fait émer­ger dans le juge­ment sous forme d’une den­si­té intel­lec­tuelle qui ne laisse de place à aucun enri­chis­se­ment humain comme on aime tant à le dire de nos jours. L’homme qui croit et qui laisse la Foi agir en lui, ne peut faire autre­ment que de com­prendre plus loin, d’a­na­ly­ser plus pro­fond, d’é­clai­rer plus haut que le ratio­na­liste, même spi­ri­tuel, qui évo­lue dans les limites de ses capa­ci­tés natu­relles déjà admi­rables mais tou­jours sus­cep­tibles d’en­tendre l’en­sei­gne­ment du Christ lui apprendre sur le même sujet des états d’âme ou des états de vie ou des états de pen­sée inac­ces­sible à sa droi­ture impuis­sante. Disposer de plu­sieurs mil­lions sans avoir la foi, c’est les appré­cier pour ce qu’ils sont sans son­ger à appré­cier ce que soi l’on devien­drait en les uti­li­sant à le faire pro­duire un geste qui ne relève que de Dieu : le déta­che­ment for­mel par amour. Humainement pen­sée, cette for­tune donne Rothschild à l’hu­ma­ni­té avec le bien tem­po­rel consi­dé­rable qui en découle pour un grand nombre, mais pen­sée sous la lumière de la Foi, cette for­tune crée le besoin de la dépos­ses­sion volon­taire totale et l’Église réclame saint François d’Assise et beau­coup d’autres. La rai­son appré­cie minu­tieu­se­ment les biens qui rouillent, la Foi appré­cie irré­sis­ti­ble­ment les biens qui ne rouillent pas.

Et lais­ser cela dont elle informe les intel­li­gences : il y a les écri­vains for­més, il y a les écri­vains déformés.

Nous sommes faits pour décou­vrir dans ce qui rouille les valeurs qui durent, indé­pen­dam­ment des pen­sées qui les expriment, des mots qui les manient, des inven­tions qui les uti­lisent… Précisément, notre époque évite de décou­vrir dans ce qui rouille, les valeurs qui durent. Nous sommes la géné­ra­tion des grands peu­reux, affo­lés d’avoir à com­prendre que la for­tune intel­lec­tuelle, comme la for­tune finan­cière, doit, sous la lumière de la Foi, créer un besoin de dépos­ses­sion objec­tive de ses pas­sions sen­ti­men­tales, sociales, poli­tiques, pour n’exprimer, comme François d’Assise dans sa pau­vre­té volon­taire, que la richesse inépui­sable de la per­fec­tion du rai­son­ne­ment, de la ver­tu qui en découle, de la puis­sance de rayon­ne­ment qui s’en suit. Pour infor­mer les autres des valeurs qui durent, il faut se faire pauvre volon­tai­re­ment des théo­ries qui mettent en vedette des rai­son­ne­ments brillants comme des lucioles à ras du sol (maté­ria­lisme) afin d’organiser la Terre. Le regard de la Foi n’est pas hori­zon­tal, il est ver­ti­cal, d’un ver­ti­cal digne du regard des lions qui tra­versent les déserts en se gui­dant sur les étoiles…

Les lions sont rares, la décep­tion d’en pos­sé­der encore quelques-​uns agite une caté­go­rie de pen­seurs, mais… la peur, tou­jours la peur, d’avoir à appré­cier le pres­tige de leur pen­sée, les a fait iro­ni­que­ment dénom­mer « les chiens ». Ils n’en fixent pas moins les étoiles de la Vérité selon Dieu et de la Foi selon Rome, c’est peut-​être ce qui explique la mélan­co­lie et la pro­fon­deur de leurs aboie­ments dans la nuit.

[Le rôle de la per­sé­cu­tion est de main­te­nir le juste dans l’humilité de sa mis­sion : la rem­plir avec la conscience de sa fai­blesse le main­tient étroi­te­ment uni à Dieu dans le secret de ses orai­sons et de sa solitude.]

L’information vient de Dieu quand elle est ver­ti­cale, digne des alti­tudes : « Tu solus altis­si­mus », digne des absences d’erreurs : « Tu solus sanc­tus », digne d’avoir auto­ri­té sur notre juge­ment : « Tu solus Dominus ». Ce genre d’information n’est pas une fuite par en haut, un effort d’éloignement des pro­blèmes sociaux et humains, un mépris du ter­restre, une recherche eupho­rique de solu­tions tran­quilli­santes, car la mon­tée en ver­ti­cale sup­pose tou­jours une volon­té d’efforts, de cou­rage et d’audace qui assure une vision de la terre plus éten­due et plus com­plète au béné­fice de la joie d’avoir à la connaître en son entier grâce à l’élévation de nos pen­sées qui ont osé s’en éloi­gner pour mieux la comprendre.

Informer selon la ver­ti­cale, c’est faire la syn­thèse de la situa­tion sans lais­ser de place à la myo­pie de l’analyse qui carac­té­rise la vision hori­zon­tale uni­que­ment tem­po­relle, même de ce qui ne l’est pas et qui s’appelle la Foi. Pour avoir une vision nou­velle des êtres et des choses, il faut oser s’en éloi­gner afin de sai­sir ce qui les défi­nit et les explique, et qui s’appelle leur forme. La vision hori­zon­tale livre l’utilité des pen­sées, la posi­tion ver­ti­cale en livre la forme qui en pré­cise l’utilisation selon la vérité.

Qui veut infor­mer les autres, doit pou­voir décrire la forme des êtres et des choses, et ne pas craindre de s’en éloi­gner ver­ti­ca­le­ment dans la lumière inchan­gée des prin­cipes natu­rels et sur­na­tu­rels, lumière qui l’empêchera de men­tir aux autres en esca­mo­tant ce qu’ils devraient savoir et qu’ils ignorent à force de ram­per à ras du sol, de pen­ser hori­zon­ta­le­ment les pro­blèmes d’une manière exces­sives, en les mesu­rant avec des accents pathé­tiques et défor­mants. Le 19ème siècle a connu le roman­tisme de la des­crip­tion natu­relle du monde, le nôtre connaît le roman­tisme scien­ti­fique de la des­crip­tion uti­li­taire et tech­nique du monde, dou­blé du roman­tisme intel­lec­tuel qui n’a jamais su dépas­ser l’homme pour décou­vrir Dieu sous l’homme, Dieu tel qu’Il est… Voilà le drame.

Mais le drame est beau­coup plus interne qu’externe. Il est un drame de conscience et d’âme : même les croyants, même cer­tains théo­lo­giens oublient que leurs expo­sés sont plus le pro­duit de leur rai­son déci­dant de la grâce que de la grâce déci­dant de leurs rai­son­ne­ments. Le drame est là, il est affreux, il est un ren­ver­se­ment des points de départs du raisonnement.

La grâce ne peut rem­plir qu’un rôle iden­tique à sa nature, nous le savons et même le sen­tons bien lorsque, douce et impé­rieuse, elle insiste en nous, en infor­mant notre rai­son­ne­ment de lumières et d’états d’âme qui nous mettent en demeure d’accepter et de vivre selon les Béatitudes, de recon­naître qu’il ne sert à rien de gagner l’univers aux dépens de son âme. La grâce nous informe inté­rieu­re­ment de l’au-delà, de ses valeurs inamo­vibles afin qu’à leurs lumières nous jugions le monde…

Et, voi­là le drame moderne : les croyants jugent et décident de leur Foi selon les slo­gans du monde. Ils n’entendent plus la voix interne ins­pi­rer leur vision externe des situa­tions humaines. Les répu­tés les meilleurs ou les plus intel­li­gents réagissent tem­po­rel abso­lu ou alors ils pen­se­ront sur­na­tu­rel d’une manière abso­lu­ment per­son­nelle dans une lumière d’immanence qui détruit le sur­na­tu­rel au moment où ils annoncent qu’ils vont nous en par­ler mer­veilleu­se­ment. Il est indis­cu­table que ces âmes parlent de la Foi sans lui accor­der la per­mis­sion d’être Grâce de Foi, secours de l’au-delà pas­sant comme une brise de prin­temps sur leurs rai­son­ne­ments des­sé­chants pour l’incliner vers les fraî­cheurs de Dieu connu et aimé sans réfé­rence au cou­rant de l’histoire… En per­dant l’habitude du recueille­ment et de l’adoration, de la prière et du sacri­fice, il y a sépa­ra­tion du rai­son­ne­ment et de la vie spi­ri­tuelle, nous avons pris les dis­tances d’avec les sources d’information réser­vées à Dieu, sans les­quelles nous infor­me­rons nos frères d’une manière néces­sai­re­ment défor­mante puisqu’incomplète et tel­le­ment humaine qu’elle en devient inhu­maine. Le paga­nisme est inhu­main, le maté­ria­lisme est inhu­main, le com­mu­nisme est inhu­main, le pro­gres­sisme est inhu­main, et les ensei­gne­ments les plus inhu­mains sont sou­vent les plus truf­fés d’humanisme peu­reux et men­teur avec de grands mots char­gés de mas­quer la peti­tesse du pen­seur et de la pensée.

Pourquoi inhu­main ? Parce qu’en par­lant de déve­lop­pe­ment, les théo­ries annon­cées stoppent la ver­ti­cale de la sain­te­té, la ver­ti­cale de la vision d’ensemble, la ver­ti­cale de la Foi, cause des com­por­te­ments de fier­té intel­lec­tuelle et de cou­rage, disons-​le tout net la ver­ti­cale de la vie humaine pre­nant comme point d’appui Jésus-​Christ sans per­sonne autre.

Je n’en veux abso­lu­ment pas à la beau­té de l’horizontale, cela ne change rien à sa posi­tion de demeu­rer paral­lèle au sol avec l’inévitable des­ti­née de ne faire que du rase-​motte, l’acrobatie la plus dan­ge­reuse pour le pilote et pour les ULM, pour le phi­lo­sophe et les jeunes gens qui l’entendent, pour les théo­lo­giens et les lévites qu’ils déforment.

Lorsque je regarde mon Sauveur sur la Croix, je suis bou­le­ver­sé de Son cou­rage à prendre Son tra­gique point d’appui sur la ver­ti­cale de la Croix, l’élevant de terre et sou­le­vant l’horizontal de l’instrument immo­bi­li­sant Ses pauvres bras et Lui lais­sant la tête libre de crier au monde : « Mon Dieu, Mon Dieu pardonnez-​leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Que font-​ils ? Ils attendent que Je des­cende de la Croix… eux, les Docteurs de la Loi… Ils sont tous les mêmes, ils me veulent en leur com­pa­gnie pour orga­ni­ser la Terre, alors que J’en appelle au Ciel !

Se lais­ser infor­mer par Dieu, Messieurs, comme je vous le sou­haite pour vous et vos tra­vaux, vous lais­ser infor­mer par la grâce, par vos grâces, par les grâces de l’Église, par la grâce des ency­cliques, par celle de la Foi à Rome et au « Tu es Petrus », vous lais­ser infor­mer par le silence qui contemple les étoiles de la doc­trine qui n’est rien autre que la vie inta­ris­sable de Dieu, vous lais­ser infor­mer par vos lumières inté­rieures accor­dées sur le « Je crois en Dieu », voi­là qui vous main­tien­dra capables d’informer les autres en toute liber­té d’esprit, comme Jésus-​Christ insé­pa­ra­ble­ment uni à la contem­pla­tion de Son Père qui est dans les Cieux, d’informer les Juifs, Caesar, les doc­teurs et les puis­sants du jour en toute liber­té d’esprit, res­pec­tant leur auto­ri­té jusqu’à leur faire l’aumône de la Sagesse.

C’est cela être libre, c’est être si hum­ble­ment infor­mé sur ce que Dieu veut dire à notre conscience, ins­pi­rer à notre juge­ment, que nous trou­vons natu­rel, cha­ri­table, obli­ga­toire de l’exprimer aux autres sans esprit de dic­ta­ture, lequel n’existe que pour les pri­son­nier de l’horizontal, du natu­ra­lisme, du tem­po­rel ou de l’idéalisme.

Thomas d’Aquin allait mou­rir, il avait 49 ans… 49 ans sans péché grave, 49 ans d’in­for­ma­tion constante de Dieu en lui, 49 ans d’a­do­ra­tions pro­lon­gées, de péni­tence fidèle, de prière intense, 49 ans d’illu­mi­na­tion divine de sa rai­son humaine la plus puis­sante qu’on n’ait jamais connue. Il allait mou­rir dans la conscience de son néant : « Brûlez tout ce que j’ai écrit, cela m’ap­pa­raît comme de la paille ».

Nous y voi­là, Messieurs, lorsque l’in­tel­lec­tuel est infor­mé de et par la vie de Dieu, la vie réser­vée à Dieu et s’é­cou­lant dans son juge­ment, ce juge­ment éla­bore des construc­tions ver­ti­cales avec un irré­sis­tible besoin d’a­dop­ter l’ho­ri­zon­tal de l’hu­mi­li­té et de l’a­néan­tis­se­ment pour les expri­mer. Ce qu’il dit est d’au­tant plus sûr qu’il doute de sa valeur, qu’il sai­sit jusqu’à la tor­ture la dif­fé­rence entre ce qu’il exprime et ce qu’il vou­drait expri­mer. Les dons du Saint-​Esprit le cru­ci­fient en l’écartelant sage­ment entre la lumière qu’il reçoit et les ténèbres dans les­quelles elle tombe. Il sait mais il n’ose pas s’en glo­ri­fier. Il com­prend mais il craint de ne pas com­prendre suf­fi­sam­ment. Il apprend mais il ne refuse pas de se méprendre pour une plus grande mise au point. Il est sage puis­qu’il en sait plus long que les autres, en ne se trou­vant pas meilleur que les autres. À cer­tains moments, il se demande pour­quoi il ne cesse pas d’é­crire tel­le­ment il voit qu’il ne sait plus tra­duire. À ce moment-​là, il peut affron­ter les ram­pants de la pen­sée, sans craindre ni de les réfu­ter ni de les mépri­ser. Il est libre de par­ler parce qu’il a récu­pé­ré la liber­té d’ai­mer au-​delà des consignes, au-​delà des sno­bismes, au-​delà des théo­ries. Il a per­mis à Dieu de l’in­for­mer, à son tour Dieu lui confie le soin d’in­for­mer ses frères les hommes en les­quels il retrouve Jésus-Christ.

Ainsi soit-​il.

R. P. de Chivré O.P.

Pour mieux connaître les écrits et la pen­sée du Père de Chivré, rendez-​vous sur le site de l’Association du Révérend Père de Chivré.