Changement de tête à la Congrégation pour les religieux
Le dicastère chargé des religieux est une vieille institution à laquelle les plus grands pontifes romains ont veillé. Ils étaient ainsi animés par le souci de faire croître sur l’Église les précieuses grâces consenties par Dieu à la faveur des prières et offrandes de ceux qui s’étaient généreusement consacrés à lui à travers la règle d’un ordre ou les statuts d’une communauté. Fondée par saint Pie V en 1586 et largement réformée par saint Pie X en 1908 afin de rendre plus efficace l’œuvre du Saint-Siège sur les âmes consacrées, celle qui est devenue en 1988 la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique a, depuis le 4 janvier, un nouveau préfet, Mgr João Braz de Aviz.
Les défis d’un dicastère
Jésuites vieillissant en Europe, jeunes carmélites africaines, missionnaires en Asie ou animateurs de communautés charismatiques aux États-Unis, tous ont désormais l’archevêque brésilien comme interlocuteur romain. Depuis son bureau faisant face à la colonnade du Bernin, il a la charge de 190 000 religieux et de 750 000 religieuses établis à travers le monde. Pourtant ces chiffres impressionnants, fruits du labeur considérable d’évangélisateurs partis établir le règne de Notre-Seigneur aux quatre coins de la Terre, cache une alarmante évolution. Si la forte progression de la population mondiale, en particulier sur les continents africain et sud-américain, empêche de faire sombrer celle du nombre de catholiques, en revanche celui des vocations religieuses s’écroule. Les communautés féminines subissent par exemple une chute vertigineuse puisque depuis 2000, elles ont perdu 70 000 de leurs membres, les entrées ne parvenant plus à équilibrer les disparitions. Le rythme s’accélère : la perte est désormais d’environ 10 000 religieuses par an. S’il doit se poursuivre à une telle cadence, dans un demi-siècle les monastères et couvents seront tout simplement… vides. Dans certains pays occidentaux, la gestion quotidienne de ces communautés consiste tragiquement à aliéner les bâtiments, à regrouper les sœurs ou à transformer des maisons de formation en centres gériatriques. C’est par exemple le cas aux États-Unis : selon une étude de la Conférence nationale des vocations religieuses publiée en 2009, les religieuses de plus de 90 ans y sont plus nombreuses que celles de moins de 60 ans. Et pour cause, elles ont vu leurs effectifs divisés par trois depuis la clôture du Concile…
Pourtant, la tâche du nouveau préfet ne consistera pas uniquement à redresser des statistiques. C’est en réalité tout un esprit qu’il faudrait restaurer. Le profond délabrement des communautés est manifesté par deux exemples symptomatiques constituant deux épineux problèmes auxquels est confronté le Saint-Siège. Le premier d’entre eux est celui des Légionnaires du Christ. Fondée en 1941 par le prêtre mexicain Marcial Maciel, cette communauté de prêtres missionnaires désirait réimplanter le christianisme en Amérique latine en formant des leaders catholiques. Établie dans vingt-deux pays, forte de ses sept-cent prêtres, elle était même devenue, sous Jean-Paul II, le fleuron du pontificat : un clergé jeune, en clergyman strict, qui s’était vu confier des universités ou encore l’agence Zenit, chargée de la communication du pape, visait à prouver qu’il était possible de concilier l’adaptation à Vatican II avec un certain conservatisme. Mais les accusations répétées ont fini par dévoiler au grand jour la double vie de son bien triste fondateur. Le 5 mai 2010, à la suite d’une enquête poussée et afin de sauver les vocations de bon nombre de Légionnaires du Christ, le Saint-Siège prenait le parti de passer aux aveux : « Les comportements très graves et objectivement immoraux du père Maciel, confirmés par des témoignages incontestables, prenant parfois l’aspect de véritables délits, témoignent d’une existence dénuée de scrupules et privée d’un authentique sentiment religieux. » Ces terribles révélations ont ébranlé bien des membres de cette communauté de prêtres. Certains l’ont quittée, tandis que Rome a diligenté le cardinal Velasio de Paolis comme délégué pour « refonder » une Légion qui ne se reconnaît plus dans un fondateur qui avait perdu le sens de la vie consacrée…
Le cas des religieuses américaines est l’autre dossier empoisonné qui attend le nouveau chef de dicastère… En août 2009, les représentantes de 95 % des religieuses américaines se retrouvaient en « parlement » à La Nouvelle Orléans. Huit cents membres de la Leadership Conference of Women Religious (LCWR), c’est-à-dire la Conférence des dirigeantes religieuses, proclamaient être « toujours restées fidèles à l’aggiornamento souhaité par Vatican II » ajoutant vouloir s’associer au projet du président Obama pour financer l’avortement. Déjà, en 2001, les religieuses déviantes avaient été rappelées à l’ordre par le cardinal Joseph Ratzinger sur des sujets aussi divers que l’unicité du Salut par Jésus-Christ, l’exclusivité du sacerdoce masculin ou encore l’homosexualité. L’année passée, dans le diocèse de Jackson, certaines d’entre elles ont suggéré à l’évêque de les nommer « ministres extraordinaires de l’eucharistie… » Autant dire qu’on est plus proche d’Olympe de Gouges que de Thérèse de Lisieux.
Le départ du cardinal Rodé
Pendant sept ans, le cardinal Franc Rodé s’est attaché à gérer ces sujets dont nous venons d’exposer les plus graves. Son parcours n’est pas sans rappeler celui du pape Benoît XVI. Formé à l’Institut catholique de Paris pendant le Concile, ce lazariste originaire de Ljubljana accourait dans sa jeunesse avec enthousiasme aux conférences qu’assuraient à la Mutualité le dominicain Yves Congar et les jésuites Henri de Lubac ou Jean Daniélou, experts de Vatican II, élevés par la suite à la pourpre cardinalice. Pendant trois ans, le prêtre slovène travailla à la bibliothèque de la Compagnie de Jésus à sa thèse consacrée au modernisme. La pensée d’Alfred Loisy – excommunié par saint Pie X –, de Maurice Blondel, de Lucien Laberthonnière ou d’Édouard Le Roy, dont les ouvrages furent placés à l’Index, appartenaient, selon ses termes, à une « époque d’une extraordinaire effervescence théologique ». Sous le pontificat de Jean-Paul II, il collabora à la Curie pendant quinze ans comme sous-secrétaire du Conseil pontifical pour les non-croyants, n’hésitant pas à organiser à partir de 1984 des sessions de dialogue avec les marxistes d’Europe de l’Est. Il faut ajouter que, pour lui, la laïcité et la liberté religieuse « sont d’importantes conquêtes historiques qui s’enracinent dans l’expérience chrétienne et sont devenues les conditions essentielles de la vie commune dans la société moderne ».
Mais, avec le temps, Franc Rodé a pris conscience de l’état de crise dans lequel est plongée l’Église. Préfet de la Congrégation chargée des religieux à partir de 2004, il n’a pas hésité pas à affronter les sirènes du progressisme pour lancer une visite apostolique auprès des religieuses américaines en déliquescence. Il fait également partie des cardinaux qui ont, en de nombreuses occasions célébré la messe traditionnelle en public. Ainsi, le 25 mars 2010 à Florence, a‑t-il ordonné dans le rite tridentin huit franciscains de l’Immaculée. De même, il s’est alarmé, aux côtés de Benoît XVI, de l’esprit de sécularisation galopant :
« La vie religieuse est aujourd’hui en difficulté, il faut le reconnaître. La sécularisation a pénétré beaucoup de communautés et de consciences. Elle s’exprime par une prière sans recueillement et souvent formelle et cause du tort au concept d’obéissance en introduisant une certaine mentalité « démocratique » qui exclut le rôle de l’autorité légitime […]. Dans mes efforts, je me suis appuyé sur les forces saines des congrégations traditionnelles – parce que ces forces existent – comme sur les nouveaux courants spirituels qui se manifestent dans l’Église. »
Même après son départ, il faisait le 16 février dernier un constat amer sur la situation des communautés religieuses, reprochant « la diminution du temps consacré à la prière et aux actes communs, la perte de visibilité de la consécration, l’abandon de l’habit religieux, une orientation toujours plus prononcée envers les activités sociales et humanitaires aux dépens de l’évangélisation ».
Le nouveau style de Mgr João Braz de Aviz
Cette évolution du cardinal au fil des ans n’a pas pour autant permis son remplacement par un prélat aussi soucieux de restaurer l’esprit religieux. La visite apostolique imposée en 2009 aux congrégations féminines américaines a suscité l’ire de groupes de pressions qui attendaient un prélat plus conciliant. Âgé de soixante-trois ans, Mgr João Braz de Aviz a été successivement à la tête des diocèses de Ponta Grossa, Maringá et Brasilia (Brésil). La revue ultra-progressiste Golias affirme de lui qu’il « s’inscrit dans une ligne ecclésiale beaucoup plus ouverte, et engagée dans les questions sociales ». Ce qui est avéré, c’est que dédaignant la messe traditionnelle dont il veillait même à limiter la célébration au Brésil, il n’hésitait pas à participer à des cérémonies spectacles : le 30 mai 2009, lors de la bénédiction de l’église de la Sainte Mère-de-Dieu à Santa Maria, ce n’étaient que musiques rythmées, déhanchements et applaudissements…
Son programme est à l’opposé de son prédécesseur. Loin de dénoncer la sécularisation qui a pénétré monastères ou couvents, il prône sans détour dans un récent entretien « l’adaptation au monde », le vieux refrain chanté il y a cinquante ans, aux premières heures de l’aggiornamento :
« Bien sûr. Ce que le Saint-Père souhaite, c’est la fidélité à la vie consacrée, mais nous devons aussi engager le dialogue avec le monde et avec tout ce que les religieuses s’efforcent de mener à bien. » Face au périlleux dossier américain, il semble également vouloir installer un consensus tranchant avec les décisions de son prédécesseur : « Vous le savez, lorsque une autorité supérieure intervient dans l’Église, elle le fait parce qu’elle a une responsabilité, une mission à accomplir. Mais souvent il y a un problème de confiance. Je veux créer de la confiance ; j’y crois beaucoup. Nous devons dépasser cette vision où on est des ennemis les uns des autres, en croyant que « l’autre » est loin de Dieu ou qu’il est une menace pour moi. »
Enfin, si l’on veut savoir sur quels éléments « modèles » le nouveau préfet va s’appuyer, plutôt que du côté des congrégations traditionnelles, sans même parler de traditionalistes, il faut plutôt regarder vers les communautés nouvelles, les Focolari (cf. Fideliter n° 197) ou le chemin néocatéchuménal qu’il soutenait au Brésil :
« Cette manière de voir je l’ai apprise des Focolari. Ils m’ont appris que nous devons essayer toujours de comprendre le chemin où l’autre avance, comment il voit les choses, et nous en instruire. Il est très important de voir ce qu’il y de bien dans ce que l’autre croit et sent, ne pas le condamner ni le détruire. C’est un esprit d’unité que nous avons à construire ensemble. Pour moi il n’y a pas d’autre chemin. »
Conclusion
Le monde des religieux se trouve en réalité à la croisée des chemins. Il y a celui qui mène à Jésus-Christ. Lui fait face la route qui conduit au monde. Si ceux qui se sont volontairement retirés de ce monde sont invités à s’y adapter et à dialoguer avec lui, alors le monde entrera dans les monastères et les couvents, les grâces diminueront, les vocations continueront inexorablement à s’amoindrir. En revanche, si les prélats romains invitent les âmes consacrées à faire grandir la vie surnaturelle par l’observation de leurs règles éprouvées, en particulier celle de l’obéissance, par l’attachement à l’esprit de prière qui constitue un précieux paratonnerre pour l’Église, alors les vocations jailliront. C’est ni plus ni moins ce que disait Mgr Lefebvre, religieux spiritain, dans une conférence le 24 novembre 1975 :
« C’est une des choses sur lesquelles on insistait le plus dans les noviciats et dans toute la formation des religieux, on nous disait : « Vous ne ferez du bien que si vous accomplissez vos exercices de piété ; vous ne ferez du bien que si vous êtes exacts à réciter votre chapelet, à faire votre lecture spirituelle, si vous maintenez au cours de votre vie apostolique tout ce que vous avez fait et appris dans vos maisons de formation. » Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de se rendre à la chapelle et de se dire : j’ai obéi au règlement ; cela ne suffit pas. S’il n’y a pas l’esprit de prière, un jour ou l’autre on risque d’abandonner ces exercices de piété. C’est cet esprit qui nous dit : si je ne prie pas, si je ne suis pas uni à Notre-Seigneur, si je ne passe pas une partie de ma journée en union avec Notre-Seigneur, union grande et profonde, je viderai ma vie spirituelle de la vie de la grâce et je ne pourrai plus rien donner aux autres, mon action sera inefficace. »
Puisse ce précieux enseignement être imité aux États-Unis, à Rome et dans le monde entier.
Côme Prévigny, agrégé de l’université