Les noces de Cana (2)

Les Très Riches Heures du Duc de Berry. Domaine public.

Les retrou­vailles de Jésus et de sa Mère. 

Le troi­sième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était.

(Jn, 2, 1)

Cana était une petite ville de Galilée, située entre Sepphoris et Nazareth, à envi­ron deux heures de che­min de cette der­nière. C’était un jour de fête, on y célé­brait les réjouis­sances d’une union nup­tiale. Marie, la très sainte Mère de Jésus, se trou­vait par­mi les invi­tés, comme parente et amie. Elle y était seule ; cela fai­sait quelques années déjà que Joseph était mort.

Elle allait revoir son divin Fils, après un long moment d’absence. Jésus s’était éloi­gné d’elle depuis près de deux mois ; et lui aus­si avait été invi­té à ces noces. Depuis son départ, il s’était ren­du au Jourdain, par des che­mins qu’elle igno­rait. Là, le signe atten­du s’était pro­duit au moment de son bap­tême. D’autres qu’elle avaient été témoin des mani­fes­ta­tions divines ; le saint Esprit était des­cen­du sur le front de son Fils sous une forme visible. Le Baptiste, ébloui par cette révé­la­tion, n’avait ces­sé depuis d’annoncer à tous ceux qui étaient dignes de le com­prendre que Jésus, son Fils, était le Messie. Et il l’avait fait par une for­mule éton­nante : Voici l’agneau de Dieu ! Splendide défi­ni­tion ; Jésus, cet enfant qu’elle avait por­té dans son sein, qu’elle avait embras­sé, était l’agneau divin, à la fois image de dou­ceur et de vic­time sainte.

Aussitôt après son bap­tême, au Jourdain, Jésus avait pas­sé qua­rante jours de retraite, jeû­nant et priant. La ter­ri­fiante bataille, la pre­mière et grande vic­toire du Christ sur les puis­sances du mal l’avaient, encore plus que le désert, éloi­gnée de Lui. La pré­sence humaine lais­sait la place à la dis­pa­ri­tion de sa volon­té dans la volon­té de Dieu… qu’il me soit fait selon votre parole.

C’était à son retour auprès du Baptiste, que ce der­nier avait indi­qué le Christ à ses meilleurs dis­ciples. André et Jean, puis Pierre s’étaient atta­chés à Lui, puis d’autres encore. Accompagné de cinq pre­miers com­pa­gnons, Jésus était reve­nu du Jourdain en Galilée. Marie le revoyait tout autre qu’il ne l’avait quit­tée aupa­ra­vant : il était deve­nu main­te­nant un chef, un doc­teur, et il avait autour de Lui des dis­ciples, dont les regards et les paroles expri­maient le res­pect et l’amour envers Lui. D’autres qu’elle l’aimaient.

L’arrivée de Jésus de Nazareth avec ses dis­ciples ne put man­quer de sus­ci­ter la curio­si­té la plus intense. Tous les yeux devaient être fixés sur Jésus lorsqu’on prit place au ban­quet habi­tuel. Pour elle, ce fut cer­tai­ne­ment dif­fé­rent : deux mois s’étaient écou­lés, elle se retrou­vait à ses côtés. Cela avait dû être long ; les sou­ve­nirs de l’angoisse de ces trois jours où elle avait per­du son Fils de douze ans à Jérusalem étaient encore pré­sents. Alors la joie de le revoir devait être totale. 

Et Marie, sa Mère y était… Cette pré­sence de Marie n’a pas man­qué de mar­quer saint Jean… C’est la même impres­sion qu’auront tous ceux qui auront le pri­vi­lège de la croi­ser, le temps d’une ren­contre, le temps d’une vision. Celle qui avait ravi le regard du Père dans le mes­sage de l’ange de l’Annonciationfaisait d’elle-même un tel effet. Arche de l’Alliance, elle était habi­tée. Le Bon Dieu lui avait deman­dé d’accepter le divin Amour qui s’offrait, et par elle, le Verbe de Dieu avait pris chair dans son sein. Cette inti­mi­té divine incom­pa­rable qu’elle avait choi­sie l’avait trans­for­mée défi­ni­ti­ve­ment : elle était la Mère de Dieu et toutes les géné­ra­tions la béni­raient. Quel effet avait dû pro­duire dans l’âme du dis­ciple que Jésus aimait la Mère du Bel Amour. Celui qui était né d’elle avait été conçu par l’Esprit d’Amour ; et au milieu de l’humanité déchue, elle rayon­nait de la lumière dis­crète de la sainteté.

Jean a‑t-​il remar­qué l’émotion de Notre Dame en revoyant son Fils ? En elle se réa­li­sait l’une des lois ter­ribles de l’amour. La vie cachée de Nazareth qui l’avait tant réjouie était finie. Ce Fils ché­ri allait l’élever plus haut encore. Il n’y a pas de plaines, il n’y a pas de repos, dans le royaume de l’amour. Tout amour, avant qu’il ne s’élève à un plan supé­rieur doit tou­jours mou­rir à un amour qui lui est anté­rieur et qui lui est infé­rieur. De Mère, elle allait être dans quelques ins­tants la Femme. La sépa­ra­tion de son Fils avait été une dou­leur accep­tée ; le Fils allait la pla­cer incon­tour­nable dans son œuvre de Salut.

Vase spi­ri­tuel… s’il n’y a pas de puri­fi­ca­tion dans l’amour, le feu de la pas­sion devient vacillant et peu à peu se réduit au seul sen­ti­ment, avant d’être les cendres de l’habitude. Dans l’amour de Dieu, comme dans tout amour d’ailleurs, on n’aime jamais trop. Les joies et l’extase de l’enfance, à moins qu’elles ne soient rajeu­nies par le sacri­fice de la vie publique, seraient deve­nues de simples souvenirs.

Et Marie, la Mère de Jésus était là. Jusqu’à pré­sent, dans les Evangiles, nous l’avions décou­verte dans les sou­ve­nirs qu’elle avait bien vou­lu trans­mettre aux écri­vains sacrés. Que ce soient les sou­ve­nirs de Joseph, son cher époux, dans l’évangile de saint Matthieu, que ce soient les sou­ve­nirs de l’enfance dans l’évangile de saint Luc, nous l’avions décou­verte dans l’ombre des révé­la­tions de son Fils. Mais der­rière chaque mot, nous avions lu la déli­ca­tesse de sa pié­té qu’elle avait à tout gar­der dans son cœur et la dis­cré­tion de l’estime qu’elle avait pour son époux qu’elle aimait tant. Pour la pre­mière fois, c’est un regard exté­rieur qui nous la montre. Etoile du Matin : Jean la découvre au côté de son Fils, et comme Lui, à l’aise par­mi les petits.

Aux côtés de son Fils : tout amour aspire à l’unité, le com­plé­ment de ce qui manque par ce que l’autre pos­sède. Le Christ est la vie, l’Immaculée porte la nature humaine incor­rom­pue ; et tous les deux res­taurent notre huma­ni­té. Une fois le choix fait, en Marie avait sui­vi la sou­mis­sion, car la liber­té n’est à nous que pour la don­ner. C’est un doux escla­vage d’amour : Je suis la ser­vante du Seigneur… ma volon­té est mienne pour la faire vôtre. C’est ce que tout véri­table amou­reux sait dire d’une façon inef­fable, car tout amour passe du désir à l’unité.

Depuis tou­jours, on ne parle de l’amour qu’en le consi­dé­rant comme fai­sant l’homme et la femme, deux dans une seule chair : une âme passe dans une autre et le corps suit l’âme, dans une uni­té aus­si abso­lue et aus­si unique que pos­sible. Les noces de Cana sont-​elles pour l’apôtre que Jésus aimait la décou­verte des réa­li­sa­tions de l’Amour éter­nel dans une âme bénie, en la per­sonne de Notre Dame ? Est-​ce pour cela que l’identité des époux de cette noce nous res­te­ra pour tou­jours cachée, lais­sant place aux noces éter­nelles de nos âmes avec le Christ ? En tout cas, il y eut des noces à Cana, et Marie, la Mère de Jésus était là.