La Terre plate ? Les dessous d’une falsification

L'empereur Otton III, couronné en 983, tenant l'orbe crucigère. A sa droite, le pape savant Sylvestre II (Gerbet d'Aurillac). Enluminure de l'abbaye de Reichenau

Non, la fal­si­fi­ca­tion dont nous allons par­ler ne vient pas de la NASA, mais porte sur l’idée tenace et néan­moins fausse d’un Moyen-​Âge pla­tiste, et les des­sous idéo­lo­giques de ce mythe.

Le récent cou­ron­ne­ment de Charles III nous a don­né à voir une image sem­blant sur­gir d’un livre d’histoire : le nou­veau roi Charles III tenant en sa main les insignes du pou­voir royal, dont l’orbe cru­ci­gère, c’est-à-dire la sphère sur­mon­tée d’une croix, sym­bo­li­sant la Terre rache­tée par la Croix de Jésus-​Christ. Cet orbe est d’usage très ancien. On le retrouve durant tout le Moyen-​Âge, en par­ti­cu­lier dans des repré­sen­ta­tions du Christ, tenant l’orbe dans sa main ou sous ses pieds. L’orbe pré­sente un hémi­sphère déli­mi­té en trois par­ties en rai­son des trois conti­nents connus à l’époque. Un fait s’impose donc : on repré­sente la Terre comme une sphère bien avant la décou­verte de l’Amérique. Ceci devrait éveiller un ques­tion­ne­ment sur un mythe extrê­me­ment répan­du, à savoir que « au Moyen-​Âge on croyait que la Terre était plate ». On entend cela dans la bouche de jour­na­listes, d’intellectuels, de ministres comme Marlène Schiappa ou Claude Allègre, et jusque dans des films his­to­riques, des livres d’histoires et des manuels sco­laires, même récents. Dans une émis­sion de 2022 de « C Jamy », patron­née par le célèbre Jamy Gourmaud, l’intervenant affir­mait : « Au XVe siècle, à l’époque de Christophe Colomb, nom­breux sont ceux qui pensent que la Terre est plate. Ils se basent sur ce qu’affirme la Bible [image de saint Thomas d’Aquin], mais Christophe Colomb n’y croit pas une seule seconde. » [1] Et si nous consul­tons le baro­mètre de la pen­sée domi­nante, à savoir ChatGPT, celui-​ci nous dit : « Au Moyen Âge, les gens pen­saient géné­ra­le­ment que la Terre était plate […] Les théo­ries scien­ti­fiques sur la forme de la Terre, telles que celles déve­lop­pées par les anciens Grecs, étaient connues, mais elles étaient sou­vent consi­dé­rées comme contro­ver­sées ou héré­tiques par l’Église. » [2] D’où l’on voit que le sup­po­sé pla­tisme médié­val est asso­cié à la foi catho­lique qui aurait dog­ma­ti­sé cette idée naïve en se basant sur la Bible contre le savoir des Grecs païens. Sauf que cela fait déjà plu­sieurs décen­nies que des études sérieuses ont clai­re­ment mon­tré que toute cette his­toires n’est qu’un mythe [3].

Des preuves innombrables

Outre l’argument ico­no­gra­phique, il suf­fi­rait d’ouvrir quelque livre savant d’un ecclé­sias­tique catho­lique de cette vaste période pour mettre fin au mythe du pla­tisme médié­val. On sait que Christophe Colomb a notam­ment basé son auda­cieuse entre­prise sur un ouvrage inache­vé du pape Pie II († 1458), l’Historia rerum ubique ges­ta­rum, que l’explorateur avait anno­té. Dès les pre­mières lignes de cet ouvrage qui se veut ency­clo­pé­dique, Pie II affirme : « À peu de choses près, tout le monde s’accorde à dire que la forme du monde [4] est sphé­rique [rotun­dam] ; on s’accorde de même au sujet de la Terre ». Dans le même ouvrage, le Pape traite des mesures de la cir­con­fé­rence ter­restre par Eratosthène (IIIe s. avant JC) et Ptolémée (IIe s.). Christophe Colomb avait éga­le­ment anno­té un ouvrage du car­di­nal Pierre d’Ailly († 1420), l’Imago mun­di. Le savant car­di­nal y dis­cou­rait sur le rayon et le volume de la sphère ter­restre, les zones cli­ma­tiques en fonc­tion de la lati­tude, ou encore sur les pôles. Il y affirme par exemple par conclu­sion logique, que « ceux qui habi­te­raient le Pôle auraient pen­dant la moi­tié de l’année le soleil au-​dessus de leur hori­zon, et pen­dant l’autre moi­tié, une nuit conti­nuelle »[5], ce qui est d’une remar­quable exac­ti­tude. Pierre d’Ailly s’inspirait du Traité de la Sphère de Nicolas Oresme († 1322), évêque de Lisieux et conseiller de Charles V. Le titre de l’ouvrage est suf­fi­sam­ment évo­ca­teur. Le même Oresme s’inspire d’un ouvrage épo­nyme, le Traité de la Sphère du moine anglais Jean de Sacrobosco († 1256) qui fut une grande réus­site péda­go­gique réédi­tée, com­plé­tée et com­men­tée pen­dant plu­sieurs siècles. À la même époque, saint Thomas d’Aquin, dans les toutes pre­mières pages de la Somme Théologique, vou­lant mon­trer que l’on peut arri­ver à une même conclu­sion par des che­mins dif­fé­rents, illustre son pro­pos ain­si : « Ainsi est-​ce bien une même conclu­sion que démontrent l’astronome et le phy­si­cien, par exemple, que la terre est ronde » [6]. C’est donc une bana­li­té admise par les divers savants de cette époque. Au tour­nant du IIe mil­lé­naire, Gerbert d’Aurillac († 1003), qui fut élu pape sous le nom de Sylvestre II, réa­lise un globe ter­restre et, comme beau­coup de doc­teurs de l’époque, il com­mente Macrobe [7] († 400), lequel affirme la sphé­ri­ci­té. Ajoutons encore saint Bède le Vénérable († 735) qui nous dit que « La Terre est sem­blable à un globe », saint Isidore de Séville († 636), qui parle du « globe ter­restre » dans ses fameuses Etymologies, Boèce († 524) qui évoque la « masse arron­die de la Terre » [8], saint Grégoire de Nysse († 395) qui nous décrit une éclipse par la pro­jec­tion de la « forme sphé­rique » [9] de la Terre sur la Lune, etc [10]. Bien enten­du, la cos­mo­lo­gie ancienne affirme aus­si une Terre immo­bile au centre d’un cos­mos sphé­rique fer­mé, mais ces erreurs sont reprises des Grecs.

Les dessous du mythe

On pour­rait n’accorder que peu d’importance à tout cela. Après tout, le chré­tien peut sau­ver son âme quelle que soit la forme qu’il attri­bue à la Terre. L’essentiel n’est-il pas cette effrayante dimi­nu­tion de l’espérance de vie d’au­jourd’­hui qui n’est plus que de 85 ans alors qu’elle fut au Moyen-​Âge l’espérance de la vie éter­nelle ? Certes, mais ce qui nous inté­resse ici, ce n’est pas la forme de la terre ou la science des temps anciens, mais l’origine du mythe contem­po­rain et ce qu’il nous dit de notre époque. Ce mythe a long­temps ser­vi de for­mule toute faite pour ridi­cu­li­ser d’un trait la sot­tise sup­po­sée d’une période chré­tienne conden­sée sous le vocable réduc­teur de « Moyen-​Âge ». Or, cet « obs­cu­ran­tisme » sup­po­sé se retourne contre les pro­pa­ga­teurs du mythe, d’autant plus for­te­ment que l’accès au savoir est incom­pa­ra­ble­ment meilleur aujourd’hui qu’au temps ou l’imprimerie n’existe pas encore. Il est aisé de défaire le mythe du pla­tisme médié­val, alors qu’une éner­gie consi­dé­rable a été néces­saire au Moyen-​Âge pour conser­ver le savoir des anciens. Dans un livre salu­taire paru en 2021, La Terre plate, généa­lo­gie d’une idée fausse [11], deux uni­ver­si­taires retracent l’origine de ce mythe tenace. Doit-​on s’étonner d’y décou­vrir que le prin­ci­pal auteur du mythe n’est autre que Voltaire ?

Lactance et Comas

Il y a bien quelques élé­ments qui ont per­mis de fon­der le mythe, en par­ti­cu­lier l’apologète chré­tien Lactance († 325) qui est la seule excep­tion occi­den­tale en faveur d’une Terre plate. Mais son opi­nion n’a été sui­vie par per­sonne et il n’a jamais été comp­té par­mi les Pères de l’Église. En orient, on trouve un cer­tain Cosmas Indicopleustes († vers 550) qui a rédi­gé une Topographie chré­tienne pla­tiste. Cet illustre incon­nu, dont le nom même est incer­tain, semble être un mar­chand de langue grecque issu du schisme nes­to­rien. La pre­mière tra­duc­tion latine de sa Topographie remonte à 1707. Est-​il néces­saire de pré­ci­ser qu’il est donc tota­le­ment incon­nu de l’occident médié­val ? Voltaire cite pour­tant Lactance et Cosmas comme repré­sen­tant la posi­tion de tous les Pères : « Les Pères regar­daient la Terre comme un grand vais­seau entou­ré d’eau ; la proue était à l’orient, et la poupe à l’occident ». [12] C’est là man­quer à une élé­men­taire remise en contexte jau­geant la trans­mis­sion des idées. Avec de tels amal­game, on pour­rait aus­si bien dire que le IIIe mil­lé­naire est pla­tiste si l’on en juge par cer­taines vidéos pré­sentes sur inter­net : c’est prendre une thèse mar­gi­nale pour la norme. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir citer Cosmas comme la réfé­rence qu’il n’a jamais été.

La question des antipodes

Dans la Cité de Dieu, saint Augustin dit qu’il ne faut pas croire ceux qui affirment l’existence d’antipodiens [13], c’est-à-dire d’habitants du côté oppo­sé de la Terre, car cette théo­rie se fonde sur des conjec­tures incer­taines et non des récits pro­bants. Saint Augustin fait là preuve d’une exi­gence empi­rique qu’on pour­rait dif­fi­ci­le­ment lui repro­cher et qui ne concerne pas la forme de la Terre. De cela, Voltaire a pour­tant conclu que le grand doc­teur de l’Église niait la sphé­ri­ci­té de la Terre ! Voltaire affirme éga­le­ment qu’« Alonso Tostado, évêque d’Avila, sur la fin du XVe siècle, déclare, dans son Commentaire sur la Genèse, que la foi chré­tienne est ébran­lée pour peu qu’on croie la Terre ronde. » Or, pour peu qu’on ouvre le livre en ques­tion, on y découvre d’emblée le men­songe de Voltaire, car cet évêque parle de la « Terre sphé­rique », ou de « notre hémi­sphère » [14]. En revanche, Tostado pense, comme saint Augustin que les anti­podes ne sont pas habi­tés. Pierre d’Ailly, dans l’ouvrage cité plus haut, qua­li­fie d’« opi­nions » les dif­fé­rentes thèses sur l’habitation des anti­podes. Nous sommes là très loin du dogme. C’est à cette ques­tion mar­gi­nale des « anti­po­diens » que l’exploration de Christophe Colomb vient appor­ter une réponse. Il s’est ensuite créé la légende d’un Christophe Colomb venant bri­ser le dogme pla­tiste sur le récif de l’expérience, spé­cia­le­ment dans une bio­gra­phie pro­duite par Washington Irving, qui a très lar­ge­ment contri­bué au mythe.

La Bible est-​elle platiste ?

Dans le tri­bu­nal du pla­tisme, Voltaire appelle bien sûr la Sainte Écriture au banc des accu­sés. Il écrit avec l’ironie veni­meuse qui le carac­té­rise : « Le juste res­pect pour la Bible, qui nous enseigne tant de véri­tés plus néces­saires et plus sublimes, fut la cause de cette erreur uni­ver­selle par­mi nous. On avait trou­vé dans le psaume 103, que Dieu a éten­du le ciel sur la Terre comme une peau » [15]. Certainement, si l’on veut sou­ti­rer à l’Ecriture un aveu de pla­tisme, on pour­ra tou­jours pla­quer cette idée pré­con­çue sur un ver­set qui s’y accom­mode tant bien que mal [16]. L’opposé est d’ailleurs éga­le­ment pos­sible puisque la Vulgate désigne régu­liè­re­ment la Terre par le mot d’« orbis » que l’on tra­dui­rait volon­tiers par « globe » [17]. Mais plu­tôt que de mener ces débats sté­riles, rap­pe­lons ce prin­cipe catho­lique bien connu que l’Écriture doit se lire à la lumière du magis­tère et des Pères. Or Voltaire n’est pas un Père de l’Église. Laissons plu­tôt la parole à la remar­quable sagesse de saint Basile de Césaré († 379) :

Des phy­si­ciens qui ont trai­té du monde, ont beau­coup par­lé de la figure de la terre, ils ont exa­mi­né si c’est une sphère ou un cylindre, si elle res­semble à un disque, et si elle est arron­die de toutes parts, ou si elle a la forme d’un van, et si elle est creuse au milieu ; car telles sont les idées qu’ont eues les phi­lo­sophes, et par les­quelles ils se sont com­bat­tus les uns les autres [18] : pour moi, je ne me por­te­rai pas à mépri­ser notre for­ma­tion du monde parce que le ser­vi­teur de Dieu, Moïse, n’a point par­lé de la figure de la terre, qu’il n’a point dit qu’elle a de cir­con­fé­rence 180 000 stades [19] ; parce qu’il n’a point mesu­ré l’espace de l’air dans lequel s’étend l’ombre de la terre lorsque le soleil a quit­té notre hori­zon ; parce qu’il n’a pas expli­qué com­ment cette même ombre, appro­chant de la lune, cause des éclipses. Parce qu’il a gar­dé le silence sur ces points qui – nous étant inutiles – ne nous inté­ressent pas, me faudra-​t-​il dépré­cier, en les com­pa­rant à la folle sagesse [du monde], les ensei­gne­ments de l’Esprit Saint ? Ou plu­tôt ne glorifierons-​nous pas Celui qui, loin d’amuser notre esprit à des vani­tés, a vou­lu que tout fût écrit pour l’édification et le salut de nos âmes. Faute, me semble-​t-​il, de l’avoir com­pris, cer­tains ont ten­té par des alté­ra­tions du sens et des inter­pré­ta­tions figu­rées, d’attribuer d’eux-mêmes aux Écritures une pro­fon­deur d’emprunt. Mais c’est là se faire plus sage que les oracles de l’Esprit Saint, et, sous cou­leur d’interprétation, intro­duire dans le texte des pen­sées per­son­nelles. Prenons donc [ces oracles] tels qu’ils sont écrits.

Homélies sur l’Hexameron, h. IX.

On trouve une remarque sem­blable chez saint Augustin, au sujet du mou­ve­ment des astres : 

Jamais l’Évangile ne met sur les lèvres du Seigneur des paroles comme celles-​ci : “Je vous envoie le Paraclet pour vous ensei­gner la course de la lune et du soleil.” Jésus-​Christ vou­lait faire des chré­tiens et non des mathé­ma­ti­ciens. Sur ces matières, les hommes n’ont besoin que des ensei­gne­ments qui leur sont don­nés dans les écoles.

Contre Félix le mani­chéen, l. I

L’Église est-​elle « sphériste » ?

L’Église n’a donc pas plus affir­mé la pla­ti­tude que la roton­di­té parce qu’elle n’affirme rien à ce sujet. Tous les Pères, les théo­lo­giens et les papes qui affirment que la Terre est sphé­rique ne fondent pas leur pen­sée sur la foi, parce qu’ils l’es­timent muette sur ce sujet. Systématiquement, ils font réfé­rence aux « phi­lo­sophes », aux « phy­si­ciens », aux « mathé­ma­ti­ciens ». Ils donnent des argu­ments tirés de la rai­son et de l’observation : l’ombre de la Terre sur la Lune lors des éclipses, le mât du navire qui dis­pa­raît après la coque ou encore les étoiles nou­velles qui appa­raissent à l’horizon lors des voyages. C’est un point impor­tant, car le mythe cher­chait à insi­nuer que la foi serait exclu­sive de la science. Le croyant aurait été por­té à cher­cher la véri­té dans la seule foi sans lais­ser aucun inter­stice à la rai­son. Telle n’est pas la pen­sée de l’Eglise. Les Pères de l’Église ont seule­ment eu à cœur de repous­ser l’idée de l’éternité du monde véhi­cu­lée par la cos­mo­lo­gie ancienne. La cos­mo­lo­gie moderne ne leur en fera pas reproche.

L’inertie d’une falsification

Tous ces élé­ments pour­raient induire en erreur le non-​initié, mais ils ne sau­raient impres­sion­ner un his­to­rien quelque peu sérieux. Les pre­miers pro­pa­ga­teurs du mythe ont été les plus cou­pables. Mais une fois que les pre­mières fal­si­fi­ca­tions sont pas­sées, les sui­vants répètent le caté­chisme vol­tai­rien, mu par une foi aveugle dans le pro­grès, sans regard cri­tique, et avec le temps, la fal­si­fi­ca­tion répé­tée des mil­liers de fois a pris la valeur d’une véri­té his­to­rique éta­blie. Michelet, qui mérite davan­tage le titre de roman­cier que d’historien, a évi­dem­ment repris cette fable, par­mi bien d’autres. Elle se trouve éga­le­ment pro­lon­gée par Antoine-​Jean Letronne, titu­laire de la chaire d’histoire au pres­ti­gieux Collège de France au XIXe siècle [20]. Le temps a fait qu’un auteur comme Arthur Koestler s’y est trom­pé, alors même qu’il a contri­bué à démy­thi­fier l’affaire Galilée [21]. On trouve même un livre de 2015 pré­ten­dant « fra­cas­ser les mythes » qui en véhi­cule une ver­sion légè­re­ment miti­gée [22]. Au début, ce mythe est sur­tout pro­pa­gée par les milieux anti-​catholiques, mais avec le temps, il en arrive rapi­de­ment à ber­ner les catholiques.

Des élé­ments se sont ajou­tés par la suite, comme les cartes anciennes, par­fois exhi­bées comme preuve du pla­tisme médié­val. Mais prendre des cartes à plat pour une preuve de pla­tisme est un argu­ment d’une bêtise confon­dante qui nous ferait ran­ger les créa­teurs des cartes Michelin ou les concep­teurs de Google Maps par­mi les pla­tistes au pré­texte qu’ils repré­sentent la sur­face de la Terre à plat. Quant aux repré­sen­ta­tions en coupe, qui pour­rait consti­tuer une vraie preuve, elles ne sont pas tirées des manus­crits médié­vaux mais sont des pro­duc­tions contem­po­raines des­ti­nées à illus­trer le mythe ! Le mythe devient ain­si le créa­teur de ses propres « preuves ». Il s’auto-entretient.

Les origines du platisme contemporain

Ironiquement, la nais­sance du véri­table phé­no­mène pla­tiste actuel est à cher­cher au XIXe siècle, peu après les « lumières », dans l’essor du ratio­na­lisme, au sein d’une com­mu­nau­té socia­liste uto­pique. En effet, vers 1839, Samuel Rowbotham, secré­taire de l’éphémère com­mu­nau­té uto­pique Manea Fen d’ins­pi­ra­tion Oweniste [23], se livre à des expé­riences sur la rivière Bedford dont il conclut que la Terre est plate. Il rédige un pam­phlet sous le titre d’« Astronomie Zététique » (1849) pour défendre son étrange conclu­sion en fai­sant appel à sa méthode « zété­tique » [24] basée sur la seule rai­son. Il pro­duit par la suite un ouvrage plus impor­tant (1881) en ajou­tant quelques pas­sages bibliques inter­pré­tés d’une manière très per­son­nelle, en ne fai­sant appel ni aux Pères, ni à Cosmas, ni au Moyen-​Âge, et cer­tai­ne­ment pas au magis­tère, car c’est un pro­tes­tant qui se semble rat­ta­ché à aucune déno­mi­na­tion. Ses idées sont ensuite reprises par une secte pro­tes­tante, la Christian Catholic Apostolic Church, qui n’a évi­dem­ment rien de catho­lique mal­gré son nom, puis par la fameuse Flat-​Earth Society qui per­dure encore aujourd’hui.

Conclusion

Il est inquié­tant et révé­la­teur de consta­ter qu’une erreur aus­si gros­sière soit encore aus­si répan­due. Si un tel mythe a pu encom­brer les manuels sco­laires pen­dant deux siècles, com­bien d’autres se cachent encore dans les repré­sen­ta­tions contem­po­raines de la chré­tien­té médié­vale ? C’est l’interdiction sup­po­sée de la dis­sec­tion [25], l’histoire absurde de la dis­cus­sion sur l’âme des femmes [26], le mythe du droit de cuis­sage que Voltaire ne craint pas d’attribuer aux Évêques [27], etc. La réa­li­té se révèle encore plus dif­fi­cile à trou­ver quand ce sont des faits réels qui ont subi le mélange d’une part de mythe comme la chasse aux sor­cières, l’inquisition ou l’affaire Galilée. Tous ces mythes se sont implan­tés d’autant plus dura­ble­ment qu’ils venaient confor­ter les idées pré­con­çues des anti­clé­ri­caux de tous bords, qu’ils soient révo­lu­tion­naires ou pro­tes­tants, alors même qu’ils avaient sans cesse à la bouche la « lutte contre les pré­ju­gés ». C’est dans cet état d’esprit qu’il faut trou­ver la cause prin­ci­pale de ces mythes : on juge la période médié­vale irra­tion­nelle parce que l’on porte un regard irra­tion­nel des­sus. On pro­jette sa propre irra­tio­na­li­té sur le pas­sé pour mieux confor­ter l’orgueil d’un pré­sent jugé « illu­mi­né » par la rai­son : le pas­sé est « obs­cu­ran­tiste », et nous sommes enfin « éclai­rés », dit-​on avec un orgueilleux mani­chéisme. Mais l’« éclai­rage » du IIIe mil­lé­naire n’est pas si clair : ne voit-​on pas des per­sonnes haut pla­cées s’interroger sérieu­se­ment sur l’opportunité de pla­cer des hommes dans les pri­sons pour femmes ou dans les com­pé­ti­tions spor­tives pour femmes, sim­ple­ment parce que ces hommes ont décla­rés se sen­tir femme. Ne voit-​on pas des élus qui plaident pour la pré­ser­va­tion des « sur­mu­lots » de Paris ? Vraiment, notre monde ne tourne pas rond. La perte de la foi ne serait-​elle pour quelque chose dans cette perte de rai­son ? Par l’oubli cette ver­ti­ca­li­té reli­gieuse qui fait tendre l’homme vers Dieu, la Terre d’aujourd’hui a per­du une de ses dimen­sions : elle est deve­nue spi­ri­tuel­le­ment plate.

Notes de bas de page
  1. Evan Adelinet, C Jamy du 22 avril 2022. On retrouve la même erreur de la part de Jamy Gourmaud dans un autre épi­sode de l’é­mis­sion[]
  2. Réponse de ChatGPT à la ques­tion « Quelle forme avait la terre selon les gens du Moyen-​Âge ? ». A noter que si l’on pose la ques­tion plus spé­ci­fique « Que disent les études récentes au sujet de l’idée que au “Moyen-​Âge, on croyait la terre plate ?” », on obtient une réponse dia­mé­tra­le­ment oppo­sée qui démonte le mythe. D’où l’on voit cette IA a été « entraî­née » avec des don­nées contra­dic­toires dont la majo­ri­té repre­nait le mythe. La pre­mière ques­tion, plus large, obtient ain­si la réponse qui cor­res­pond à la majo­ri­té des textes, donc l’opinion domi­nante. La seconde ques­tion vise à orien­ter la réponse vers les études spé­ci­fiques sur cette idée reçue.[]
  3. Cf. Inventing the Flat Earth, Jeffrey Burton Russel, 1991[]
  4. Le « monde » n’est pas la Terre, mais fait réfé­rence à la cos­mo­lo­gie ancienne d’un uni­vers fer­mé et sphé­rique. La confu­sion entre les deux est fré­quente, même dans les ouvrages des his­to­riens. Nous nous sommes bien atta­chés à lever cette équi­voque tout au long de notre article.[]
  5. Ymago mun­di de Pierre d’Ailly, tra­duit et com­men­té par Edmond Buron, tome 1, Maisonneuve frères, 1930.[]
  6. ST, Ia pars, q. 1, a. 1, ad. 2um.[]
  7. Commentaire au Songe de Scipion[]
  8. Consolation de la phi­lo­so­phie, II, 13.[]
  9. « Selon les astro­nomes, en ce monde tout rem­pli de lumière, l’ombre [sur la Lune] est for­mée par l’interposition du corps de la terre. Mais l’ombre, d’après la forme sphé­rique de celle-​ci, est enfer­mée sur la par­tie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d’un cône. Le soleil, lui, plu­sieurs fois plus grand que la terre, l’encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d’attache de la lumière. » La Création de l’homme, Sources Chrétiennes n° 6, ch. 21, p. 181.[]
  10. Saint Ambroise affirme la sphé­ri­ci­té du « monde » ain­si que du soleil et de la Lune, mais il est dif­fi­cile de trou­ver une men­tion exacte pour la Terre, car ce n’est pas le genre de ques­tion qui inté­resse les Pères. Cependant, sa cos­mo­lo­gie sup­pose for­te­ment la sphé­ri­ci­té de la Terre (cf. P. L. XIV, col. 133). Il en va de même pour Eusèbe de Césarée (Collectio Nova Patrum et Scriptorum, ed. Montfaucon, t. 1, p. 460) ou saint Jérôme (Commentaire de l’épître aux Ephésiens, Trad. Abbé Bareille).[]
  11. Violaine Giacomotto-​Charra et Sylvie Nony, Ed. Les Belles Lettres, 2021. Nous nous sommes for­te­ment basés sur cet ouvrage.[]
  12. Dictionnaire phi­lo­so­phique (1764), article Figure. Cf. aus­si les articles « Ciel maté­riel » et « Ciel des Anciens »[]
  13. La Cité de Dieu, l. XVI, ch. IX.[]
  14. Alphonsi Tostati Episcopi Abulensis, Opera omnia, Commentaria in Genesim, Venise, 1728, p. 71–72.[]
  15. Voltaire a ajou­té les mots « sur la Terre » qui ne se trouvent pas dans le ver­set cité.[]
  16. Certains invoquent Isaïe (40, 22) par­lant du Seigneur « assis sur le cercle [gyrum] de la Terre. » Mais le fait de pla­cer Dieu en posi­tion assise étant mani­fes­te­ment un anthro­po­mor­phisme à prendre au sens méta­pho­rique, on ne peut évi­dem­ment pas s’appuyer sur un tel ver­set pour en tirer un sens lit­té­ral propre. Nous avons aus­si ce pas­sage d’un psaume « Moi, j’ai affer­mi ses colonnes » (Ps 74, 4), mais saint Ambroise dit clai­re­ment de ce pas­sage « nous ne pou­vons pas esti­mer qu’il s’agisse de vraies colonnes, mais de cette ver­tu par laquelle [Dieu] affer­mit et sou­tient la sub­stance de la Terre » (P. L. XIV, col. 133) []
  17. Cf. l’Introït de la Pentecôte : « L’Esprit du Seigneur a rem­pli l’orbe des terres [orbem ter­ra­rum] » (Sg 1, 7). Le latin orbis est ambi­gu en ce qu’il peut signi­fier « cercle » ou « sphère ». C’est la même ambi­guï­té que le mot « rond » : on parle de la « Terre ronde » pour dési­gner une sphère, mais on parle aus­si d’une « table ronde » pour­tant plate. Le dic­tion­naire latin de F. Gaffiot tra­duit ain­si l’expression « orbis terræ » : « disque de la terre d’après les idées anciennes, pour nous globe ter­restre ». Mais il est clair que M. Gaffiot est tri­bu­taire du mythe. Si l’on regarde les textes des Pères, on voit par exemple saint Ambroise par­ler indif­fé­rem­ment d’orbis lunæ et de glo­bus lunæ, ce qui indique que l’orbis est bien un globe (P. L., t. XIV, col. 127 et 200). Au XVIe s., le savant et poète Jean-​Pierre de Mesmes n’hésite pas à faire cette appli­ca­tion : « Il faut donc arrê­ter que la masse ter­restre est ronde, puisque son ombre est ronde : ce que les Saints Prophètes confessent, appe­lant la Terre en mains endroits Orbis terræ. » (Institutions astro­no­miques, chap. 18, p. 54–55) []
  18. Saint Basile évoque ici les opi­nions des phi­lo­sophes grecs, car ils ne tiennent pas tous pour la sphé­ri­ci­té. Citons le cha­noine Copernic qui nous ren­seigne sur les auteurs de ces diverses opi­nions : « La terre n’est pas plate, comme l’ont dit Empédocle et Anaximène, ni en forme de tam­bou­rin comme disait Leucippe, ni en forme de bateau, comme disait Héraclite, ni creuse d’une autre manière, comme disait Démocrite. Ni encore cylin­droïde, comme disait Anaximandre, ni enra­ci­née dans l’épaisseur infi­nie de la par­tie infé­rieure, comme disait Xénophane, mais abso­lu­ment sphé­rique, comme le pensent les Philosophes. » (Copernic, De revo­lu­tio­ni­bus orbium cœles­tium) Ces der­niers phi­lo­sophes sont essen­tiel­le­ment Pythagore, Platon et Aristote. Remarquons que l’imagination humaine va bien au-​delà de la dua­li­té réduc­trice entre disque et sphère.[]
  19. C’est la mesure don­née par Ptolémée dans sa Géographie. Il usait du stade phi­lé­tai­rien valant 210 mètres ce qui donne une cir­con­fé­rence de 37 800 km. La valeur réelle étant de 40 070 km. Cf. Pierre Duhem, Le Système du monde, t. II, p. 7.[]
  20. Des opi­nions cos­mo­gra­phiques des Pères de l’Église, dans la Revue des deux Monde, t. 1, 1834.[]
  21. Les Somnambules, 1955. Koestler n’est pas un his­to­rien, mais il a le mérite d’aller sou­vent cher­cher dans les sources… sauf pour la période pré-​copernicienne où il prend Cosmas pour une auto­ri­té incon­tes­tée.[]
  22. « Au tout début du Moyen Âge, l’obscurantisme impo­sé par l’Église catho­lique fit régner l’idée que la Terre était plate. Mais les contem­po­rains de Christophe Colomb savaient que la Terre n’était pas plate ». Lydia Mammar, C’est vrai ou c’est faux ? 300 mythes fra­cas­sés, Paris, L’Opportun, 2015, sec­tion Avant Christophe Colomb, tout le monde pen­sait que la Terre était plate.[]
  23. Du nom de Robert Owen, fon­da­teur du socia­lisme uto­pique bri­tan­nique. Owen voyait dans ces com­mu­nau­tés le seul moyen de mener une vie « ration­nelle » et fon­da la Rational Society pour en pro­mou­voir l’idéologie, prô­nant entre autres la régu­la­tion des nais­sances et des vues très libé­rales sur le mariage. Rowbotham cher­cha l’approbation de la « Rational Society » en faveur de sa com­mu­nau­té, mais sans suc­cès, bien qu’il y eût des sou­tiens. La com­mu­nau­té défraya la chro­nique et dura à peine deux années (1839–1841), après les­quelles Rowbotham jugeait lui-​même celles-​ci « blâ­mables et impra­ti­cables ». Cf. “A Monument of Union”: Social Change and Personal Experience at the Manea Fen Community, 1839–1841, John Langdon, 2012.[]
  24. Du grec zeteo, « je cherche ». Comme la plu­part de ceux qui, encore aujourd’hui, emploient le terme de zété­tique, Rowbotham pré­tend se baser d’abord sur l’expérience alors qu’il tient davan­tage du théo­ri­cien. Il n’est pas l’inventeur de cet usage du terme zété­tique. En effet, on le retrouve dans la Edinburgh Free Thinkers’ Zetetic Society fon­dée en 1820 par des libres-​penseurs athées issus du petit peuple.[]
  25. Voir l’article de l’abbé Knittel : L’Eglise avait-​elle inter­dit la dis­sec­tion ?[]
  26. Voir l’article sur la Légende du concile de Mâcon sur Wikipédia.[]
  27. La légende a été reprise par Michelet. Elle n’a bien évi­dem­ment aucun fon­de­ment his­to­rique. Cf. Dictionnaire phi­lo­so­phique, Voltaire, article Cuissage : « Il est éton­nant que dans l’Europe chré­tienne on ait fait très-​longtemps une espèce de loi féo­dale, et que du moins on ait regar­dé comme un droit cou­tu­mier l’usage d’avoir le puce­lage de sa vas­sale. La pre­mière nuit des noces de la fille au vilain appar­te­nait sans contre­dit au sei­gneur.… Il est indu­bi­table que des abbés, des évêques, s’attribuèrent cette pré­ro­ga­tive en qua­li­té de sei­gneurs tem­po­rels ».[]