Dieu est-​il une théorie scientifique ?

Dieu scrutant la Terre, par le Guerchin

Le fir­ma­ment est plein de beau­té dans son élé­va­tion, l’aspect du ciel est une vision de gloire. Le soleil parais­sant à son lever glo­ri­fie le Seigneur ; c’est un vase admi­rable, l’œuvre du Très- Haut. […] La lune, dans toutes ses évo­lu­tions, est la marque des temps et le signe des époques. […] L’éclat des étoiles est la beau­té du ciel : par elles le Seigneur éclaire le monde dans les hau­teurs. […] Vois l’arc-en-ciel, et bénis Celui qui l’a fait ; il est tout à fait beau dans sa splen­deur. Il entoure le ciel d’un cercle de gloire ; ce sont les mains du Très-​Haut qui l’ont ouvert.

Ecclésiastique 43, passim

Dieu, la science, les preuves [1] : le titre choi­si pour leur livre par Michel-​Yves Bolloré et Olivier Bonnassies donne d’emblée le ton (nous abré­ge­rons en DSP). Il s’agit bien pour les auteurs de prou­ver l’existence de Dieu au moyen des sciences expé­ri­men­tales, afin d’estampiller leur conclu­sion du label « scien­ti­fique », jouis­sant aujourd’hui d’une auto­ri­té consi­dé­rable. Le recours à l’argument d’autorité est un des res­sorts prin­ci­paux de la rhé­to­rique de l’ouvrage. Les auteurs y exposent le retour­ne­ment de la science qui, de défa­vo­rable au XIXe siècle, serait deve­nue favo­rable à l’existence de Dieu au siècle sui­vant et jusque récem­ment. Les preuves sup­po­sées sont prin­ci­pa­le­ment la théo­rie du Big Bang, la deuxième loi de la ther­mo­dy­na­mique, le « réglage fin » de l’Univers et la com­plexi­té irré­duc­tible du vivant.

2. Rarement un ouvrage sur l’existence de Dieu aura fait autant par­ler de lui à notre époque. Nous ne pou­vons qu’agréer la conclu­sion de l’ouvrage. Mais la méthode n’en pose pas moins de graves pro­blèmes, car elle se veut exclu­si­ve­ment scien­ti­fique. Il ne s’agit pas seule­ment de prou­ver l’existence de Dieu par la phi­lo­so­phie en s’aidant des don­nées de la science, ce qui pour­rait déjà repré­sen­ter matière à contes­ta­tion ; les auteurs nous pré­sentent en outre l’existence même de Dieu comme une théo­rie scien­ti­fique. La foi et la phi­lo­so­phie pérenne s’en trouvent bous­cu­lées par cet « impé­ria­lisme de la science de labo­ra­toire », selon l’expression de Louis Jugnet [2], par­lant du scien­tisme. Nous avons ici un pro­blème à trois termes, entre foi, science, et phi­lo­so­phie. Aucune de ces connais­sances n’en sort indemne. Mais c’est bien à tort que le débat public évoque seule­ment la ten­sion entre foi et rai­son. Le pro­blème se situe sur­tout entre science et phi­lo­so­phie, qui sont l’une et l’autre l’apanage d’une même rai­son humaine.

Mauvaises critiques

3. L’ouvrage a été cri­ti­qué par diverses plumes mal ins­pi­rées. La cri­tique qui revient le plus sou­vent est que la démons­tra­tion ration­nelle de l’existence de Dieu nui­rait à la foi. Ainsi, dans les colonnes de La Croix, l’astrophysicien Raphaël Duqué, estime que, dans ce livre, la foi est « sou­dain reti­rée du domaine du cœur de l’homme » [3]. Dans le même jour­nal, Thierry Magnin, théo­lo­gien et phy­si­cien, inter­roge : « Quelle serait la foi en un Dieu dont on aurait la preuve scien­ti­fique ? Ce ne serait pas la foi… » [4]. Enfin, dans Le Figaro, le phi­lo­sophe Luc Ferry, imbu de Kant, reprend la même conclu­sion : « On détruit tout sim­ple­ment la foi » [5].

4. Luc Ferry a certes rai­son de dire : « Je ne peux pas croire dans ce que je sais ». En effet, la foi exclut la science par rap­port au même objet (l’existence de Dieu) et dans le même sujet (la rai­son humaine) : le même indi­vi­du ne peut pas, en même temps et sous le même rap­port, démon­trer que Dieu existe et croire que Dieu existe. Mais cela n’implique nul­le­ment que l’existence de Dieu ne puisse être tout autant objet de foi et de rai­son. En effet, les deux types de connais­sance res­tent pos­sibles, eu égard au même objet et elles ne s’excluent que dans le même sujet. La plu­part d’entre nous (et sans doute Luc Ferry le pre­mier) croient, sur la parole des astro­phy­si­ciens, que la Terre tourne autour du Soleil – et ce, en dépit des appa­rences les plus évi­dentes, qui font dire tous les jours aux pré­sen­ta­trices de la météo à quelle heure le Soleil « se lève­ra » demain. Mais aucun d’entre nous ne contes­te­ra que les scien­ti­fiques soient en mesure d’avoir une connais­sance ration­nelle et argu­men­tée de ce fait de l’héliocentrisme, lequel peut donc rele­ver à la fois de la croyance et de la science, croyance et science ne s’excluant que dans l’intelligence des non scien­ti­fiques ou des scien­ti­fiques. De manière sem­blable, l’existence de Dieu ne relève donc pas uni­que­ment de la foi ; elle fait aus­si par­tie de ce que l’on appelle les « pré­am­bules de la foi ». La dif­fé­rence est sans doute qu’aucun des astro­phy­si­ciens, sur la foi des­quels le com­mun des mor­tels croit l’héliocentrisme, ne sont infaillibles, tan­dis que l’Église l’est lorsqu’elle défi­nit l’existence de Dieu comme un dogme. Et elle l’est tout autant lorsqu’elle pro­clame que l’existence de Dieu est démon­trable par la rai­son. Le Concile Vatican I, appuyé sur toute la Tradition et la Sainte Écriture [6], a en effet éta­bli comme un dogme que la rai­son, à elle seule, peut connaître l’existence de Dieu avec cer­ti­tude [7]. Les cri­tiques pré­ci­tées trouvent donc leur ori­gine dans une mécon­nais­sance de la foi, et même jusque dans l’hérésie agnos­tique ou fidéiste, qui consti­tue le pos­tu­lat de base du moder­nisme [8].

5. Une autre cri­tique récur­rente affirme que le Dieu démon­tré n’aurait « rien à voir » avec le Dieu de la Révélation catho­lique. Nous répon­dons à cela que l’objectant se méprend ici sur la por­tée des argu­ments. Ceux-​ci cherchent à prou­ver l’existence de Dieu, telle que la démontre la phi­lo­so­phie, et il s’agit pré­ci­sé­ment de l’existence de Dieu, non de sa nature. C’est pour­quoi cette démons­tra­tion ne dit rien de la Trinité ni de l’incarnation. L’argumentaire n’aboutit pas à faire connaître ces notions : il ne les affirme pas, mais il ne les nie pas non plus. En effet, de telles notions ne peuvent être don­nées que par la foi. Cependant, ces don­nées de la foi se trouvent tout à fait com­pa­tibles avec l’existence de Dieu telle que la démontre la phi­lo­so­phie. Philosophie et foi s’harmonisent sans se confondre. Dire de Dieu qu’il est unique, tout-​puissant et éter­nel n’est pas contra­dic­toire avec l’affirmation de la Trinité des per­sonnes en Dieu.

Le Big-​Bang : une histoire ancienne

6. L’argumentaire de l’ouvrage, bien qu’agrémenté de décou­vertes récentes, plonge ses racines dans des pré­sup­po­sés déjà plus que cen­te­naires, alors basés sur cette science nou­velle qu’était la ther­mo­dy­na­mique. La Revue tho­miste, dès la fin du XIXe siècle, avait réfu­té l’usage indu de ces théo­ries scien­ti­fiques dans le champ de la phi­lo­so­phie, et ces tra­vaux des pères domi­ni­cains de l’époque gardent encore aujourd’hui toute leur per­ti­nence [9].

7. La théo­rie du Big-​Bang a ajou­té une pièce de plus à l’appui de cet argu­men­taire. Il faut recon­naître le carac­tère éton­nam­ment pro­vi­den­tiel de ce fait : c’est à un prêtre catho­lique astro­phy­si­cien que revient la pater­ni­té de cette théo­rie du Big-​Bang. Le cha­noine belge Georges Lemaître (1894- 1966) [10], ordon­né prêtre par le car­di­nal Mercier en 1923, fut l’élève du célèbre astro­phy­si­cien Sir Arthur Eddington (1882–1944) et doc­teur en phy­sique diplô­mé du pres­ti­gieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) des États-​Unis. Il fut pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à l’Université Catholique de Louvain. Il maî­tri­sait les méandres de la théo­rie alors nou­velle d’Einstein (1879–1955), qu’il ren­con­tra à plu­sieurs reprises. D’abord réti­cent à admettre un com­men­ce­ment de l’Univers, qui évo­quait pour lui la Genèse, Einstein finit par don­ner rai­son à Lemaître, avouant qu’il avait fait « la plus grande erreur de sa vie » en modi­fiant sa théo­rie pour col­ler à son idée pré­con­çue d’un Univers sta­tique ! Que peut-​on pour autant déduire de cette expli­ca­tion scientifique ?

8. Un mathé­ma­ti­cien répu­té, conver­ti au catho­li­cisme en 1930, Sir Edmund Taylor Whittaker (1873–1956) a tiré les conclu­sions qui lui sem­blaient décou­ler des tra­vaux de Georges Lemaître. Dans son ouvrage Space and spi­rit, paru en 1946, il s’appuie déjà sur ces tra­vaux pour en déduire des « preuves » de l’existence de Dieu, inau­gu­rant un genre de démons­tra­tion que le livre de DSP repro­duit à l’identique. Mais le cha­noine Fernand Van Steenberghen (1904–1993), pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à Louvain, s’opposa à cette argu­men­ta­tion, et fit valoir les argu­ments de saint Thomas d’Aquin comme les seuls solides. Van Steenberghen était un ami de Lemaître, tra­vaillant dans la même uni­ver­si­té que lui, et fai­sait par­tie de la même Fraternité Sacerdotale. Tout laisse sup­po­ser que le prêtre astro­phy­si­cien le sou­tint dans son oppo­si­tion à Whittaker [11]. Ce fait n’est mal­heu­reu­se­ment pas rap­pe­lé dans DSP. Pour quelle rai­son Lemaître refusait-​il l’optique de Space and spi­rit ? Ce n’était pas seule­ment parce que cette théo­rie aurait man­qué de « preuves ». C’est plu­tôt parce que, appuyé sur les tra­vaux de Pierre Duhem [12], Lemaître était conscient des limites intrin­sèques de la science : « J’ai trop de res­pect pour Dieu pour en faire une hypo­thèse (scien­ti­fique) », disait-​il [13]. Nous lui don­nons raison.

9. Le 22 novembre 1951, le pape Pie XII pro­nonce un dis­cours à l’Académie des sciences inti­tu­lé très clai­re­ment : « Les preuves de l’existence de Dieu à la lumière de la science actuelle de la nature » [14]. Pie XII évoque la théo­rie du Big-​Bang et n’hésite pas à faire le rap­pro­che­ment avec la Genèse : « Il semble en véri­té », allait-​il jusqu’à dire, « que la science d’aujourd’hui, remon­tant d’un trait des mil­lions de siècles, ait réus­si à se faire le témoin de ce Fiat lux pri­mor­dial, alors que sur­git du néant, avec la matière, un océan de lumière et de radia­tions, tan­dis que les par­ti­cules des élé­ments chi­miques se sépa­raient et s’assemblaient en mil­lions de galaxies ». Un pareil dis­cours pour­rait appa­rem­ment encou­rir le reproche d’un amal­game scientifico-​religieux, et s’inscrire dans l’optique d’un Whittaker (que le pape men­tionne d’ailleurs expli­ci­te­ment comme « un savant moderne de pre­mier ordre » [15]). Néanmoins, loin d’un tel concor­disme, le pro­pos du pape « allume de puis­sants contre-​feux » [16]. Car, aus­si­tôt après cette évo­ca­tion lyrique, vient une res­tric­tion impor­tante : « Les faits jusqu’ici consta­tés », ajoute le pape, « ne sont pas des argu­ments d’une preuve abso­lue de la créa­tion dans le temps, […] contrai­re­ment aux argu­ments pro­ve­nant de la méta­phy­sique et de la Révélation ». Et Pie XII prend soin de rap­pe­ler que, pour le simple fait de la créa­tion, la méta­phy­sique suf­fit, tan­dis que pour le fait que la créa­tion ait com­men­cé dans le temps, la Révélation est requise. De la sorte, le pape se garde bien de tom­ber dans le tra­vers du concor­disme scientifico-​religieux. Il ne fait pas de Dieu une théo­rie ; il rap­pelle que les cinq voies de saint Thomas sont la base de toute démons­tra­tion de l’existence de Dieu.

10. Le cha­noine Lemaître, qui assis­tait au dis­cours, fut gêné par la réfé­rence à Whittaker, car celle-​ci lui don­na à pen­ser que Pie XII vou­lait cau­tion­ner les orien­ta­tions du concor­disme scientifico-​religieux aux­quelles lui-​même était oppo­sé. Il deman­da audience au pape pour lui faire res­pec­tueu­se­ment part de son désac­cord. Mais cet épi­sode ne signi­fie nul­le­ment que Pie XII s’était mon­tré favo­rable aux preuves scien­ti­fiques de l’existence de Dieu, qui font inter­ve­nir l’argument du com­men­ce­ment du monde dans le temps. Il suf­fit de lire son dis­cours pour s’en rendre compte [17].

L’argumentaire scientifique

11. L’argumentaire de DSP pré­sente une simi­li­tude appa­rente avec les « voies » de saint Thomas d’Aquin [18], mais, en réa­li­té, il en dif­fère pro­fon­dé­ment. A la place des deux pre­mières voies (le moteur pre­mier et la cause pre­mière), les auteurs tentent d’apporter la preuve d’un com­men­ce­ment abso­lu de l’espace et du temps par deux élé­ments indé­pen­dants : la théo­rie du Big-​Bang et la « mort ther­mique de l’Univers ». De ce com­men­ce­ment, ils déduisent qu’il en existe une cause exté­rieure, car tout ce qui com­mence à exis­ter a néces­sai­re­ment une cause exté­rieure à son exis­tence [19]. C’est l’argument dit du « Kalâm », que saint Thomas reje­tait pour prou­ver l’existence de Dieu, car il esti­mait impos­sible de prou­ver que l’Univers a com­men­cé [20]. Dans son argu­men­taire, le doc­teur angé­lique s’affranchissait donc de la ques­tion du temps : « la voie la plus effi­cace pour prou­ver l’existence de Dieu part de l’hypothèse de l’éternité du monde » [21]. Mais, évi­dem­ment, à son époque, saint Thomas ne savait rien du Big-​Bang et de la thermodynamique.

12. Selon la théo­rie du Big-​Bang, assi­mi­lé à tort à une explo­sion, l’Univers est en expan­sion dans toutes les direc­tions depuis une taille théo­ri­que­ment nulle, un « zéro ini­tial ». De son côté, la ther­mo­dy­na­mique étu­die l’évolution de l’énergie dans un sys­tème choi­si. Cette évo­lu­tion concerne tous les corps phy­siques. L’Univers entier peut être consi­dé­ré comme un sys­tème ther­mo­dy­na­mique. Le pre­mier prin­cipe de cette théo­rie affirme que l’énergie se conserve tou­jours, mais le second prin­cipe affirme que dans un sys­tème clos [22], il y a un pas­sage irré­ver­sible d’un type d’énergie à un autre. Selon l’image du père domi­ni­cain René Hedde, « Le pre­mier [prin­cipe] sem­blable aux rives du fleuve, empê­chait les eaux de s’éparpiller aux alen­tours, le second est la pente du lit qui les entraîne vers l’Océan » [23]. On l’appelle aus­si prin­cipe de dégra­da­tion. Pareille irré­ver­si­bi­li­té semble indi­quer qu’un tel pro­ces­sus ne peut être éter­nel. Ces faits ont don­né l’espoir de pou­voir désor­mais appor­ter la preuve d’un com­men­ce­ment à l’Univers.

13. Pour res­ter jusqu’au bout dans le domaine de la science, les auteurs tentent d’établir à par­tir de ces faits que la « théo­rie » de l’existence de Dieu se trouve mieux véri­fiée que la théo­rie maté­ria­liste concur­rente. Ce qui laisse sup­po­ser que Dieu soit une théo­rie scien­ti­fique. Le mot de théo­rie n’est pas, pour nos auteurs, syno­nyme de pure hypo­thèse, mais semble repré­sen­ter le fonc­tion­ne­ment même de la rai­son : « La rai­son doit recen­ser toutes les thèses expli­ca­tives pos­sibles, les confron­ter avec le réel, éli­mi­ner celles qui ne tiennent pas et tenir pour vraie — ou du moins très pro­bable — l’explication res­tante lorsqu’il n’en reste qu’une. S’il en reste plu­sieurs pos­sibles, il est admis qu’on doive conser­ver la plus simple ou la plus vrai­sem­blable de celles qui res­tent » [24]. On recon­naît ici la méthode « hypothético-​déductive ». Cette approche appa­raît aus­si chez d’autres auteurs contem­po­rains non catho­liques, comme Richard Swinburne, né en 1934 en Grande-​Bretagne, phi­lo­sophe des reli­gions et des sciences, conver­ti à l’orthodoxie, ou William Lane Craig, né en 1949 aux États-​Unis, phi­lo­sophe ana­ly­tique de la reli­gion, théo­lo­gien et apo­lo­gète évan­gé­lique bap­tiste. Nous allons voir que saint Thomas rejette cette méthode pour ce qui est de l’existence de Dieu.

La connaissance de Dieu selon saint Thomas d’Aquin

14. Dans la Somme Théologique [25], saint Thomas d’Aquin se demande si l’on peut prou­ver la Trinité de Dieu par la rai­son. La réponse est évi­dem­ment néga­tive, puisqu’il s’agit d’un mys­tère de foi. Mais une dif­fi­cul­té vient de ce que saint Augustin montre qu’il y a une forme de tri­ni­té dans l’âme humaine créée à l’image de Dieu [26]. Cette image tri­ni­taire pré­sente en l’homme ne peut-​elle pas ame­ner la rai­son à décou­vrir la Trinité des per­sonnes divines ?

15. Le doc­teur Angélique répond en dis­tin­guant deux manières d’avancer dans la connais­sance, afin d’expliquer la cause cachée d’un fait.

  • Une manière qui « prouve suf­fi­sam­ment » la rai­son de ce fait. Il n’y a alors aucune autre expli­ca­tion pos­sible et l’argument est dit apo­dic­tique, c’est-à-dire abso­lu­ment démons­tra­tif. Il s’agit des argu­ments métaphysiques.
  • L’autre manière, dit saint Thomas « ne prouve pas effi­ca­ce­ment que telle est la cause cachée que l’on cherche, mais, une cause étant sup­po­sée, elle montre que les effets qui, par hypo­thèse, en découlent s’accordent bien avec elle. » C’est là un argu­ment hypo­thé­tique. Le scien­ti­fique tra­vaille prin­ci­pa­le­ment de cette manière. Il cherche un accord entre la théo­rie et l’observation.

16. Saint Thomas pour­suit : « On peut donc don­ner une expli­ca­tion du pre­mier type pour prou­ver que Dieu est un, etc. Mais la rai­son que l’on apporte pour mani­fes­ter la Trinité est du second type : c’est-à-dire que, la Trinité étant admise, les expli­ca­tions qu’on en donne s’accordent avec cette pré­sup­po­si­tion, mais ces expli­ca­tions ne suf­fisent pas à prou­ver que Dieu est Trinité. »

17. C’est à la lumière de cette dis­tinc­tion qu’il est pos­sible d’apercevoir les limites de la métho­do­lo­gie sui­vie par DSP [27]. Les auteurs rejettent en effet la pos­si­bi­li­té même d’un argu­ment apo­dic­tique, car selon eux, « dans le domaine réel, les preuves abso­lues n’existent pas » [28]. C’est là une grave erreur, car c’est le rejet pur et simple de la méta­phy­sique. Nos scien­ti­fiques vont donc pla­cer l’argument dans la deuxième caté­go­rie, l’argumentation hypo­thé­tique, là où saint Thomas place l’argument qui jus­ti­fie l’existence d’une Trinité en Dieu. Sans doute, ce deuxième type d’argumentation garde toute sa valeur, quoique limi­tée, sur le plan qui est le sien, et nous ne la lui refu­sons pas. Mais il est abso­lu­ment faux de dire que la valeur de cet argu­ment est exclu­sive. Nous nous sépa­rons donc de DSP lorsque celui-​ci refuse par prin­cipe toute valeur à tout autre argu­ment que celui-​ci, car il existe bel et bien des argu­ments apo­dic­tiques, don­nant des preuves abso­lues, des rai­sons suf­fi­santes, sur le plan du réel. Si on le nie, on estompe consi­dé­ra­ble­ment la dif­fé­rence entre la connais­sance d’ordre phi­lo­so­phique, qui s’appuie sur des argu­ments apo­dic­tiques et démons­tra­tifs, et la connais­sance d’ordre théo­lo­gique, basée sur la foi, qui pré­sup­pose tou­jours le don­né ini­tial d’une véri­té révé­lée et indé­mon­trable, pour prou­ver ensuite que les conclu­sions qui en découlent s’accordent bien avec elle. A cause du refus de cette dis­tinc­tion, DSP et ses émules courent sérieu­se­ment le risque de ne plus voir – et de ne plus faire voir – la dif­fé­rence fon­da­men­tale qui sépare le rai­son­ne­ment théo­lo­gique, basé sur la foi, et le rai­son­ne­ment phi­lo­so­phique, basé sur la rai­son. Le dan­ger serait alors de don­ner la même valeur à l’argument qui démontre l’existence de Dieu et à celui qui rai­sonne en faveur de la Trinité des per­sonnes en Dieu.

18. Ce genre d’argumentation nous per­met même de défendre la plu­part des points de la Révélation. Par exemple, le péché ori­gi­nel étant admis, cette hypo­thèse explique la dif­fi­cul­té à faire le bien que l’on constate chez tous les hommes. De manière géné­rale, la foi catho­lique étant admise, elle nous ouvre une extra­or­di­naire expli­ca­tion du monde, des actes humains, du mys­tère du mal et de la grâce. C’est le fameux « crede ut intel­le­gas » [29] de saint Augustin. La foi jette une lumière sur ce monde en par­tie incom­pré­hen­sible. Pourtant, au niveau logique, cette magni­fique expli­ca­tion n’est pas une rai­son déter­mi­nante, sans quoi la foi serait stric­te­ment déter­mi­née et per­drait sa rai­son d’être. C’est une rai­son insuf­fi­sante qui demande à être com­plé­tée par une grâce spé­ciale de Dieu [30]. Il est facile de com­prendre, à par­tir de là, que les théo­ries scien­ti­fiques, qui pro­cèdent de la même manière, ne seront jamais que des rai­sons insuf­fi­santes, tan­dis que l’existence de Dieu est connue avec cer­ti­tude au moyen des rai­son­ne­ments apo­dic­tiques que lui four­nit la méta­phy­sique. Les cinq voies de saint Thomas en sont la for­mu­la­tion la plus ache­vée. Elles sont tout autre chose qu’une mise en théo­rie de l’existence de Dieu.

Le problème de la théorie scientifique

19. Dans l’article pré­ci­té sur la connais­sance de la Trinité, saint Thomas donne l’exemple sui­vant, pour mon­trer ce qu’est une théo­rie : « Ainsi en astro­no­mie on donne comme rai­son (des phé­no­mènes obser­vés), la théo­rie des excen­triques et des épi­cycles, étant don­né que par cette hypo­thèse, on peut sau­ver les appa­rences sen­sibles des mou­ve­ments célestes ; ce n’est pour­tant pas une preuve déci­sive, car il n’est pas dit qu’une autre hypo­thèse ne les res­pec­te­rait pas aus­si. » Saint Thomas évoque la théo­rie géo­cen­trique de Ptolémée (IIe siècle). Dans cette théo­rie, la Terre est pla­cée au centre du monde, ce qui pose une dif­fi­cul­té quand on cherche à expli­quer le mou­ve­ment des pla­nètes. Celles-​ci semblent reve­nir en arrière avec régu­la­ri­té. Ptolémée émet alors l’hypothèse que les pla­nètes tournent autour d’un axe ima­gi­naire, lui-​même tour­nant autour de la Terre : c’est l’épicycle. L’excentrique consiste à pla­cer l’axe prin­ci­pal à côté de la Terre et non sur elle. Ce sont là des ajus­te­ments mathé­ma­tiques qui ont pour but de col­ler aux don­nées obser­vées. Moyennant quoi il serait pos­sible de cal­cu­ler à l’avance la posi­tion des pla­nètes avec une pré­ci­sion suf­fi­sante pour l’époque. C’est ce que l’on appel­le­ra plus tard un modèle pré­dic­tif. Pour saint Thomas tout cela ne décrit pas néces­sai­re­ment la réa­li­té mais « sauve les appa­rences [ou phé­no­mènes] sen­sibles ». Cette expres­sion impor­tante est reprise de Platon [31] et jalonne toute l’histoire des sciences. On sait à quel point l’histoire a don­né rai­son à saint Thomas. Ce n’est pas parce que l’on a véri­fié un mil­lion de fois que les posi­tions des astres cor­res­pon­daient approxi­ma­ti­ve­ment à la théo­rie que celle-​ci décrit effec­ti­ve­ment la réa­li­té. La théo­rie est ici une fic­tion (ou une sup­po­si­tion) pré­sen­tant un inté­rêt pra­tique. Et ce pro­blème se pose exac­te­ment dans les mêmes termes de nos jours.

20. La théo­rie de la gra­vi­ta­tion de Newton a long­temps été consi­dé­rée comme la reine des théo­ries. Elle appa­rais­sait comme une réa­li­té éta­blie, jamais démen­tie par les faits. Or au XIXe siècle, la pré­ci­sion crois­sante des obser­va­tions astro­no­miques appor­ta deux dif­fi­cul­tés emblé­ma­tiques de la méthode scien­ti­fique : les mou­ve­ments de Mercure et d’Uranus ne cor­res­pon­daient pas exac­te­ment aux équa­tions de Newton, un déca­lage appa­rais­sait entre la théo­rie et l’observation. Pour sau­ver la théo­rie de Newton, en 1846, un mathé­ma­ti­cien fran­çais, Urbain Le Verrier (1811–1877), émit alors une hypo­thèse auxi­liaire : il pour­rait exis­ter une pla­nète hypo­thé­tique à proxi­mi­té d’Uranus cau­sant ces per­tur­ba­tions. Le Verrier fit le cal­cul de sa posi­tion théo­rique. On poin­ta alors le téles­cope dans la direc­tion théo­rique et l’on décou­vrit Neptune : cela sem­blait « confir­mer » par­fai­te­ment la théo­rie. Restait tou­te­fois le cas de la tra­jec­toire de Mercure… Le Verrier usa évi­dem­ment de la même tech­nique. Mais le corps théo­rique ne se mon­tra pas. En 1860, un astro­nome ama­teur [32] pen­sa avoir obser­vé la pla­nète. On bap­ti­sa cette nou­velle pla­nète « Vulcain », mais les obser­va­tions demeu­rèrent très dou­teuses, et l’idée de Vulcain s’effaça lentement.

21. En 1915, Einstein, à par­tir de tra­vaux sur la vitesse de la lumière, éla­bo­ra la théo­rie de la Relativité Générale. Sans le cher­cher, cette théo­rie expli­quait notam­ment le mou­ve­ment de Mercure en fai­sant l’économie de l’influence d’une pla­nète fan­tôme. La théo­rie de Newton devint alors désuète. Les mathé­ma­tiques de Newton res­tèrent employées pour la sim­pli­ci­té des cal­culs mais elles furent délais­sées comme une des­crip­tion de la réa­li­té : il n’est plus ques­tion de force à dis­tance et ins­tan­ta­née dans la théo­rie d’Einstein. Cette théo­rie est aujourd’hui fort bien cor­ro­bo­rée, mais quelques obser­va­tions la mettent en dif­fi­cul­té [33]. Pour sau­ver la théo­rie contre ces obser­va­tions, on a inven­té la « matière noire » : une matière pure­ment théo­rique sus­cep­tible d’expliquer l’anomalie obser­vée. Cette matière est-​elle réelle comme Neptune ou bien est-​ce un fan­tôme sem­blable à Vulcain, qui doit ame­ner à une remise en ques­tion de la théo­rie d’Einstein ? Il est encore impos­sible de le dire, à l’heure actuelle.

22. Ces quelques exemples devraient éclai­rer notre pro­pos. La science est jalon­née de ce genre de théo­ries qui ont connu leurs heures de gloire, ren­du bien des ser­vices, mais ont fina­le­ment ter­mi­né dans les pages des manuels d’histoire de la science. Les suc­cès de jeu­nesse d’une théo­rie, dans l’euphorie du moment, poussent à croire en sa véra­ci­té. Le scien­ti­fique trop peu pré­ve­nu de l’histoire des sciences clai­ronne alors avoir décou­vert enfin la réa­li­té ; puis sonne (par­fois long­temps après) l’heure de la crise, et une nou­velle théo­rie vient prendre la place. On se fait alors plus pru­dent à l’avenir, à moins de ne rien rete­nir des leçons de l’histoire…

23. Il est vrai que la science par­vient par­fois à atteindre des objets réels comme Neptune, mais le scien­ti­fique en est rede­vable à la tech­nique car c’est elle qui lui per­met d’observer plus loin un objet par­ti­cu­lier, comme ce fut le cas lorsque l’homme a pu décou­vrir l’existence des bac­té­ries au micro­scope. Dès qu’il dépasse le cadre des objets sin­gu­liers ou de l’observation directe, le savant se trouve can­ton­né à ce cadre théo­rique tou­jours matière à révision.

Philosophie de la théorie scientifique

24. Pierre Duhem (1861–1916), phy­si­cien, chi­miste, his­to­rien et phi­lo­sophe des sciences, a lar­ge­ment déve­lop­pé cette thèse durant toute sa car­rière spé­cia­le­ment dans ses deux ouvrages La Théorie phy­sique (1906) et Sauver les phé­no­mènes (1908). Sa thèse revêt une grande impor­tance dans la phi­lo­so­phie des sciences encore de nos jours [34]. Il était par ailleurs un catho­lique convain­cu. Nous avons vu qu’il a influen­cé la pen­sée du cha­noine Lemaître.

25. Il résume sa pen­sée dans une lettre adres­sée au Père Garrigou-​Lagrange, op, et dans laquelle il traite du prin­cipe d’inertie : « On en peut dire alors [du prin­cipe d’inertie] ce qu’on peut dire de tous les prin­cipes des théo­ries méca­niques et phy­siques. Ces prin­cipes fon­da­men­taux ou hypo­thèses (au sens éty­mo­lo­gique du mot [35]) ne sont pas des axiomes, c’est-à-dire des véri­tés évi­dentes de soi. Ce ne sont pas davan­tage des lois, c’est-à-dire des pro­po­si­tions géné­rales que l’induction ait tirées direc­te­ment des ensei­gne­ments de l’expérience. il se peut que cer­taines vrai­sem­blances ration­nelles ou cer­tains faits d’expérience nous les sug­gèrent ; mais cette sug­ges­tion n’a rien d’une démons­tra­tion ; elle ne leur confère, par elle-​même, aucune cer­ti­tude. Au point de vue de la pure logique, les prin­cipes fon­da­men­taux des théo­ries méca­niques et phy­siques ne peuvent être regar­dés que comme des pos­tu­lats libre­ment posés par l’esprit.

26. De l’ensemble de ces pos­tu­lats, le rai­son­ne­ment déduc­tif tire un ensemble de consé­quences plus ou moins éloi­gnées qui s’accordent avec les phé­no­mènes obser­vés ; cet accord est tout ce que le phy­si­cien attend des prin­cipes qu’il a pos­tu­lés. Cet accord confère aux prin­cipes fon­da­men­taux de la théo­rie une cer­taine vrai­sem­blance. Mais il ne peut jamais leur confé­rer la cer­ti­tude, car on ne peut jamais démon­trer que, d’autres pos­tu­lats pris comme prin­cipes, on ne dédui­rait pas des consé­quences qui s’accorderaient aus­si bien avec les faits. En outre, on ne peut jamais affir­mer qu’on ne décou­vri­ra pas un jour des faits nou­veaux qui ne s’accorderont plus avec les consé­quences des pos­tu­lats qu’on avait posés au fon­de­ment de la théo­rie ; faits nou­veaux qui obli­ge­ront à déduire, de nou­veaux pos­tu­lats, une théo­rie nou­velle. Ce chan­ge­ment de pos­tu­lats s’est pro­duit maintes fois au cours du déve­lop­pe­ment de la Science » [36].

27. On pour­ra s’étonner de voir mis en doute un prin­cipe aus­si fon­da­men­tal en phy­sique clas­sique new­to­nienne que le prin­cipe d’inertie. C’est pour­tant ce qu’a fait aus­si le célèbre mathé­ma­ti­cien Henri Poincaré (1854–1912) [37] à la même époque, et d’autres encore [38]. En effet, l’inertie sup­pose qu’un objet sou­mis à aucune force sui­vra tou­jours la même course, mais il est concrè­te­ment impos­sible d’observer un objet qui n’est sou­mis à aucune force. Le Père Garrigou-​Lagrange remarque qu’il en est de même des prin­cipes de la ther­mo­dy­na­mique : il est impos­sible d’observer un « sys­tème clos », car il fau­drait que celui-​ci soit iso­lé par rap­port à tous l’Univers [39]. Ces prin­cipes sont sug­gé­rés par approxi­ma­tion, ce sont des pos­tu­lats utiles mais dont on ne peut affir­mer qu’ils décrivent une réa­li­té, une onto­lo­gie.

28. En ce sens, la théo­rie du Big-​Bang n’est pas une « décou­verte », ou une « déduc­tion », comme le veut Monsieur Bonnassies. C’est un pos­tu­lat sug­gé­ré par cer­tains faits. Ce pos­tu­lat repose sur la théo­rie de la Relativité Générale d’Einstein mais aus­si sur d’autres pos­tu­lats invé­ri­fiables visant à sim­pli­fier le pro­blème (l’Univers glo­ba­le­ment homo­gène et iso­trope). La soli­di­té de cette théo­rie repose dans le fait qu’elle per­met de don­ner une expli­ca­tion cohé­rente de deux obser­va­tions : le « déca­lage vers le rouge » des galaxies et le « fond dif­fus cos­mo­lo­gique ». On ne déduit pas le Big Bang de ces obser­va­tions. Le rai­son­ne­ment fonc­tionne dans l’autre sens : le Big-​Bang étant sup­po­sé, les scien­ti­fiques remarquent que cette grille de lec­ture rend un compte à peu près suf­fi­sant de ces obser­va­tions et qu’il est très dif­fi­cile de les expli­quer par une autre théo­rie qui soit tout aus­si cohé­rente. Les obser­va­tions ne confirment que la vrai­sem­blance de la théo­rie, mais pas sa véra­ci­té : la théo­rie pour­rait être vraie.

Le rasoir d’Occam

29. Pierre Duhem montre qu’en science, il n’existe pas d’expérience cru­ciale qui déter­mine défi­ni­ti­ve­ment la véra­ci­té ou la faus­se­té d’une théo­rie [40]. Quand les obser­va­tions s’accordent avec la théo­rie, cela ne la valide pas pour autant et quand les faits obser­vés s’opposent à la théo­rie, il reste tou­jours pos­sible de sau­ver la théo­rie, car le scien­ti­fique ne teste jamais une hypo­thèse iso­lée, mais un ensemble entier d’hypothèses. Une obser­va­tion contraire à la théo­rie ne montre pas que celle-​ci est fausse, mais que l’ensemble des hypo­thèses com­porte au moins une faille sans que l’on sache où elle se trouve. Il se peut aus­si qu’il manque une hypo­thèse, comme dans le cas de Neptune (voir plus haut). Le père domi­ni­cain Bernard Lacome (1856–1947) reprend la pen­sée – et prend même la défense – de Pierre Duhem dans la Revue tho­miste de 1893 : « On a même le plus sou­vent grand tort de par­ler d’un expe­ri­men­tum cru­cis, quand de deux hypo­thèses contra­dic­toires l’une est jus­ti­fiée par les faits et l’autre ne l’est pas : la condi­tion posée, puis reti­rée, n’est pas en géné­ral suf­fi­sam­ment simple. Aussi n’est-il pas rare que les faits donnent éga­le­ment rai­son à deux théo­ries contra­dic­toires : ce qui est pour nous un clair aver­tis­se­ment de nous méfier de ces sortes de preuves. » [41].

30. Dans ce cas de deux théo­ries en concur­rence les scien­ti­fiques font usage du « rasoir d’Occam » : on ne garde que la théo­rie la plus simple. Ce prin­cipe, appe­lé aus­si prin­cipe de par­ci­mo­nie, est nom­mé d’après le fran­cis­cain Guillaume d’Occam (1288–1348), mais il se trouve déjà chez Aristote [42]. Il est aus­si uti­li­sé et posé en prin­cipe par saint Thomas, pré­ci­sé­ment à pro­pos de l’existence de Dieu, dans la deuxième objec­tion qui vient après celle du mal : « Ce qui peut être accom­pli par un petit nombre de prin­cipes ne doit pas se faire par des prin­cipes plus nom­breux. Or, il semble bien que tous les phé­no­mènes obser­vés dans le monde puissent s’accomplir par d’autres prin­cipes [que Dieu] » [43]. C’est cette objec­tion natu­ra­liste que DSP cherche à réfu­ter au moyen de la méthode scien­ti­fique. Certains maté­ria­listes ont ten­té de répondre à leur niveau, par des théo­ries hau­te­ment éla­bo­rées, comme le « mul­ti­vers ». DSP retranche alors ces théo­ries à coup de rasoir : il est plus simple d’admettre l’existence d’un seul monde que l’existence de plu­sieurs, il faut donc éli­mi­ner la deuxième hypo­thèse. En somme, DSP retourne le rasoir contre l’agresseur maté­ria­liste. Ce prin­cipe ser­vait à nier Dieu, et nos auteurs s’en servent ici pour l’affirmer. Cette tac­tique est sans doute rhé­to­ri­que­ment habile, mais a le tort d’oublier que ce prin­cipe ne déter­mine jamais la véra­ci­té d’une théo­rie : rien n’empêche que la théo­rie la plus com­plexe soit la vraie.

31. Le rasoir d’Occam est un prin­cipe qui garde sa valeur pour éta­blir la pro­ba­bi­li­té d’une véri­té, que ce soit dans le domaine des véri­tés pra­tiques ou dans le domaine des véri­tés spé­cu­la­tives. Il appar­tient en effet à cette branche du savoir qu’Aristote désigne comme une « dia­lec­tique » de frayer la voie à la science, en opé­rant déjà comme un pre­mier tri : le pro­cé­dé du rasoir d’Occam peut jouer le rôle d’un garde-​fou, et pré­sen­ter l’avantage de neu­tra­li­ser un trop grand nombre de théo­ries, ou des théo­ries trop théo­riques, qui n’ont aucune chance, ou du moins trop peu de chances, d’être vraies. C’est ain­si que le phi­lo­sophe ou le savant peut avan­cer avec plus de cir­cons­pec­tion dans l’échafaudage des théo­ries suc­ces­sives. Mais la recherche que ce pro­cé­dé auto­rise ne peut jamais abou­tir à mon­trer qu’une véri­té est néces­saire. Elle met seule­ment en évi­dence, ni plus ni moins, qu’une véri­té est pro­bable. Or, sur ce plan propre à la recherche de la science, rien ne per­met d’affirmer que l’on ait inven­té toutes les théo­ries pos­sibles, car la véri­té pour­rait n’avoir pas encore été théo­ri­sée. DSP n’admet d’ailleurs que deux théo­ries concur­rentes, là où l’on pour­rait en pla­cer bien d’autres comme la théo­rie poly­théiste. Celle-​ci serait sans doute « retran­chée » à coup du rasoir d’Occam, mais comme nous l’avons vu, cela ne dit encore rien de la véri­té. Quand bien même l’on dis­po­se­rait d’une seule théo­rie, ce n’est pas pour autant qu’il fau­drait la répu­ter comme néces­sai­re­ment vraie, ou même comme étant la seule pro­bable. Le reproche que nous adres­sons ici à DSP n’est donc pas de recou­rir à ce pro­cé­dé légi­time du rasoir d’Occam, mais plus pré­ci­sé­ment d’y recou­rir comme s’il suf­fi­sait à prou­ver qu’une véri­té est éta­blie, au sens où elle serait néces­saire. L’usage abu­sif de ce prin­cipe est d’ailleurs une carac­té­ris­tique des sys­tèmes anti méta­phy­siques, reje­tant la pos­si­bi­li­té des argu­ments apo­dic­tiques, comme le nomi­na­lisme de Guillaume d’Occam. Il ne nous appar­tient pas de dire si les auteurs de Dieu, la science, les preuves assument, consciem­ment ou non, ce pré­sup­po­sé nomi­na­liste. Mais il est indu­bi­table que celui-​ci inau­gure le règne inces­sant du pro­vi­soire. Dès lors, la pré­ten­tion de démon­trer avec néces­si­té l’existence de Dieu, même si elle fait l’objet d’une très grande convic­tion, ne sau­rait être qu’illusoire.

32. Pour en reve­nir à l’objection natu­ra­liste, telle qu’elle figure en bonne place dans le De Deo uno de la Somme théo­lo­gique [44], rete­nons sur­tout ce fait déci­sif que saint Thomas ne se contente pas d’y répondre en se pla­çant sur le plan de ces argu­ments dia­lec­tiques. Certes, il ne rejette pas le prin­cipe de par­ci­mo­nie, mais il est conscient que celui-​ci n’est qu’un pro­cé­dé de recherche, préa­lable à la science, fai­sant la balance entre deux théo­ries concur­rentes. Il entend plus pro­fon­dé­ment démon­trer l’existence de Dieu de manière apo­dic­tique : selon lui, la nature est stric­te­ment inca­pable de s’expliquer par elle-​même sans tom­ber dans l’absurde. Il y a donc ici bien plus qu’une simple théo­rie ou « hypo­thèse » scien­ti­fique. La nature a néces­sai­re­ment une cause incau­sée et pre­mière, et si l’on sup­prime la cause, on sup­prime l’effet. Prétendre que l’existence de Dieu est une hypo­thèse pro­vi­soire ou seule­ment pré­va­lente, c’est dénier sa véri­table consis­tance à la nature réel­le­ment observable.

La portée des sciences

33. Étant même sup­po­sé que ces théo­ries soient vraies, que permettent-​elles de conclure ? Le cha­noine Lemaître était bien conscient des limites de sa théo­rie : « La ques­tion de savoir s’il s’agissait réel­le­ment d’un com­men­ce­ment ou plu­tôt d’une créa­tion : quelque chose à par­tir de rien, est une ques­tion phi­lo­so­phique qui ne peut être réglée par des consi­dé­ra­tions phy­siques ou astro­no­miques » [45], écrit-​il fort judi­cieu­se­ment. Le Big-​Bang sup­pose que la matière exis­tante se trouve conte­nue dans un espace de plus en plus petit jusqu’à un zéro théo­rique, mais, dans la réa­li­té, la matière reste tou­jours exis­tante. Et c’est pour­quoi la théo­rie du Big-​Bang ne sau­rait prou­ver aucune créa­tion de matière. La phy­sique étu­die la matière phy­sique, obser­vable à par­tir des sens. Elle ne peut atteindre ce pas­sage du non-​être à l’être qu’on appelle « création ».

34. Quant à la ther­mo­dy­na­mique, nous pou­vons lui appli­quer la remarque du Père Sertillanges, op (1863–1948) : « Si quelque chose de l’Univers vous échappe, votre adver­saire vous échappe aus­si ; il vous dira que la loi de dégra­da­tion est une loi par­ti­cu­lière. Vous par­lez donc du Tout ; mais ce tout, de grâce, le connaissez-​vous ? Qui vous a révé­lé sa gran­deur ? qui vous a fait connaître sa loi totale ? Certes les pro­grès de la science sont admi­rables ; l’astronomie nous a fait par­cou­rir, en peu d’années, plus de che­min que tous les autres siècles ensemble. Mais pré­ci­sé­ment parce qu’on a décou­vert beau­coup, l’on doit prendre une plus haute idée de la série effrayante des êtres et ne pas la clore ain­si à la légère » [46]. En effet, consta­ter que la matière connue se « dégrade » dans toutes les cir­cons­tances connues ne signi­fie pas pour autant que tout ce qui recouvre le nom de matière suit le même pro­ces­sus dans toutes les cir­cons­tances pos­sibles dans le temps et dans l’espace. Seule la méta­phy­sique atteint une por­tée uni­ver­selle et nous parle de tous les êtres exis­tants, car elle a pré­ci­sé­ment pour objet l’« être en tant qu’être ».

La métaphysique, base solide de la science

35. C’est à par­tir de ce constat sur la por­tée rela­tive de l’argumentation scien­ti­fique qu’il faut recher­cher les bases solides de la connais­sance humaine sans s’enfermer dans le scep­ti­cisme. Si la science ne nous apporte aucune cer­ti­tude abso­lue et défi­ni­tive, c’est qu’il faut la cher­cher ailleurs. Duhem l’avait bien com­pris et d’autres ont pro­lon­gé ses tra­vaux, comme Emile Meyerson, un chi­miste et phi­lo­sophe des sciences trop oublié de nos jours, alors qu’il reçut en son temps les éloges d’Einstein [47] et ceux de Louis de Broglie (1892–1987) [48]. Charles de Koninck (1906- 1965) disait de Meyerson qu’il a don­né « l’une des contri­bu­tions les plus impor­tantes, sinon la plus impor­tante de la phi­lo­so­phie des sciences » [49]. « L’homme répète Meyerson, « fait de la méta­phy­sique comme il respire ».

36. Meyerson rap­pelle encore la néces­si­té de la méta­phy­sique ; « Quant à nous abs­te­nir de toute méta­phy­sique, c’est là une pré­ten­tion tout à fait vaine. La méta­phy­sique pénètre la science tout entière, pour la rai­son bien simple qu’elle est conte­nue dans son point de départ. Nous ne pou­vons même pas la can­ton­ner dans un domaine pré­cis. […] Vivere est phi­lo­so­pha­ri [50]. Il résulte de ce qui pré­cède que nous n’apercevons pas, entre le sens com­mun et la science, la grande dif­fé­rence qu’on a vou­lu y voir par­fois. » [51].

37. La méta­phy­sique et la science théo­rique suivent deux che­mins oppo­sés. La science pos­tule libre­ment une théo­rie en par­tant de la pen­sée. Mais on ne peut pas par­tir de la pen­sée pour arri­ver à la réa­li­té. Il y a là toute la dif­fi­cul­té congé­ni­tale à l’idéalisme car­té­sien ou kan­tien : celui-​ci cherche à « pla­quer » des idées pré­con­çues sur la réa­li­té. Un tel pro­cé­dé pré­sente certes une uti­li­té pra­tique incon­tes­table, mais il pré­sente tout autant le dan­ger de lais­ser prendre ses théo­ries pour la réa­li­té. La méta­phy­sique part au contraire de l’expérience sen­sible pour arri­ver à la pen­sée par mode d’abstraction : Nihil est in intel­lec­tu quod non sit prius in sen­su [52]. Elle passe ain­si du par­ti­cu­lier à l’universel. En consta­tant la mort de quelques hommes, l’intelligence s’élève vers cette véri­té uni­ver­selle et cer­taine que « tout homme est mor­tel », sans même avoir besoin de le consta­ter chez cha­cun des hommes et sans user de théo­rie ou d’instrument de mesure. Du constat de la cau­sa­li­té des êtres entre eux, on en tire le prin­cipe de cau­sa­li­té qui s’étend à tous les êtres. On ne pos­tule pas le prin­cipe de cau­sa­li­té, on le découvre à par­tir de l’expérience. Ce prin­cipe n’est pas une théo­rie scien­ti­fique, c’est un prin­cipe méta­phy­sique abso­lu­ment cer­tain [53]. La méta­phy­sique n’est ici que le pro­lon­ge­ment du bon sens, et c’est avec rai­son que Meyerson réha­bi­lite ce der­nier contre l’idéalisme qui le tourne en déri­sion. Sans cette base solide, il n’est plus de science possible.

38. C’est à par­tir de là que l’on peut bâtir une preuve sérieuse de l’existence de Dieu, arri­vant jusqu’à la cause pre­mière. Le maté­ria­liste aura beau repous­ser le pro­blème par du « mul­ti­vers », le phi­lo­sophe réa­liste – et le croyant catho­lique – ne lui répon­dra pas à coup de rasoir d’Occam pour reje­ter les spé­cu­la­tions trop théo­riques. Au contraire, il pous­se­ra plus avant le rai­son­ne­ment en lui deman­dant la cause anté­rieure de ces choses et ce, jusqu’à la cause incau­sée et pre­mière. Il lui mon­tre­ra qu’il n’a jamais fait que maquiller son igno­rance par une expli­ca­tion qui n’est jamais ultime. En effet, Dieu ne sau­rait être le pre­mier anneau d’une chaîne, homo­gène à tous les autres, car il n’est pas tel être par­ti­cu­lier, mais l’Être. Dieu n’est pas un point d’origine dans le pas­sé ; il est une rai­son suf­fi­sante dans le pré­sent. « Nec Tu tem­pore tem­po­ra prae­ce­dis, alio­quin non omnia tem­po­ra prae­ce­deres », dit saint Augustin [54]. La cause propre que réclament les phé­no­mènes obser­vés, parce qu’elle est pré­ci­sé­ment d’ordre méta­phy­sique, étant la cause de l’être, est pre­mière dans l’être et non dans le temps, qui est la mesure du deve­nir. Pour dire les choses autre­ment, s’il n’existe pas une cause pre­mière ou un être incau­sé main­te­nant, il ne sau­rait en exis­ter un dans l’instant pré­cé­dent ni en aucun autre ins­tant, pas­sé ou futur. Il y a en effet une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre la série infi­nie des expli­ca­tions du chan­ge­ment au sein d’une série et l’explication fon­da­men­tale de l’existence de la série qui ne sau­rait remon­ter à l’infini [55]. Car nous ne cher­chons pas un com­men­ce­ment dans le temps mais une ori­gine dans l’être. « Si je pense en phi­lo­sophe phy­si­cien », observe avec jus­tesse le père Philippe de la Trinité, « au pre­mier degré d’abstraction du savoir onto­lo­gique, visant le sen­sible comme être et non pas l’être en tant qu’être, je trouve tou­jours en tête d’une série un moins qui dans un autre ordre est un motum, et si je veux repar­tir dans cet autre ordre, je suis par défi­ni­tion ou dans une autre série essen­tielle, ou dans une série acci­den­telle. Le phy­si­cien, même phi­lo­sophe, peut être voué comme tel à une recherche sans limite » [56]. Et le père Paissac : « Si Dieu est seule­ment un objet par­mi tous les autres, ou le pre­mier chaî­non de la chaîne, si par exemple le teint d’un visage humain s’explique par la nature des cel­lules, qui s’explique par la consti­tu­tion des chro­mo­somes, qui s’explique par Dieu, Dieu n’est pas Dieu. […] De ce qu’il y a de la cau­sa­li­té dans le monde, il ne s’ensuit pas qu’il y ait une cau­sa­li­té du monde. Kant a rai­son si on cherche à éta­blir une preuve exclu­si­ve­ment scien­ti­fique de l’existence de Dieu, c’est-à-dire si la cause repré­sente le phé­no­mène qui en pro­duit un autre. […] On pour­rait aller à l’infini dans l’ordre de l’explication scien­ti­fique, mais il faut sor­tir de cet ordre » [57].

39. Il résulte de tout ceci que la preuve de l’existence de Dieu fait appel simul­ta­né­ment à l’exigence cri­tique de la science et à la per­cep­tion simple propre au méta­phy­si­cien. Pour prou­ver Dieu, il faut bien sûr par­tir d’une réa­li­té concrète, obser­vable et obser­vée ; mais la preuve ne peut s’en tenir là, car la science de la nature, lais­sée au seul pre­mier degré d’abstraction, ne sau­rait jamais remon­ter qu’à l’existence d’une cause par­ti­cu­lière, et non à celle de la cause pre­mière et uni­ver­selle. Faute d’avoir bien sai­si les deux aspects qu’intègre le moyen de preuve de l’existence de Dieu, et de les avoir dis­tin­gués avec la net­te­té suf­fi­sante, l’on s’est mépris sur la véri­table por­tée de la démons­tra­tion. La conclu­sion de la preuve s’est trou­vée réduite à une affir­ma­tion uni­voque à un mode d’être par­mi d’autres, déri­vant d’un prin­cipe sup­pu­té « de cau­sa­li­té » tout abs­trait, alors qu’elle est en réa­li­té un juge­ment cer­tain coor­don­nant deux affir­ma­tions, dont l’une se situe à un degré d’abstraction supé­rieur à l’autre. La conclu­sion de la preuve en a été réduite à sa moda­li­té phé­no­mé­no­lo­gique et cou­pée de son ancre méta­phy­sique. Tel serait l’autre face du vice fon­da­men­tal, affec­tant une argu­men­ta­tion scientifico-​religieuse qui vou­drait se baser sur le Big-​Bang, ain­si que l’a sou­li­gné le père Guérard des Lauriers : « Puisqu’en effet le mobile ne peut pas être par soi, selon le mou­ve­ment, alors la pseu­do preuve dont on vient de décrire la genèse abou­tit tout direc­te­ment, selon une pseu­do logique révol­tée contre une méta­phy­sique qu’elle condamne et étran­gère à la logique qu’elle ignore, à la conclu­sion : Dieu, c’est ce qui exclut le mou­ve­ment, c’est l’immobile. Et comme on n’est arri­vé à cette notion d’immobilité que par néga­tion, à par­tir du couple mû-​moteur, il n’est pas pos­sible de se déga­ger de ce couple. L’immobile est bien contraint d’être un moteur pour pou­voir n’être pas un mû. Et le Moteur Immobile aris­to­té­li­cien se trouve, de la sorte, piteu­se­ment enfa­ri­né dans le Cosmos, tout comme l’Oméga teil­har­dien l’est dans l’Evolution » [58].

40. Bref, les expli­ca­tions scien­ti­fiques peuvent bien rendre compte des trans­for­ma­tions de l’Univers, une fois admis que celui-​ci existe, mais elles ne s’occupent pas de l’existence de l’Univers lui-​même. L’origine du monde n’est pas une trans­for­ma­tion du monde, qu’elle qu’en soit l’explication, même géniale, qu’en donne la science, fût-​ce celle du Big-​Bang. Confronté aux ques­tion­ne­ments du phi­lo­sophe, qui sont ceux de la saine rai­son, le pseu­do scien­ti­fique ne pour­ra plus camou­fler son igno­rance et se réfu­gie­ra alors dans le mys­tère, évo­quant les limites de la rai­son, lui qui se targue pour­tant de sa science face aux mys­tères de la foi. Et c’est l’homme de foi qui devra lui rap­pe­ler que la connais­sance humaine est plus grande que ce qu’il pré­tend, quand elle atteint l’être des choses.

Conclusion

41. On peut concé­der que, par cer­tains aspects, l’état actuel des sciences conforte mieux le catho­lique que jadis, et c’est heu­reux [59]. Mais faudrait-​il que l’homme balan­çât son assen­ti­ment à l’existence de Dieu au rythme des inter­pré­ta­tions scien­ti­fiques du temps ? Si tel était le cas, alors il serait tout aus­si rai­son­nable d’admettre l’existence de Dieu aujourd’hui, que de la refu­ser hier, en plein scien­tisme. Mais on ne prouve pas l’Eternel par le tem­po­raire. Le Père de Tonquédec [60] a fait jus­tice du scru­pule qui condui­rait ici les phi­lo­sophes à tout attendre des der­nières décou­vertes mises au point par les modernes sciences : « Nous pen­sons donc que ceux-​là se méprennent qui font de la phi­lo­so­phie natu­relle la sui­vante fidèle, la pedis­se­qua des sciences posi­tives, lui assi­gnant comme rôle de se tenir en contact intime avec elles, de s’efforcer à mar­cher du même pas qu’elles, pour tirer de leurs ensei­gne­ments quelques corol­laires plus géné­raux et tou­jours pro­vi­soires, dont ces sciences elles-​mêmes se dés­in­té­ressent. C’est là com­mettre l’erreur inverse de celle des Anciens qui main­te­naient la science dans une subor­di­na­tion étroite à la phi­lo­so­phie et à ses prin­cipes » [61]. Et de citer les sages réflexions d’un homme de science contem­po­rain : « L’effondrement en quelques décades des prin­cipes [scien­ti­fiques] les mieux éta­blis et des conclu­sions les mieux étayées nous montre com­bien il faut être pru­dent en cher­chant à appuyer des conclu­sions phi­lo­so­phiques géné­rales sur le pro­grès des sciences, car c’est là bâtir sur un ter­rain tou­jours mou­vant » [62].

42. Le scien­tisme athée sort de son domaine, en écha­fau­dant des asser­tions méta­phy­siques sous cou­vert de science. Mais le scien­tisme théiste se nour­rit lui aus­si de la même confu­sion. Cette confu­sion mani­feste déce­vra l’esprit exi­geant, et le pous­se­ra vers l’agnosticisme. Ainsi se com­prend la remarque de saint Thomas, lorsque celui-​ci met en évi­dence le scan­dale de la rai­son droite, tou­jours déçue du chris­tia­nisme à cause de ces chré­tiens qui jouent incons­ciem­ment aux appren­tis sor­ciers de la science : « Ceux qui parlent ain­si y sont pous­sés par la fai­blesse des argu­ments que cer­tains ont uti­li­sés pour éta­blir l’existence de Dieu » [63].

43. Si le livre de Messieurs Bolloré et Bonnassies a tout de même une uti­li­té, c’est en ce qu’il appelle son propre dépas­se­ment. Il sug­gère mal­gré lui de recou­rir à la méta­phy­sique. Même s’il ne s’en dou­te­rait pas, le lec­teur qui par­vien­drait à la conclu­sion que Dieu existe le ferait par ce che­min pérenne, car la méta­phy­sique, dans ses prin­cipes les plus solides, n’est pas sujette à révi­sion. En ce sens, l’existence de Dieu reste tou­jours aus­si attei­gnable qu’en n’importe quel temps, soit au méta­phy­si­cien rigou­reux, soit à celui qui sait sim­ple­ment éle­ver les yeux au ciel et s’émerveiller des beau­tés de l’Univers.

Abbé Frédéric Weil

Source : Le Courrier de Rome n° 650

Notes de bas de page
  1. Paru chez Guy Trédaniel, 2021.[]
  2. Louis Jugnet, Problèmes et grands cou­rants de la phi­lo­so­phie, Toulouse, Les Cahiers de l’Ordre Français, 1974, p. 23–24.[]
  3. Article du 3 jan­vier 2022 : « Le livre “Dieu, la science, les preuves” des­sert la science et la foi »[]
  4. Article du 10 jan­vier 2022 : “Dieu, la science, les preuves” : « Le Dieu de Jésus-​Christ n’est cer­tai­ne­ment pas un grand hor­lo­ger ».[]
  5. Article du 8 octobre 2021 : « Ne confon­dons pas la science et la foi ».[]
  6. Cf. Sg, XIII, 1–5 et Rm, I, 20.[]
  7. Concile Vatican I, Constitution dog­ma­tique Dei Filius du 24 avril 1870.[]
  8. Cf. saint Pie X, ency­clique Pascendi, 8 sep­tembre 1907.[]
  9. Voir les articles de la Revue tho­miste cités au long du pré­sent article.[]
  10. l fait par­tie de la « Fraternité Sacerdotale des amis de Jésus » fon­dée par le car­di­nal Mercier. Il y pro­nonce les trois vœux et fait une heure d’action de grâce après chaque messe. Il n’est pas jésuite, contrai­re­ment à ce qu’avance DSP.[]
  11. Cf. Fernand Van Steenberghen, Dieu caché, 1964. Le titre de l’ouvrage est tiré d’un ver­set d’Isaïe. Ce ver­set était cher au cha­noine Lemaître.[]
  12. Voir plus bas, aux numé­ros 24–28, le cha­pitre sur les théo­ries scien­ti­fiques[]
  13. Cité par Dominique Lambert, Un atome d’univers : la vie et l’œuvre de Georges Lemaître, Éditions Racines, 1999, p. 163. Dominique Lambert, né en 1960, est un phi­lo­sophe des sciences belge. Il enseigne à l’Université de Namur.[]
  14. Pie XII, « Discours à l’Académie des sciences le 22 novembre 1951 » dans l’Osservatore Romano du 23 novembre 1951, p. 1–2. Traduction fran­çaise dans Documentation catho­lique du 16 décembre 1951, col. 1537–1550. Ce dis­cours est plus connu sous l’intitulé « Discours Un’Ora ».[]
  15. Pie XII, ibi­dem, col. 1548.[]
  16. Paul Clavier, « Georges Lemaître et la neu­tra­li­té du Big Bang » dans De l’action à l’acte. Mélanges de phi­lo­so­phie offerts à Michel Bastit, sous la direc­tion de Guilhem Golfin, Presses Universitaires de l’IPC, 2020, p. 315. Paul Clavier, né en 1963, enseigne l’histoire et l’analyse des sys­tèmes phi­lo­so­phiques au Département de Philosophie de l’Université de Lorraine à Nancy, après avoir ensei­gné à l’École nor­male supé­rieure de la rue d’Ulm, à l’Université de Sciences-​Po de Paris ain­si qu’à l’Université de Paris Sciences et Lettres. Comme l’indique la fiche qui lui est consa­crée dans l’Encyclopédie Wikipédia,« Paul Clavier issu d’une for­ma­tion aca­dé­mique clas­sique (lycée Louis-​Le-​Grand, Normale Sup), auteur de nom­breux articles et ouvrages, […] déplore la confu­sion récur­rente entre Big-​Bang et créa­tion. Comme Étienne Klein, il entend sépa­rer la ques­tion phy­sique d’où vient l’univers ? de la ques­tion méta­phy­sique d’où vient qu’il y a un uni­vers ? Ce dont témoignent de nom­breuses inter­ven­tions sur France Culture, ou sa com­mu­ni­ca­tion devant l’Académie des Sciences Morales et poli­tiques du 28 sep­tembre 2015, son inter­ven­tion du 24 février 2017 à l’Institut Astrophysique de Paris, sa grande confé­rence des Archives Poincaré du 26 sep­tembre 2018, sa confé­rence devant l’Académie des Sciences de Russie de Moscou : Cosmological atheism : arguing from a bound­less uni­verse ? du 16 mai 2019, ou encore la confé­rence de Séoul en sep­tembre 2019 : Metaphysical ori­gin vs phy­si­cal begin­ning : the time­less view of crea­tion ».[]
  17. Ce point n’est pas suf­fi­sam­ment mis en lumière dans l’article de Dominique Lambert, « Monseigneur Georges Lemaître et le débat entre la cos­mo­lo­gie et la foi » (suite et fin) dans la Revue théo­lo­gique de Louvain, 28e année (1997), fasc. 2, p. 227–243. A la faveur de ce manque de clar­té, le pro­pos de l’auteur pour­rait lais­ser entendre que Pie XII sous­cri­vait aux vues de Whittaker, et que cela aurait mécon­ten­té Lemaître. En réa­li­té, les « puis­sants contre-​feux » dont parle Paul Clavier suf­fisent à dis­si­per toute ambi­guï­té dans le contexte même du Discours et à res­ti­tuer sa véri­table por­tée à la pen­sée du pape.[]
  18. Somme Théologique, Prima pars, q. 2, a. 3.[]
  19. On remar­que­ra que cette par­tie de l’argumentation est méta­phy­sique, et non scien­ti­fique.[]
  20. Cf. Abbé Grégoire Célier, Saint Thomas d’Aquin et la pos­si­bi­li­té d’un monde créé sans com­men­ce­ment, Via Romana, 2020.[]
  21. Somme contre les gen­tils, l. 1, ch. 13.[]
  22. Un sys­tème est dit « clos » quand il n’échange pas d’énergie avec un autre sys­tème.[]
  23. René Hedde, op, Les deux prin­cipes de la ther­mo­dy­na­mique, Revue tho­miste, janvier-​février 1905 et mars-​avril 1905.[]
  24. DSP, p. 43.[]
  25. Ia pars, q. 46. a. 1, ad 2.[]
  26. L’âme, la connais­sance que l’âme a d’elle-même et l’amour qu’elle a pour elle-​même et pour sa propre connais­sance ; et ces trois choses sont égales entre elles et de la même essence. Cf. De Trinitate, l. 9. Toutefois, saint Augustin n’en fait pas une preuve de la Trinité.[]
  27. Celle-​ci est expo­sée dans le cha­pitre 2 du livre, pages 33–44.[]
  28. DSP, p. 36.[]
  29. « Crois afin de com­prendre ». Sermon 43, 7, 9.[]
  30. Cf. Concile Vatican I, Constitution dog­ma­tique Dei Filius du 24 avril 1870[]
  31. Cité par Simplicius (VIe siècle). Cf. Pierre Duhem, Sôzein ta phaï­no­me­na, 1908[]
  32. Il s’agit du doc­teur Edmond-​Modeste Lescarbault (1814–1894) qui reçut la légion d’honneur pour sa « décou­verte »[]
  33. Le mou­ve­ment des étoiles à la péri­phé­rie des galaxies.[]
  34. Notamment chez Willard Van Orman Quine (1908–2000), épis­té­mo­logue célèbre aux États-​Unis.[]
  35. Une « hypo-​thèse » est « moins qu’une affir­ma­tion » selon l’étymologie grecque. C’est la même éty­mo­lo­gie que le mot « sup­po­si­tion » du latin sub ponere.[]
  36. En annexe de Dieu, son exis­tence et sa nature, Beauchesne, 1914, p. 777. Les pas­sages en ita­lique sont sou­li­gnés par nos soins.[]
  37. La Science et l’Hypothèse, p. 112 à 119[]
  38. Comme par exemple Emile Meyerson (1859–1933), Identité et Réalité, 1908.[]
  39. Réginald Garrigou-​Lagrange, op, Dieu, son exis­tence et sa nature, Beauchesne, 1914, p. 244.[]
  40. Ceux qui connaissent Karl Popper (1902–1994) et son cri­tère de fal­si­fia­bi­li­té seront ten­tés de pen­ser le contraire : la réfu­ta­tion d’une théo­rie serait défi­ni­tive. En réa­li­té, même Popper n’admet pas de por­tée défi­ni­tive à son cri­tère : « on a cru que je sou­te­nais un cri­tère […] fon­dé sur une doc­trine de la fal­si­fia­bi­li­té “com­plète” ou “défi­ni­tive” » (La logique de la décou­verte scien­ti­fique, p. 47).[]
  41. Bernard Lacome, op, « Théories phy­siques, à pro­pos d’une dis­cus­sion entre savants » dans la Revue tho­miste, 1893, sixième numé­ro. Le Père Lacome prit la défense de Pierre Duhem contre la cri­tique de l’ingénieur fran­çais Eugène Vicaire (1839–1901). Cf. l’article de Jean-​François Stoffel, « Pierre Duhem avait-​il quelque théo­lo­gien der­rière lui… » dans la revue Recherches phi­lo­so­phiques (2008), p. 94–95.[]
  42. « Il vaut mieux prendre des prin­cipes moins nom­breux et de nombre limi­té, comme fait Empédocle » Physique, Livre I, 4, 188a17[]
  43. « Quod potest com­ple­ri per pau­cio­ra prin­ci­pia, non fit per plu­ra » Somme Théologique, Prima pars, q. 2, a. 3.[]
  44. Voir plus haut, au n° 30.[]
  45. Article non publié, des­ti­né à l’encyclopédie catho­lique japo­naise, cité par Dominique Lambert, Un atome d’univers, p. 278.[]
  46. Voir l’article du Père Sertillanges, op « La preuve de l’existence de Dieu et l’éternité du monde » dans la Revue tho­miste, sixième numé­ro de jan­vier 1897.[]
  47. Cf. Albert Einstein « À pro­pos de la déduc­tion rela­ti­viste » dans la Revue phi­lo­so­phique de la France et de l’étranger, juin 1928[]
  48. Louis de Broglie est l’un des fon­da­teurs de la phy­sique quan­tique. Sous sa direc­tion, Meyerson a publié Réel et déter­mi­nisme dans la phy­sique quan­tique (1933).[]
  49. Voir l’étude tho­miste de Marcel Drouin, « Causalité et Identité chez Meyerson », dans Laval théo­lo­gique et phi­lo­so­phique, 1964, dis­po­nible sur inter­net. Le Père Gillet, op a lui aus­si écrit sur Meyerson[]
  50. « Vivre, c’est phi­lo­so­pher »[]
  51. Emile Meyerson, Identité et réa­li­té, Felix Alcan, 1908, p. 349.[]
  52. « Rien n’est dans l’intelligence qui ne soit d’abord pas­sé par les sens. » Saint Thomas d’Aquin, quæs­tiones dis­pu­ta­tae De veri­tate, Q. 2, a. 3, arg. 19[]
  53. Sur les erreurs qui se sont oppo­sé à cette cer­ti­tude méta­phy­sique (dont Hume et Kant), voir l’excellent ouvrage de Roger Verneaux, Epistémologie géné­rale, Beauchesne, 1959 et sur­tout celui d’Emile Simard, La Nature et la por­tée de la méthode scien­ti­fique, Presses de l’Université de Laval, 1956.[]
  54. Saint Augustin, Confessions, livre XI, cha­pitre 13, n° 16. « Et vous, ô Dieu, vous ne pré­cé­dez pas tous les temps dans un autre temps, car sinon vous ne pré­cè­de­riez pas tous les temps ».[]
  55. Cf. sur ce point les remarques d’Etienne Gilson, « Trois leçons sur le pro­blème de l’existence de Dieu » dans Divinitas, t. V, 1961, p. 68 et sv.[]
  56. Philippe de La Trinité, ocd, « Les cinq voies de saint Thomas d’Aquin. Réflexions métho­do­lo­giques » dans Divinitas, t. II, 1958, p. 305.[]
  57. H. Paissac, op, « Preuves de Dieu » dans Lumière et vie, n° 14 (1954), p. 90–94[]
  58. Michel Guérard des Lauriers, op, La Preuve de Dieu et les cinq voies, Roma, 1966, Libreria Editrice del­la Pontificia Universita Lateranense, p. 53. Le Père Guérard montre ensuite, à titre d’exemple, qu’il en irait sem­bla­ble­ment dans la 4e voie, comme dans toutes les autres : « On abou­ti­rait à un maxi­mum Ens qui n’est pas plus glo­rieux que le Moteur immo­bile. Celui-​ci n’esquive d’être un mû qu’en étant un moteur ; celui-​là n’évite l’humiliation d’avoir un degré au-​dessus de lui qu’en étant un maxi­mum. Mais ce ne sont là que des sub­ter­fuges dia­lec­tiques et méta­phy­sique de contre­bande ».[]
  59. C’est pro­ba­ble­ment ce que Pie XII a vou­lu sou­li­gner, et qui explique son ton enthou­siaste, dans le Discours déjà cité du 22 novembre 1951[]
  60. Joseph de Tonquédec, sj, Les Principes de la phi­lo­so­phie tho­miste, II. La phi­lo­so­phie de la nature. Première par­tie : La nature en géné­ral, pro­lé­go­mènes (1er fas­ci­cule), sec­tion IV, P. Lethielleux, 1956, p. 66–85[]
  61. Tonquédec, ibi­dem, p. 82–83.[]
  62. Louis de Broglie, « Avant-​Propos » dans Matière et lumière, p. VIII, cité par Tonquédec, ibi­dem, p. 83[]
  63. Contra Gentes, l. 1, c. 12.[]