Retour sur une légende noire persistante
Galilée, Darwin, Freud sont quelques-uns des grands noms qui jalonnent les relations, réputées conflictuelles, entre l’Église et la science. Par contre, les noms de Nicolas Copernic, Lazzaro Spallanzani et Georges Lemaître restent souvent dans l’ombre. Pourtant, le chanoine polonais a défendu l’héliocentrisme dès 1511, le prêtre italien a réalisé la première insémination artificielle animale dès 1780 et le chanoine belge a proposé la théorie du Big Bang dès 1927.
L’opposition de l’Église à la dissection anatomique se situe en bonne place dans la liste des griefs innombrables lancés contre l’Église. Claude Allègre, universitaire et ancien ministre de l’Éducation nationale, l’affirme sans ambages : « L’Église catholique se montre […] très réticente vis-à-vis de la médecine. Pour les catholiques, le corps est sacré, le sang détestable, la dissection suspecte et les organes génitaux proscrits. A partir de 1131, on interdit aux clercs la pratique de la médecine et l’État doit intervenir pour que les professeurs de médecine puissent pratiquer des dissections, en nombre encore limité [1]. »
Le Dr Régis Bertet surenchérit : « Triste époque que le Moyen Age pour les chirurgiens. Leur art est considéré comme une pratique barbare condamnée par l’Église de même que la dissection. […] Au Moyen Age, l’Église dénonça la chirurgie comme étant une pratique barbare. Elle proclama au Concile de Tours en 1163 : Ecclesia abhorret a sanguine (L’Église a horreur du sang) [2]. »
Pour en avoir le cœur net, il convient d’examiner les deux seuls documents ecclésiastiques qui fondent ces allégations : les décrets du concile de Tours et une bulle de Boniface VIII.
Les décrets du Concile de Tours
Le 6e concile de Tours se réunit en 1163 sous la présidence du pape Alexandre III en exil. Il traite en particulier de la répression de l’hérésie cathare par la procédure inquisitoire et des abus commis par les religieux.
Un premier fait s’impose. Quant à la lettre, l’adage « Ecclesia abhorret a sanguine » ne se trouve nulle part dans les actes du concile de Tours. Il n’apparaît qu’en 1744 à la page 35 de l’histoire de la chirurgie française composée par François Quesnay.
Quant à l’esprit, l’adage est conforme à la discipline de l’Église qui défère au pouvoir séculier les hérétiques condamnés à mort par l’Inquisition et qui interdit aux clercs l’exercice de la profession de barbier, c’est-à-dire de chirurgien, étrangère à la médecine d’alors. Le concile de Latran IV résume cette discipline en 1215 : « Défense aux clercs de dicter ou prononcer une sentence de mort, ni de rien faire qui ait rapport au dernier supplice ; d’exercer aucune partie de la chirurgie où il faille employer le fer ou le feu… » (canon 18)
Par ailleurs, le concile de Tours défend aux religieux profès de sortir de leur cloître pour exercer la médecine, étudier les lois civiles et s’adonner aux affaires sous prétexte de charité (canon 8). Le concile ne flétrit pas la médecine, le droit ou le commerce, mais les religieux qui se mêlent d’affaires séculières.
La Bulle de Boniface VIII
Le Dr Andrew White, quant à lui, mentionne une bulle de Boniface VIII. Situons-la d’abord dans son contexte historique [3].
Désireux de voir leurs restes reposer en terre chrétienne, les rois de France disposent à partir de 1250 qu’à leur mort leur cadavre soit démembré et leurs os ensevelis avec leurs pairs. Cet usage touche rapidement les cardinaux d’origine française, avant de s’étendre aux laïcs. Les uns se font démembrer en signe de pénitence, comme Pierre de Vico – podestat de Viterbe – qui demande en 1268 que son cadavre soit divisé en sept parties pour racheter les sept vices capitaux contre lesquels il avait péché. Les autres espèrent accroître ainsi les suffrages à leurs intentions en multipliant les lieux où reposent leurs restes, tel le chevalier Jacques – vidame d’Anniviers – en 1284.
Ce contexte particulier amène Boniface VIII à réagir par la Bulle Detestandæ feritatis, publiée le 27 septembre 1299 (insérée à la date du 18 février 1300 dans la collection canonique Extravagantes communes, lib. III, tit. VI, c. I : De sepulturis). La seule lecture de la bulle montre que la question de la dissection anatomique n’y est pas même mentionnée :
Il est un usage d’une férocité abominable que suivent certains chrétiens par une coutume atroce ; c’est justement que nous ordonnons qu’on l’abolisse, nous qui sommes guidés par la pieuse intention d’éviter que cet usage féroce ne fasse plus longtemps dépecer les corps humains, ne frappe plus d’horreur les fidèles ni ne trouble leur esprit.
Lorsqu’un des leurs, soit noble, soit haut dignitaire, meurt loin de son pays (c’est le cas le plus fréquent), alors qu’il avait choisi sa sépulture dans son pays ou loin de l’endroit de sa mort, les chrétiens soumis à cette coutume perverse, mus par un soin sacrilège, le vident sauvagement de ses entrailles et, le démembrant horriblement ou le coupant en morceaux, le jettent dans l’eau pour le faire bouillir au feu. Quand enfin l’enveloppe de chair s’est détachée de l’os, ils ramènent les os vers la région choisie pour les inhumer. Voilà qui est parfaitement abominable lorsqu’on prend garde à la majesté divine, mais qui doit horrifier presque encore plus en regard du respect qu’on doit à l’homme.
Nous voulons donc, comme c’est le devoir de notre charge, qu’une habitude aussi cruelle, aussi abominable, aussi sacrilège soit entièrement détruite et ne gagne pas d’autres hommes ; nous décrétons et ordonnons de notre autorité apostolique qu’à la mort de tout homme, quelle que soit sa dignité ou sa naissance, en quelque lieu que ce soit où règne le culte catholique, personne ne songe à appliquer au corps du défunt cet usage ou tout autre qui y ressemblerait et que la main des fidèles cesse de se souiller aussi monstrueusement.
Mais, pour que les corps des défunts ne soient plus traités si cruellement, il faut les conduire à l’endroit où, vivants, ils avaient choisi leur sépulture ; si ce n’est pas possible, qu’on leur donne une sépulture chrétienne à l’endroit de leur mort ou tout près, et qu’on attende que leur corps soit tombé en poussière pour le transporter là où ils ont choisi de reposer.
Si les exécuteurs testamentaires d’un défunt ou ses familiers ou quiconque, quel que soit son rang ou sa naissance, même s’il est revêtu de la dignité épiscopale, osent enfreindre notre édit en traitant inhumainement et cruellement le corps du défunt ou en le faisant traiter ainsi, qu’ils se sachent frappés d’excommunication latæ sententiæ, excommunication que nous lançons dès maintenant et dont ils n’obtiendront pas l’absolution, si ce n’est du seul Siège apostolique ou à l’article de la mort. Et, tout autant, celui dont le corps aura été traité de façon si inhumaine, qu’il soit privé de sépulture ecclésiastique. »
La conclusion est sans appel : rien dans les deux seuls documents ecclésiastiques cités ne concerne la dissection anatomique. Que l’Église y soit opposée par principe relève donc purement et simplement de la légende noire.
Source : La Lettre de saint Florent, juillet 2014
- Claude Allègre, Dieu face à la science. Comment peut-on être croyant aujourd’hui ?, Fayard, Paris, 1997.[↩]
- Régis Bertet, Petite histoire de la médecine, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 69 et 70.[↩]
- Dr Andrew D. White, A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom, New York, 1896.[↩]