Si nous tardons toujours à prendre la voie de l’héroïsme chrétien, notre prière aura tout l’air d’une moquerie.
Qu’est-ce que cela signifie de confier au saint de la Croisade la France de la Cinquième République ? Avons-nous conscience au moins de lui présenter une nation à toute extrémité, privée de défense militaire sérieuse, laïcisée jusqu’aux moëlles, décérébrée par des propagandes stupides et abjectes, abrutie par la presse et les moyens audio-visuels, décomposée par les infiltrations judéo-maçonniques et communisantes, et, pire que tout le reste, une vieille nation chrétienne trahie au plus profond de son âme par des évêques « postconciliaires », qui ont abdiqué pratiquement leur autorité entre les mains d’une collégialité et de commissions absolument étrangères à la succession apostolique ? Avons-nous conscience que dire à saint Louis : priez pour la France c’est lui dire équivalemment : obtenez un très grand miracle, sans doute le plus grand miracle que vous ayez obtenu.
Car jamais il n’y eut telle pitié au Royaume de France. Pas même après le traité de Troyes conclu par une reine et mère dénaturée ; car dans ce temps de trahison et de honte, dans ce temps lugubre du roi légitime en proie à la folie, du moins la foi chrétienne demeurait intacte ; les idées et les procédés de la Révolution étaient encore à inventer et le savant Cardinal Pierre d’Ailly, au terme de ses observations astrologiques, reportait jusqu’en 1789 la magna eversio rerum[1]. Vous me direz peut-être : passe passe encore pour la guerre de cent ans, mais estimez-vous la France plus atteinte aujourd’hui que sous la Convention et la Terreur, ou encore, dans un passé tout proche, durant la débâcle de 1940 et les épurations résistantialistes de 1945 ?
Sans envisager ici la question sous tous ses angles, en nous tenant à la considération qui domine toutes les autres, celle de l’âme chrétienne de notre patrie, je réponds que même en 1793, même en 1940 ou 45, le péril pour la France de perdre son âme était moindre qu’il n’est devenu sous le Pape Paul VI, pendant et après le deuxième concile du Vatican. car, jusque-là, idées et procédés de la révolution n’avaient pas encore profondément envahi l’Eglise, l’Eglise catholique en général et cette portion d’Eglise catholique qui pérégrine en France. La Révolution en tant qu’elle est le grand moyen pour forger une société nouvelle et une religion nouvelle, une société qui se contredivise à la société antique et à la société chrétienne ; une religion qui est l’inversion de la religion de Notre-Seigneur, la Révolution en ce sens précis, était refoulée tant bien que mal aux portes de l’Eglise, maintenue au dehors ; nous n’étions pas encore entrés dans les ténèbres perfides de l’apostasie immanente.
Depuis le Concile nous sommes livrés non seulement à l’invasion camouflée de la doctrine néo-moderniste, mais nous sommes également victimes de la substitution d’une sorte de soviet à l’autorité ecclésiastique légitime. Celle-ci est tenue en laisse par les autorités parallèles, les commissions, les systèmes de recyclages, au point qu’elle contre-signe les mesures les plus sacrilèges, celles qui, sans le déclarer ouvertement, substituent une religion des mensonges de l’homme à la religion de la Révélation de Dieu. Est-ce que j’exagère ? Mais que l’on nous explique alors comment, dans l’espace de cinq années à peine, on a pu, sans rencontrer une opposition générale et violente, faire virer de bord tant de prêtres et de fidèles, leur imposer, finalement, à la place de la messe latine et grégorienne plus que millénaire, nette et franche, inassimilable par les hérétiques, une nouvelle messe vernaculaire, polyvalente, approuvée par les hérétiques, en perpétuelle transformation, qui admet, pour le quart d’heure, quatre canons au choix et supprime pratiquement l’offertoire et les signes d’adoration. Si la Révolution, non seulement avec ses principes mais avec sa manière d’opérer et de détruire, ne s’était pas introduite dans l’Eglise, comment se ferait-il que les rites les plus abominables, dans la distribution de la communion aient été substitués aussi vite et sur une échelle aussi vaste au rite millénaire, si parfaitement adapté à notre foi, de la communion sur les lèvres et à genoux ?
Et je ne parle pas de la diffusion galopante du Nouveau Missel des Dimanches, petit manuel liturgique du néo-moderniste modèle ; je ne parle pas non plus de la pratique honteuse et sacrilège des faux en Ecriture Sainte dans les « lectionnaires » et les catéchismes. En réalité, pas plus que la Révolution ne trouve d’explication satisfaisante aux yeux de ceux qui négligent l’action occulte des « sociétés de pensée », définitivement analysées par A. Cochin, pas davantage ne s’explique vraiment la subversion dans l’Eglise si l’on ne tient compte des procédés de domination mis en œuvre par le modernisme et qui sont de type révolutionnaire. On dira : c’est la peur qui a joué ; beaucoup sont paralysés par une sorte de loi des suspects. Sans doute ; mais c’est le propre d’un régime révolutionnaire d’imposer efficacement à tout un peuple une loi des suspects.
Ce qui reste de chrétien dans l’âme de la France est trahi un peu plus chaque jour par les néo-modernistes qui démoralisent et affolent le clergé, le font vaciller savamment dans sa foi et lui arrachent, avec le dernier cynisme, ce qu’il gardait encore de fierté sacerdotale.
Pas de salut de la France en dehors d’un miracle. Mais le premier objet du miracle, non le seul, le voici : que le clergé de France ose se reconnaître, soit délivré des illusions et plus encore de la peur, commence à faire volte-face. Que le roi qui entendait si pieusement la messe chaque matin, s’entourait de saints religieux autant que de nobles barons, invitait Thomas d’Aquin à sa table, croyait si profondément à son baptême qu’il prenait volontiers le titre de Louis de Poissy, que le saint roi de la Sainte Chapelle obtienne au clergé de France le courage nécessaire pour recommencer à célébrer la Messe latine et romaine de toujours, la Messe franche et sans équivoque. La France est perdue si la Messe se perd et la Messe se perd si le rite polyvalent du Pape d’aujourd’hui n’est pas vite relégué au fond des tiroirs d’où jamais il n’aurait dû sortir. Que le prêtre fasse à Dieu l’hommage auquel il a un droit infini, et qu’il fasse à la patrie charnelle qui l’a élevé l’aumône qu’elle implore à genoux, de la Messe nette et irréprochable de saint Léon, saint Grégoire et saint Pie V. Que le prêtre soit résolu à vivre à la hauteur du Saint Sacrifice, qu’il n’accepte plus de se faire de lui-même l’idée absurde, conforme aux vues du néo-modernisme, de n’être autre chose qu’un spécialiste intéressant d’une animation religieuse socialement efficace ; qu’il ait la volonté de traiter le ministère non comme une diversion mais comme une sorte d’effusion de la Messe. Tel est le premier objet de la requête que j’adresse à saint Louis d’un miracle pour le salut de la France.
Pour mes frères laïcs, que le roi de la Croisade et de la Captivité chez les Sarrasins veuille leur obtenir d’acquiescer à la grande leçon qu’il donnait à son ami des bons et des mauvais jours, le sire de Joinville : accepter les misères du corps et toute sorte de maux temporels plutôt que d’offenser Dieu et de perdre la vie de l’âme[2]. Du jour où un certain nombre de chrétiens dans le peuple de France, un certain nombre de laïcs chrétiens, auront choisi de préférer la lèpre au péché, de ce jour la résistance à l’apostasie immanente prendra un essor irrésistible ; l’arme redoutable du néo-modernisme : faire peur, rendre suspect, se trouvera considérablement émoussée ; le chrétien se moquera d’être rejeté, condamné à une espèce de mort sociologique, pourvu qu’il témoigne de Jésus-Christ, par sa foi, par ses moeurs, son non-conformisme à la honte et à la stupidité du siècle. D’autre part on ne dira jamais trop combien une disposition de fierté et de hardiesse donne de facilité et de promptitude pour dépister les arguments spécieux et déjouer les ruses du néo-modernisme, car la grande sophistique des docteurs de mensonge tire sa force, plus encore que de l’ignorance des chrétiens, de leur pusillanimité, de leur manque de liberté intérieure.
Dures exigences ? Cependant si prêtres et laïcs français veulent se rendre dignes du miracle du salut de la France que nous demandons à saint Louis, je ne vois pas que nous puissions éluder ou même atténuer ces rudes exigences. Si nous tardons toujours à prendre la voie de l’héroïsme chrétien, notre prière aura tout l’air d’une moquerie. Comme l’écrivait l’un de nos grands poètes dans une belle paraphrase de psaume :
Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ?
Racine, Athalie, I, 1. (Voir psaume 49.)
Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété,
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,
Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes.
Plus nous avons envie d’un miracle, plus nous devons être à a hauteur de la recevoir le jour où il sera accordé ; plus nous devons préparer les enfants à en être dignes, si ce sont eux seulement, et point nous, qui sont destinés à en être témoins et bénéficiaires. Car ce qui importe autant que d’être exaucé c’est la qualité du sentiment que Dieu trouvera en nous lorsqu’il lui plaira de nous exaucer. Ce qui compte plus encore que la victoire c’est l’âme avec laquelle nous serons prêts à accueillir la victoire et assurer la paix armée.
Source : Revue Itinéraires n° 147 de novembre 1970