11 décembre 1968

Mgr Lefebvre – « Témoignage d’un père du Concile »

Sous la pré­si­dence de Maître François Cathala, un dîner réunis­sait le 11 décembre les adhé­rents de l’Union des intel­lec­tuels indé­pen­dants. Selon la cou­tume de ces agapes ami­cales, un invi­té d’honneur devait prendre la parole à l’issue du repas. Mais cette fois, les invi­tés d’honneur étaient deux : M. Achille Dauphin-​Meunier, doyen de la nou­velle Faculté libre de droit, et Mgr Marcel Lefèvre, arche­vêque de Synnada. Maître Cathala expli­quait ain­si la rai­son de cette double invi­ta­tion : « Dans la dés­in­té­gra­tion actuelle, non pas seule­ment des ins­ti­tu­tions, mais des esprits et des âmes, nous avons vou­lu aller à la source de nos pro­blèmes pour com­prendre le désar­roi présent. »

Pour M. Dauphin-​Meunier, qui pro­fes­sa vingt-​huit ans à l’Institut catho­lique de Paris, avant d’en être chas­sé « comme un laquais », l’une des causes du désar­roi des jeunes, ce sont les parents « qui ont été inca­pables d’inculquer à leurs enfants le sens du devoir bien fait, l’amour de la Patrie, qui ont lais­sé désho­no­rer l’Armée, la Magistrature et laissent à pré­sent conduire tout dou­ce­ment le pays à la sovié­ti­sa­tion ». Puis, ce « contes­ta­taire construc­tif », comme devait le défi­nir Maître Cathala, pré­sen­ta la nou­velle Faculté libre de droit dont nous avons entre­te­nu nos lec­teurs lors de sa créa­tion (n° 928 de Rivarol, 24 octobre 1968).

Mgr Marcel Lefebvre prit ensuite la parole en com­men­çant par remer­cier M. Dauphin-​Meunier, lui expri­mant « la joie, l’admiration, l’espoir » que la nais­sance de la Faculté libre de droit avait sus­ci­tés, non seule­ment en France (où son exemple serait bien­tôt sui­vi), mais à l’étranger et notam­ment en Italie. « La France, dit-​il, est tou­jours le modèle, on regarde tou­jours vers la France pour l’imiter. » Puis, l’ancien Supérieur géné­ral des Pères du Saint-​Esprit en vint au sujet qu’il avait accep­té de trai­ter : le désar­roi actuel dans l’Église. Son témoi­gnage est d’une telle valeur que nous en repro­dui­sons l’essentiel pour nos lecteurs.

« Jusqu’à Pie XII… »

« Cette crise morale, décla­ra Mgr Lefebvre, a des racines très pro­fondes dans notre Histoire. Il faut remon­ter au jour où l’on a rem­pla­cé l’autorité de Dieu par la conscience per­son­nelle, par le libre arbitre. Puis, on a rem­pla­cé ceux qui nous com­mandent au nom de Dieu par ceux qui nous ont com­man­dé au nom de la déesse Raison. Que ce soit dans la conscience ou dans la socié­té civile, on a rem­pla­cé Dieu par des hommes, mis la conscience et la rai­son à la place de Dieu, livré les hommes à des hommes qui ne se réfé­raient plus à Dieu.

Parmi les catho­liques, un bon nombre a cru de bonne foi qu’il pour­rait y avoir com­pro­mis­sion avec le pro­tes­tan­tisme et avec la Révolution. Pourtant, l’Église a condam­né le Sillon, le moder­nisme, le néo­mo­der­nisme. Jusqu’à Pie XII, une lumière extra­or­di­naire a tou­jours brillé. La chré­tien­té de Hollande était par­mi les plus flo­ris­santes. Aux États-​Unis, on comp­tait cent quatre-​vingt mille conver­sions de pro­tes­tants par an, en Angleterre, de cin­quante à quatre-​vingt mille. Les pro­tes­tants venaient de plus en plus nom­breux à l’Église catho­lique… jusqu’au Concile, où ceux qui venaient à Rome, par­fois sous la conduite de leurs pas­teurs, ont été priés d’attendre… »

Il y eut ici, dans l’auditoire atten­tif de Mgr Lefebvre, comme un « oh!…» éton­né. L’orateur per­çut cette sur­prise. Il crai­gnit d’avoir cho­qué et s’en excu­sa avec la sim­pli­ci­té qui lui conquiert tous les cœurs : « Je suis un mis­sion­naire, dit-​il. Je ne suis pas habi­tué à des audi­toires dis­tin­gués. » Il y eut des sou­rires : Mgr Lefèvre vient de Rome, il ignore que depuis le joli mois de mai, les audi­toires, dis­tin­gués ou non, en ont vu et enten­du bien d’autres.

Mais ce qu’avait res­sen­ti son cœur de prêtre, c’était la bles­sure cau­sée à des cœurs catho­liques. Il deman­da qu’on lui par­donne ce qu’il avait dit, qu’il avait encore à dire et qu’il DEVAIT dire. Les catho­liques fran­çais ne sont plus accou­tu­més à être trai­tés avec dou­ceur, res­pect et déli­ca­tesse par leurs évêques. Ceux-​ci sont plu­tôt main­te­nant du type bulldozers.Or, ce baume, ce miel, cette dou­ceur incom­pa­rable du Christ, a conser­vé toutes ses ver­tus divines : en un ins­tant, la salle fut acquise à l’orateur qui poursuivit :

« Si le Concile avait consul­té les solu­tions don­nées par Pie XII à tous les pro­blèmes, nous aurions eu un Concile infi­ni­ment supé­rieur à ce qu’il a été. Sa pré­pa­ra­tion fut d’ailleurs excel­lente, des hommes émi­nents ayant tra­vaillé à la pré­sen­ta­tion des schémas.

Mais, pour ma part, je suis per­sua­dé que le Concile a été inves­ti dès les pre­miers jours par les forces pro­gres­sistes. Quelque chose d’anormal se pas­sait, comme si une influence dia­bo­lique vou­lait détour­ner le Concile de sa fin. L’attaque contre la Curie romaine se déchaî­na avec une haine qui n’est pas conce­vable dans le cœur d’un évêque. Les noms des évêques pro­po­sés comme membres des com­mis­sions sou­le­vèrent un tol­lé de la part de « ceux des bords du Rhin ». À leur place, cir­cu­lèrent des listes inter­na­tio­nales toutes prêtes, d’évêques par­fai­te­ment choi­sis, tous du même côté. Les évêques ita­liens ten­tèrent de pro­tes­ter. On leur dit : « Si vous ne votez pas pour ceux-​ci, vous n’aurez aucun membre ita­lien dans les com­mis­sions. » Ce fut ain­si que les deux tiers des com­mis­sions furent com­po­sés de pro­gres­sistes et que la situa­tion devint inextricable.

Le sché­ma sur l’Église fut, de la sorte, cen­tré sur la « col­lé­gia­li­té », ce qui n’est pas très hono­rable pour deux mille trois cents évêques. Il fal­lut d’ailleurs ajou­ter une note expli­ca­tive… pour expli­quer la col­lé­gia­li­té. Le sché­ma sur la liber­té reli­gieuse com­mence par affir­mer qu’il ne change rien à la Tradition… et tout son texte change la Tradition. Le car­di­nal Felici a récem­ment décla­ré qu’il y a en effet beau­coup d’équivoques dans les textes du Concile… Je vous dis tout cela parce qu’il faut que les catho­liques le sachent. Faut-​il s’étonner que l’esprit post-​conciliaire abou­tisse à des occu­pa­tions d’églises ? On juge l’arbre à ses fruits. On ne peut pas accep­ter le Concile tel quel. Tous les conciles ont été dog­ma­tiques, à l’exception de celui-​ci. Celui-​ci a vou­lu être un « Concile pas­to­ral ». Ce cas spé­cial lui donne un carac­tère par­ti­cu­lier. Si c’est un dis­cours de vul­ga­ri­sa­tion, nous ne pou­vons pas nous atta­cher à toutes les phrases. Au point de vue dog­ma­tique, la Profession de foi du Saint-​Père, pro­non­cée en tant que Vicaire du Christ, suc­ces­seur de Pierre, est plus impor­tante que tout le Concile. Le Saint-​Esprit n’abandonne pas son Église. Tout est à recons­truire : les sémi­naires, les congré­ga­tions reli­gieuses, les écoles. Il faut rebâ­tir la Chrétienté sur les prin­cipes qui l’ont édi­fiée. Saint Pie X disait que nous n’avons pas à cher­cher les bases de la civi­li­sa­tion chré­tienne : il n’y a pas d’autre fon­de­ment que Notre Seigneur Jésus-Christ… »

Il est peu de dire qu’il fut fait, à Mgr Lefèvre, une véri­table ovation.

Édith Delamare in Rivarol du 19 décembre 1968