Après la désarticulation (solve) du patrimoine sacré de l’Église par ces prédécesseurs, le pape François serait-il passé à l’étape supérieure (coagula) selon un plan bien connu d’inspiration maçonnique ?
Le Grand Œuvre est en alchimie la réalisation de la pierre philosophale, la fameuse pierre capable de transmuter les métaux, de guérir infailliblement les maux du corps, et d’apporter l’immortalité. À la base de la théorie qui affirme l’existence d’une telle pierre, nous trouvons une tradition d’après laquelle les métaux divers seraient, dans le sein de la terre, en lente maturation pour aboutir à l’état métallique idéal, celui de l’or. Le Grand Œuvre est l’accélération de cette maturation, par le recours à l’agent actif de cette évolution, comme catalyseur. L’opération alchimique du Grand Œuvre comporte dès lors deux étapes principales : tout d’abord isoler ce principe de transmutation en le séparant de tous les autres corps auxquels il est mêlé et qui empêchent son action (solvere) ; ensuite, l’utiliser comme l’agent actif de l’évolution, en l’associant d’une manière nouvelle à tous les autres corps dont il a été préalablement isolé (coagulare).
Opportunité d’une grille de lecture ?
2. L’expression utilisée pour désigner ce procédé des alchimistes a fait fortune, et d’autant plus facilement que l’alchimie est une science occulte, et, comme telle, en correspondance avec d’autres sciences et d’autres pratiques relevant du même genre de l’occultisme. C’est ainsi que la Franc-Maçonnerie a repris à son compte cette formule qui caractérise désormais son mode même de procéder : « déblayer avant de bâtir » [1]. Cette méthode d’action maçonnique a été parfaitement analysée par Mgr Delassus dans son livre La Conjuration antichrétienne [2]. La division des chapitres du livre le manifeste à elle seule : la Franc-Maçonnerie s’attache d’abord à corrompre (c’est le sens du mot latin solvere) les mœurs et les idées avant de reconstruire un ordre social nouveau, mais en réemployant les éléments qui entraient dans la composition de l’ordre ancien et qui se trouvent désormais désarticulés (c’est le sens du mot latin coagulare). C’est ce que le bon Aristote appelait déjà « désharmoniser et réharmoniser ».
3. Ce plan maçonnique est une réalité, dûment attestée dans ses lignes maîtresses par de nombreux et sérieux travaux, dont Mgr Delassus a recueilli la substance, qui ont été continués depuis lors et dont les principales conclusions restent toujours d’actualité [3], reprises et développées qu’elles sont dans le cadre de l’analyse du mondialisme [4]. Ceci dit, pourquoi ce plan ne pourrait-il pas, aujourd’hui, dans le contexte de l’après Vatican II, et tout particulièrement dans le contexte du pontificat du Pape François, servir de fil conducteur au catholique demeuré fidèle aux promesses de son baptême et soucieux de comprendre la nature exacte de la tournure prise par les événements au sein de l’Église ? En effet, depuis dix ans que le Pape François a accepté son élection au Souverain Pontificat, il apparaît toujours plus clairement que cette tournure est nouvelle, non seulement par rapport à ce que l’Église a connu avant Vatican II, mais encore par rapport à l’évolution suivie jusqu’ici de Jean XXIII à Benoît XVI. Car les dix années du pontificat de François, il faut bien le reconnaître, ne ressemblent guère aux années précédentes, qui nous avaient habitués à une certaine continuité dans la rupture — ou plus exactement dans la dissolution du patrimoine sacré de la sainte Église : continuité de cette opération qui ressemble à s’y méprendre à celle que les alchimistes ont désignée à l’aide du mot latin solvere. A présent, et cela ne cesse de frapper toujours plus les différents observateurs de l’actualité dans l’Église, de quelque obédience qu’ils soient, il semble bien que la date historique du mercredi 13 mars 2013 ait inauguré un véritable tournant, comme un point de non-retour. Ou encore comme une nouvelle rupture dans cette continuité de la rupture.
4. L’idée – redoutable dans la séduction qu’elle ne peut manquer d’exercer sur un esprit soucieux de comprendre la véritable portée de ce pontificat de François — surgit alors d’elle-même. Si l’évolution des dix dernières années ne ressemble plus à celle des années précédentes, qui avait pour point d’aboutissement le fameux solvere hérité du Grand Œuvre de l’alchimie, c’est-à-dire une dissolution, ne serait-ce pas, tout simplement, parce que le Pape François est en train de faire rentrer l’Église dans l’étape suivante de ce plan d’inspiration maçonnique : étape du coagulare, où il s’agit précisément de bâtir autre chose, non point sur les ruines de la Tradition, mais à partir des éléments désormais épars de cette Tradition, en les réemployant pour leur donner une configuration radicalement nouvelle ? Une telle idée pourrait-elle trouver sa vérification à la lumière des faits qui jalonnent le pontificat du Pape François ? Ici comme ailleurs, pour comprendre il faut comparer : voyons donc dans quelle mesure la différence qui met le pontificat de François à part de ceux de ses prédécesseurs pourrait correspondre à celle qui distingue les deux étapes du Grand Œuvre, le solve et le coagula.
La continuité dans la rupture, de Paul VI à Benoît XVI
5. Comment les prédécesseurs de François, de Paul VI à Benoît XVI, ont-ils pu procéder à cette opération du solvere ? Qu’ont-ils fait, exactement, pour dissoudre, ou désorganiser, la Tradition de l’Église ? Ils l’ont fait en isolant, pour le mettre en évidence et l’ériger en principe dogmatico-pastoral, le postulat immanentiste [5] de la dignité ontologique de la personne humaine, avec son fondement, qui est le fait que la personne humaine a été créée « à l’image de Dieu » [6] et qu’elle possède comme telle « un germe divin » [7] ou « une dignité quasi divine » [8]. C’est en proclamant ce postulat que les Papes de l’immédiat après Concile, Paul VI et Jean-Paul II, ont littéralement dissout et désarticulé la Tradition de l’Église, frayant ainsi la voie à François, et mettant à l’avance celui-ci en possession du catalyseur d’un nouvel ordre ecclésial, destiné lui-même à être mis au service du nouvel ordre mondial d’inspiration maçonnique. Benoît XVI s’inscrit encore dans cette première étape du solvere, en ce qu’il fournit la justification théorique de cette dissolution accomplie par ses prédécesseurs, en lui donnant l’alibi, spéculativement pensé et réfléchi, d’une continuité.
6. Ce principe de la dignité immanentiste de la personne humaine — qui est l’une des variantes, ou des formulations possibles, du personnalisme — est absolument radical, puisque c’est lui qui commande [9] les trois grands axes de la désarticulation de la Tradition de l’Église la liberté religieuse, l’œcuménisme, la démocratisation de la constitution de l’Église (habituellement qualifiée de « collégialité », mais dont la nature profonde va beaucoup plus loin que la simple attribution du pouvoir suprême au Collège des évêques). Et remarquons bien, car cela importe, en quoi consiste précisément l’opération accomplie par Paul VI et Jean-Paul II, et dont nous devons à Benoît XVI la justification critique. Il serait trop simple en effet de concevoir cette opération comme l’équivalent d’un « déblaiement de terrain », ainsi qu’on a cru pouvoir le vérifier à propos de la Révolution française de 1789 [10]. Cette opération consiste plutôt à désarticuler (ou désorganiser) les parties intégrantes (ou les éléments constitutifs) de la Tradition, non à les supprimer. Ces éléments (les dogmes et le catéchisme, les sacrements et la liturgie, les lois de l’Église et son Code de droit canonique, la constitution hiérarchique de l’Église) demeurent apparemment les mêmes. Mais ils sont désarticulés car ils ne sont plus reliés entre eux par le même principe, qui était jusqu’ici le principe du bien commun de la triple unité de foi, de culte et de gouvernement, foi, culte et gouvernement eux-mêmes connus et acceptés dans la dépendance de l’autorité de Dieu révélant. Ce principe est relégué au second plan et un autre principe nouveau apparaît, qui est isolé pour mieux être mis en évidence dans le discours habituel des hommes d’Église : le principe personnaliste et immanentiste de la dignité ontologique de la personne humaine. Les mêmes éléments de la Tradition ne sont plus unifiés dans l’unité du triple lien de foi, de culte et de gouvernement. Ils sont ainsi désarticulés, tandis qu’un autre principe d’articulation se fait jour.
7. Jean-Paul II n’a cessé de prêcher cette version immanentiste du personnalisme. L’on en trouve l’expression achevée dans sa toute première Encyclique, Redemptor hominis, du 4 mars 1979, au n° 13 : « Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents, a exprimé cette sollicitude fondamentale de l’Église, afin que la vie en ce monde soit « plus conforme à l’éminente dignité de l’homme » (Gaudium et spes, n° 91) à tous points de vue, pour la rendre toujours plus humaine » (Ibidem, n° 38). Cette sollicitude est celle du Christ lui-même, le bon Pasteur de tous les hommes. Au nom de cette sollicitude, comme nous le lisons dans la constitution pastorale du Concile, l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (Ibidem, n° 76) » [11].
8. Et Benoît XVI a voulu donner, dans son célèbre Discours à la Curie du 22 décembre 2005, une analyse et une justification réflexive de cette nouvelle prédication, où, depuis Vatican II, les hommes d’Église ont adopté le présupposé personnaliste de la modernité. Ce présupposé s’exprime en effet dans la constitution Gaudium et spes, que le cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, avait qualifié de « contre Syllabus » [12]. Devenu Pape, il lui appartenait d’établir (dans son Discours du 22 décembre 2005) que cette contrariété n’en était pas une : « Le Concile Vatican II, avec la nouvelle définition de la relation entre la foi de l’Église et certains éléments essentiels de la pensée moderne, a revisité ou également corrigé certaines décisions historiques, mais dans cette apparente discontinuité, il a en revanche maintenu et approfondi sa nature intime et sa véritable identité. L’Église est, aussi bien avant qu’après le Concile, la même Église une, sainte, catholique et apostolique, en chemin à travers les temps ».
9. Jusqu’en cet an de grâce 2013, les héritiers du Concile s’étaient, pourrait-on dire, fixé pour tâche de réinterpréter — ou de relire — toute la Tradition de l’Église à la lumière de ce principe immanentiste et personnaliste, qui est l’expression majeure du libéralisme, à l’époque moderne et du modernisme, depuis Vatican II. Mais voici que le Pape François semble nous introduire dans une nouvelle démarche.
Un nouveau paradigme ?
10. De prime abord, François semble aller plus loin que ses prédécesseurs, trop loin semble-t-il, aux yeux de bien des catholiques. Trois exemples peuvent l’attester.
11. Le premier exemple est celui du n° 303 de l’Exhortation postsynodale Amoris laetitia du 19 mars 2016. « L’idée radicalement fausse », écrivions-nous « est que » une situation qui ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile » et » un comportement qui n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif » est, en toute certitude morale, » le don de soi que Dieu lui-même demande »». Nous trouvons déjà ici le même principe qui se fera jour trois ans plus tard dans la Déclaration d’Abou Dhabi : principe selon lequel Dieu autorise positivement ce qui faisait seulement jusque-là l’objet d’un droit négatif, droit de ne pas être empêché. Dans l’Exhortation apostolique Familiaris consortio du 22 novembre 1981, Jean-Paul II déclarait que les époux chrétiens « ne peuvent considérer la loi comme un simple idéal à atteindre dans le futur, mais ils doivent la regarder comme un commandement du Christ Seigneur leur enjoignant de surmonter sérieusement les obstacles ». Autant dire que, même si le principe immanentiste de la dignité de la personne humaine autorise le droit négatif, le Pape récuse l’idée selon laquelle Dieu commande et approuve ce qui, au nom de ce droit, n’est pas empêché par les pouvoirs publics. Avec Amoris laetitia, François affirme équivalemment que le pluralisme et la diversité des morales sont la volonté de Dieu et que pour autant la loi du Christ relative aux exigences du mariage chrétien est seulement l’une des expressions possibles de la volonté de Dieu concernant la morale conjugale.
12. Le deuxième exemple est celui de la Déclaration d’Abou Dhabi – sur la Fraternité humaine, pour la paix mondiale et la coexistence commune — cosignée le lundi 4 février 2019, par le Pape François et le Grand Imam Ahmad Al-Tayyeb [13]. Ce texte affirme que « le pluralisme et les diversités de religion […,] sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains ». Les prédécesseurs de François ont dit et répété que « le pluralisme et les diversités de religion sont nécessaires », en raison précisément du principe de la liberté religieuse, adopté par le concile Vatican II, dans la déclaration Dignitatis humanae. Les adeptes des différentes religions se sont en effet vu reconnaître par ladite déclaration le droit de ne pas être empêchés de professer en public leur religion. L’affirmation du Concile, reprise par Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, résulte donc du principe immanentiste de la dignité de la personne humaine, laquelle réclame le droit négatif de ne pas rencontrer d’opposition à l’exercice de sa religion, vraie ou fausse, de la part des pouvoirs civils. Tout en admettant cette liberté de la conscience comprise comme un droit négatif de ne pas être empêché, au for externe de l’exercice des actes de religion, Benoît XVI réprouvera la liberté de conscience, comprise comme un droit positif de choisir sa vérité, au for interne des actes de la conscience, « comme une expression », dit-il dans le Discours de 2005, « de l’incapacité de l’homme à trouver la vérité » qui deviendrait « une canonisation du relativisme » [14]. Le propos de François, dans la Déclaration d’Abou Dhabi semble bien présupposer un pareil relativisme et pour autant outrepasser la pensée de ses prédécesseurs.
13. Le troisième exemple est celui du n° 119 de l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium où le Pape François livre sa propre exégèse du n° 12 de Lumen gentium. Pour François, l’infaillibilité du « sensus fidei » signifie que le Peuple de Dieu ne se trompe pas quand il croit, « même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer sa foi » ; car la présence du Saint Esprit donne aux chrétiens « une certaine connaturalité avec les réalités divines et une sagesse qui leur permet de les comprendre de manière intuitive, même s’ils ne disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec précision ». Comme nous l’avons noté [15], « de tels propos sont extrêmement graves, car ils sont en contradiction foncière avec l’idée traditionnelle du sensus catholicus. […] Ils contredisent tout ce que les Pères de l’Église, les saints docteurs et les théologiens ont dit et répété depuis plus de vingt siècles. Ils sont en opposition manifeste avec les enseignements du Magistère constant. Et ils font du Peuple de Dieu une communauté charismatique ». Et surtout, cette explication de François dépasse avec outrance celle qui fut donnée jusqu’ici par ses prédécesseurs, notamment par Paul VI, dans la Déclaration Mysterium Ecclesiae, publiée le 24 juin 1973. Ce document eut pour objet immédiat de répondre aux arguments de Hans Küng, dirigés contre l’infaillibilité du Magistère. Il nous indique donc quel doit être le rapport exact entre la fonction prophétique du Peuple de Dieu et la fonction magistérielle réservée aux seuls membres de la hiérarchie, le Pape et les évêques. Au nom du principe immanentiste de la dignité de la personne humaine, la constitution Lumen gentium postule que le Saint Esprit inspire directement l’ensemble du Peuple de Dieu, antérieurement aux enseignements de la hiérarchie ; mais avec cela, il est clairement précisé que, si le Peuple sent et vit déjà la vérité révélée par l’Esprit, la formulation dogmatique édictée par le Magistère lui est nécessaire. C’est pourquoi, la fonction magistérielle ne se réduit pas à « sanctionner le consensus déjà exprimé du Peuple de Dieu ; au contraire, il peut prévenir et requérir ce consensus dans l’interprétation et l’explication de la Parole de Dieu écrite ou transmise ». Le texte de Mysterium Ecclesiae fait même ici référence en note à la 6e proposition condamnée du Décret Lamentabili de saint Pie X : « Dans la définition des vérités, l’Église enseignée et l’Église enseignante collaborent de telle façon qu’il ne reste à l’Église enseignante qu’à sanctionner les conceptions communes de l’Église enseignée » [16]. François va donc plus loin que ses prédécesseurs, et il déclare d’ailleurs dans le discours du 17 octobre, prononcé à l’occasion de la clôture du Synode, que cette conception du « sensus fidei », signalée dans Evangelii gaudium, « empêche une séparation rigide entre Ecclesia docens et Ecclesia discens, puisque le Troupeau possède aussi son propre “flair” pour discerner les nouvelles routes que le Seigneur ouvre à l’Église ». Le principe immanentiste, développé dans la continuité de Vatican II par Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, allait jusqu’à faire du Peuple de Dieu le tout premier dépositaire (et pas seulement destinataire) de la Révélation [17] ; mais la complémentarité du Magistère restait intacte dans la signification indiquée par le Concile. Ici comme ailleurs, François accentue le relativisme en majorant l’importance radicale du « sensus fidei ».
14. On dira que ces exemples sont isolés. Mais même s’ils le sont, ils restent symptomatiques, car ils expriment un au-delà de la pensée conciliaire classique. Celle-ci ambitionnait de couler les faux principes du personnalisme immanentiste dans les cadres d’une doctrine apparemment traditionnelle, en maintenant les garde-fous empruntés à une certaine part d’objectivité. Cette ambition apparaît clairement dans le domaine de la morale, avec tout l’enseignement de Jean-Paul II relatif à la famille et à la transmission de la vie, dont Familiaris consortio est l’expression achevée. Les principales conclusions de la morale traditionnelle (en particulier la morale du mariage) y sont maintenues, mais découlent de principes qui sont non plus traditionnels mais personnalistes. On le remarque aussi avec la liberté religieuse, où le droit envisagé est un droit négatif, le droit de ne pas être empêché, dans les limites du bon ordre public de la société temporelle. On l’observe enfin avec l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, où, quelle que soit la part de valeur salutaire reconnue aux autres religions, chrétiennes ou non, l’Église catholique reste la seule où se trouve la plénitude de tous les moyens du salut. L’enseignement de François conduit jusqu’à leurs dernières conséquences la logique de ces principes personnalistes, jusqu’à faire éclater les cadres de l’apparence traditionnelle tant de la nouvelle morale conciliaire, avec Amoris laetitia, que de l’œcuménisme et de la liberté religieuse avec la Déclaration d’Abou Dhabi.
15. Mais ce sont les dernières perspectives synodales qui nous fournissent les indices les plus inquiétants de cette évolution inédite, dans le domaine de l’ecclésiologie
Un modernisme parvenu à maturité
16. Après les différents discours sur l’Église de l’écoute [18], dans le cadre desquels le Pape François a poussé hors de ses limites la nouvelle ecclésiologie de Lumen gentium, nous voici encore dans la perspective d’une Église « Peuple de Dieu ». Le « Document de travail pour l’étape continentale » publié au mois d’octobre dernier par la Secrétairerie générale du Synode, au Vatican est intitulé « Élargis l’espace de ta tente » en référence au verset d’Isaïe, LIV, 2. L’idée de l’élargissement, sur laquelle nous nous sommes déjà arrêtés pour y voir la mise en œuvre d’un discours imagé [19], doit prendre ici tout son sens.
17. La démarche même qui est à l’origine de ce document est déjà révélatrice. Elle est clairement indiquée aux huit premiers paragraphes. Ce « Document de travail » est le fruit d’une phase consultative, la première phase à mettre en œuvre dans la préparation du prochain synode. C’est ainsi que des millions de personnes, qui sont présentées comme « les véritables protagonistes du Synode » (n° 1) ont participé à des rencontres au niveau local, afin de « contribuer à trouver la réponse à la question fondamentale qui guide tout le processus : comment se réalise aujourd’hui, à différents niveaux (du niveau local au niveau universel) ce “marcher ensemble ” qui permet à l’Église d’annoncer l’Évangile, conformément à la mission qui lui a été confiée ; et quels pas de plus l’Esprit nous invite-t-il à poser pour grandir comme Église synodale ? ». Les différentes discussions des uns avec les autres ont été l’occasion d’exprimer l’expérience vécue par les différents membres du Peuple de Dieu. Cette expérience « a été traduite en mots, dans les contributions que les différentes communautés et groupes ont envoyées aux diocèses, qui les ont résumées et transmises aux Conférences épiscopales » (n° 4). Le Secrétariat du Synode a réuni les synthèses de 112 conférences épiscopales sur 114, la totalité des synthèses des 15 églises catholiques orientales (n° 5). Le Document de travail en est lui-même une synthèse, la synthèse des synthèses.
18. De toute évidence, nous avons là la mise en application du programme défini par le Pape François dans les discours tenus à l’occasion du précédent Synode de 2015. Le prochain Synode sera ainsi la réalisation même, dans les faits de l’Église de l’écoute. En effet, le Document de travail, dont il ne faut pas exagérer la portée, représente tout de même une référence indispensable, dans le processus de préparation du Synode, car il est « chargé du précieux trésor théologique contenu dans le récit de l’expérience d’écoute de la voix de l’Esprit par le Peuple de Dieu, permettant l’émergence de son sensus fidei » (n° 8). C’est pourquoi, il représente un document théologique, « dans le sens où il est orienté au service de la mission de l’Église : annoncer le Christ mort et ressuscité pour le salut du monde ».
19. Et cette « Église de l’écoute », où l’Esprit est à la source de l’inspiration du Peuple, à travers l’expérience vécue par celui-ci, n’est-elle pas l’aboutissement ou la maturation du principe immanentiste et personnaliste introduit par Vatican II ? La Révélation divine s’y confond avec la conscience, et l’Église, chargée de recevoir et de transmettre la Parole que Dieu nous révèle, s’identifie à la conscience commune du Peuple de Dieu. Le Magistère y a pour ministère de « traduire en mots » cette expérience du sensus fidei. Et le meilleur langage, car le plus approprié pour rendre compte de ce vécu collectif, n’est-il pas alors celui des expressions imagées, dont use si volontiers le Pape François ? Car de telles expressions sont celles qui s’avèrent adéquates pour signifier un donné expérimental, ainsi qu’a pu l’observer l’un des représentants attitrés de la nouvelle théologie conciliaire, à propos du langage même de la constitution Lumen gentium. « On s’aperçoit que la parole a commencé au Concile à se dire autrement que dans le passé récent ou plus lointain de l’Église occidentale. Le changement de style constaté implique également un déplacement dans la manière de concevoir la réception du message et la réponse qu’on lui donne. […] Tout ce que dit le Concile, en effet, fût-ce sur le plan juridique et théologique, s’inscrit dans une répétition originale, opérée sur des modes narratif et poétique qui lui sont propres, du témoignage confié à l’Église depuis les origines. L’adhésion proprement intellectuelle ou l’obéissance juridico-éthique s’inscrivent dans une reconnaissance plus large, qui est aussi engagement et implique la totalité de la personne en elle-même et dans la communauté qui communique le témoignage » [20]. Le style imagé ou poétique est celui qui convient pour traduire les intuitions du sensus fidei et François ne s’y trompe pas.
20. Il se pourrait alors que ce style soit en correspondance parfaite avec l’étape nouvelle que nous sommes en train de vivre avec le Pape François : étape d’un personnalisme immanentiste parvenu à son aboutissement, et, de ce fait, en train de réagir sur les éléments déjà désarticulés de la Tradition de l’Église, pour leur donner la configuration nouvelle que réclame un néo modernisme mûri. François Pape du « coagula », après Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, Papes du « solvere » ? L’explication est déjà récurrente [21] et nous n’avons pas ici la prétention d’en faire la pierre philosophale de la crise de l’Église. Mais il est clair que dix ans après l’élection du cardinal Bergoglio au Souverain Pontificat, les présupposés de Vatican II font sentir leurs retombées d’une manière singulièrement frappante. Cela appelle un discernement de la part des catholiques de plus en plus perplexes.
Source : Courrier de Rome n° 660
- Cf. Augustin Cochin, La Révolution et la libre pensée, p. 95.[↩]
- Mgr Henri Delassus (1836–1921), La Conjuration antichrétienne : le temple maçonnique voulant s’élever sur les ruines de l’Église catholique, 3 tomes, 1910. Ordonné prêtre à Cambrai en 1862, Henri Delassus est nommé chapelain de la basilique Notre-Dame-de-la-Treille en 1874. En 1904, il est nommé prélat de la maison du Pape puis protonotaire apostolique en 1911. En 1914, il devient le premier doyen du chapitre de la cathédrale du nouveau diocèse de Lille. Dès 1872, il collabore au journal La Semaine religieuse de Cambrai, dont il devint propriétaire et directeur en 1875. Il n’a eu de cesse de dénoncer les prémices du mondialisme et l’ébauche d’un gouvernement mondial. Son œuvre peut être considérée, au début du vingtième siècle, comme la synthèse de toute la réflexion contre-révolutionnaire du siècle précédent.[↩]
- Comme en témoignent les livres de Jean Lombard, La Face cachée de l’histoire moderne, Omnia veritas Ltd, 2016 ; Jean-Claude Lozac’hmeur, Fils de la Veuve. Essai sur le symbolisme maçonnique, Éditions Sainte Jeanne d’Arc, 1990 ; Epiphanius, Maçonnerie et sociétés secrètes. Le côté caché de l’histoire, Publications du Courrier de Rome, 2005.[↩]
- Comme en témoignent les travaux de Pierre Hillard {La Marche irrésistible du nouvel ordre mondial : destination Babel, François-Xavier de Guibert, 2007) ou ceux de Ghuilhem Golfin (Babylone et l’effacement de César, Editions de l’Homme Nouveau, 2019).[↩]
- Cet adjectif signifie que le postulat de cette dignité implique la confusion de la nature et de la grâce.[↩]
- Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et spes, n° 12,3 et n° 17 ; Jean-Paul II, Encyclique Redemptor hominis du 4 mars 1979, n° 13 et Encyclique Evangelium vitae du 25 mars 1993, n° 7 et n° 84.[↩]
- Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et spes, n° 2.[↩]
- Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitae du 25 mars 1993, n° 84. Dans ce dernier passage, Jean-Paul II écrit : « En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt, nous reconnaissons l’image de la gloire de Dieu : nous célébrons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ ».[↩]
- Ce point s’explique du fait qu’il s’agit ici d’un personnalisme immanentiste, où la nature est sinon confondue du moins censée inséparable de la grâce fondamentale du « germe divin ». Si l’homme est divin, 1° on ne peut pas empêcher l’expression publique de sa conscience (liberté religieuse) ; 2° le Saint Esprit est plus ou moins à l’œuvre dans l’exercice de toute religion (œcuménisme) ; 3° Dieu se révèle d’abord dans la conscience et donc dans le Peuple avant de parler par la hiérarchie (démo-
cratisation de l’Église).[↩] - On pourrait penser que c’est là la manière de voir adoptée par Augustin Cochin déjà cité, lorsque celui-ci résume la présentation qu’il donne de la Constituante en disant que celle-ci s’était donné pour tâche de « déblayer avant de bâtir ». Mais ce raccourci s’avèrerait trompeur, faute de prendre en compte l’analyse approfondie que Cochin commence par fournir à son lecteur. « Le grand œuvre de cette doctrine », dit-il, « l’acte préparatoire de tout le système, avait été l’immense destruction politique de la Constituante ». Mais il précise : « Elle consiste à tuer tous les corps politiques ou sociaux qui ont une âme, une vie, un esprit à eux, pour les remplacer par des mécanismes inertes ». Et c’est seulement ensuite que vient le raccourci cité plus haut. L’expression importante, sous la plume de Cochin – importante car elle traduit exactement l’idée du solvere – est celle où il écrit que l’œuvre de la Constituante consiste à « remplacer par des mécanismes inertes » et non à « faire table rase »,[↩]
- Jean-Paul II, Encyclique Redemptor hominis, n° 13.[↩]
- Joseph Ratzinger, Les Principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, Téqui, 1982, p. 426–427.[↩]
- Voir l’article « François et le dogme (II) » dans le numéro de février 2019 du Courrier de Rome.[↩]
- Voir le numéro de septembre 2011 du Courrier de Rome[↩]
- Voir l’article « Le sens de la foi, principe et fondement d’une église synodale ? » dans le numéro d’octobre 2015 du Courrier de Rome.[↩]
- DS 3406[↩]
- Voir « Deux conceptions du Magistère », article 3, n° 10 et 11 dans Vatican II, cinquante ans après. Quel bilan pour l’Église ? Actes du XIe Congrès Théologique du Courrier de Rome, 4–5‑6 janvier 2013, Courrier de Rome, p. 257–25, DS 3406[↩]
- Voir le numéro d’octobre 2015 du Courrier de Rome.[↩]
- Voir l’article « Les soixante ans du Concile » dans le présent numéro du Courrier de Rome.[↩]
- Dom Ghislain Lafont, Imaginer l’Église catholique, Cerf, 2000, p 87–89 et 95–96[↩]
- On a déjà voulu faire de Jean-Paul II le Pape du « coagula » après Paul VI, le Pape du « solvere ». Cf. le livre Mystère d’iniquité, préfacé par l’évêque sédévacantiste Mgr Dolan, p. 98 . « La liberté religieuse correspond au solve (= dissoudre, détruire l’ancien) des francs-maçons. La construction d’une fédération universelle de toutes les religions correspond au coagula (= coaguler, construire sur de nouvelles bases) maçonnique. Montini a fait la première phase ; Wojtyla inaugure la deuxième : solve et coagula ![↩]