Pour refuser de célébrer la même messe que le Souverain Pontife, il faut se prévaloir de raisons suffisamment graves, autres que la pirouette métaphorique assimilant la messe de saint Pie V à un ADN tout individuel.
La nouvelle messe de Paul VI au pèlerinage de Chartres ?
1. « Rumeurs et tensions autour des messes en latin ». La réflexion que développe Jean-Marie Guénois, dans les colonnes du journal Le Figaro du 12 décembre dernier, heureusement diffusée par Le Salon Beige[1] se recommande une fois de plus par la sobriété de bon aloi à laquelle nous avons été jusqu’ici habitués. Le titre de l’article entend remettre les choses à leur place, pour les envisager sous leur vrai jour. Il s’agit en tout et pour tout d’une « rumeur insistante, rapportée par le quotidien La Croix selon laquelle « la messe selon l’ancien rite, dite de saint Pie V, pourrait être « interdite » par Rome lors du prochain pèlerinage de Chrétienté à Chartres, programmé du 7 au 9 juin 2025 ». Il est difficile de savoir si le journal La Croix prendrait en l’occurrence ses désirs pour des réalités, mais toujours est-il que le journaliste du Figaro constate pour sa part que « ni le Vatican ni le Dicastère du Culte Divin et de la discipline des sacrements n’ont adressé de lettre à ce sujet à la Conférence des évêques de France, à l’évêché de Chartres ou aux organisateurs du pèlerinage de Chrétienté ».
2. Ce pèlerinage comptait 18 000 inscrits en 2024. La mouvance dite traditionaliste – plus exactement : Ecclesia Dei – ne cesse de croître, en dépit des mesures de rigueur édictées par le Motu proprio Traditionis custodes du 16 juillet 2021, pour limiter drastiquement l’usage de la messe de saint Pie V, à tel point que « beaucoup d’évêques et de cardinaux, en France et à Rome, considèrent qu’une telle interdiction pour le pèlerinage de Chartres serait une erreur pastorale de long terme ». L’unité de l’Église est en jeu, remarque encore Jean-Marie Guénois et cela pourrait inciter le Pape François à la prudence. Mais le point crucial de l’histoire reste bien celui que soulève le journaliste à la fin de son article : « Il se trouve que l’Église demande aux organisateurs du pèlerinage d’accepter que des messes dites de Paul VI selon la réforme liturgique du concile Vatican II soient proposées pour les pèlerins qui ne sont pas tous familiers de l’ancien rite. Ce que refusent les organisateurs. Pour eux, l’ancienne messe est l’ADN du pèlerinage ».
3. « L’ADN du pèlerinage » : l’expression a fait fortune chez les Ecclesia Dei, au point de leur servir désormais d’argument de référence [2]. Son inconvénient est de dissimuler assez mal la nature tautologique du propos. Et d’escamoter ce que devraient être les vraies raisons du refus de la messe de Paul VI. Car il s’agit bien d’un refus, et les évêques de France ne s’y trompent pas. Ils attendent au moins, remarque Jean-Marie Guénois, une réciprocité. « Ils n’ont pas la tolérance pour le nouveau rite qu’ils exigent de nous pour l’ancien rite », commente l’un deux, en parlant des organisateurs du pèlerinage et, à travers eux, de l’ensemble des catholiques de la mouvance Ecclesia Dei. Paradoxalement, ces derniers s’en trouvent acculés à une position qui, aux yeux des évêques de France du moins, devrait se signaler comme beaucoup plus qu’une simple intolérance et présenter toutes les apparences d’une attitude schismatique. Alors que, de l’aveu même de ceux qui ont décidé de se désolidariser de la Fraternité Saint Pie X à l’occasion des sacres du 30 juin 1988, ce fut précisément pour éviter le schisme que s’est constituée comme telle, à la suite du Motu proprio Ecclesia Dei afflicta, cette mouvance auquel le texte fondateur de Jean-Paul II a donné son nom. Un fait est digne de remarque : le schisme était conçu dans la toute première antiquité chrétienne – et c’est saint Cyprien qui l’atteste – comme la rupture d’avec l’évêque légitime dont la forme la plus visible était l’érection d’un autre autel contre l’autel catholique[3]. « Dresser autel contre autel » : telle est l’attitude la plus manifestement schismatique, aux yeux du commun des mortels. Et, il faut bien le reconnaître, telle ne peut manquer d’apparaître aussi, aux yeux des autorités ecclésiales, l’attitude des organisateurs du pèlerinage de Chrétienté – quoi qu’ils en aient.
Les vraies raisons du refus
4. Ayant nous-mêmes l’intime conviction de ne pas mériter cette accusation de schisme, d’autant moins justifiée qu’elle se trouve davantage réitérée [4], nous ne saurions reprocher aux catholiques de la mouvance Ecclesia Dei leur refus de la messe de Paul VI – quand ils la refusent. Ce qui est problématique n’est pas le refus, mais la raison invoquée pour le justifier. Raison tout aussi inopérante que celle invoquée par les mêmes Ecclesia Dei, pour condamner le même refus de la messe de Paul VI, tel qu’il est cette fois justifié par la Fraternité Saint Pie X. L’exclusivisme de la messe de saint Pie V s’explique en effet chez ceux-là et chez celle-ci pour des raisons foncièrement différentes. Les Ecclesia Dei revendiquent un refus factuel tandis que la Fraternité Saint Pie X revendique un refus de principe. Et la critique exercée par les penseurs de la mouvance Ecclesia Dei pour dénier à la Fraternité Saint Pie X le bon droit de refuser dans son principe même la nouvelle liturgie de Paul VI est révélatrice : elle met en évidence l’incohérence foncière de ceux qui, pour éviter un supposé schisme, finissent par se voir reprocher l’attitude même qu’ils ont voulu dénoncer comme contraire à l’unité de l’Église. Car enfin, pour refuser à bon escient de célébrer la même messe que le Souverain Pontife, il serait plus qu’utile de se prévaloir de raisons suffisamment graves, des raisons autres, en tout état de cause, que la simple pirouette métaphorique assimilant la messe de saint Pie V à un ADN tout individuel.
5. Refuser la célébration du Novus Ordo Missae de Paul VI, pourtant imposée de fait à toute l’Église par l’autorité suprême du Vicaire du Christ comme la forme ordinaire de la célébration de la messe, ne saurait se justifier que si cette imposition représente un abus de pouvoir, et un abus non pas quelconque mais mettant gravement en péril le bien commun de toute la société catholique. Or, telle est précisément la raison invoquée à l’appui de son refus par la Fraternité Saint Pie X. Et cette raison tire à la fois son origine et sa légitimation dans le Bref examen critique présenté au Pape Paul VI par les deux cardinaux Ottaviani et Bacci. Nous constatons que le nouveau rite « s’éloigne de manière impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXe session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les canons du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l’intégrité du Mystère » [5]. Cet « éloignement » est grave car il aboutit à vider subrepticement de son contenu la définition catholique de la messe, considérée dans ses quatre causes : matérielle (la Présence réelle), formelle (la nature sacrificielle), finale (le but propitiatoire) et efficiente (le sacerdoce du prêtre). Cette défaillance grave interdit de regarder ce nouveau rite comme légitime et autorise même à douter de la validité des célébrations dans plus d’un cas. Les messes célébrées en conformité avec le Novus ordo ne sont pas seulement moins bonnes que celles célébrées selon l’Ordo traditionnel de saint Pie V ; elles sont mauvaises, car dangereuses pour la foi, du fait de l’éloignement signalé. Dans l’interrogatoire des 11–12 janvier 1979, à la question posée par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi : « Soutenez-vous qu’un fidèle catholique peut penser et affirmer qu’un rite sacramentel en particulier celui de la messe approuvé et promulgué par le Souverain Pontife puisse être non conforme à la foi catholique ou favens haeresim ? », Mgr Lefebvre a répondu : « Ce rite en lui-même ne professe pas la foi catholique d’une manière aussi claire que l’ancien Ordo missae et par suite il peut favoriser l’hérésie. Mais je ne sais pas à qui l’attribuer ni si le Pape en est responsable. Ce qui est stupéfiant c’est qu’un Ordo missae de saveur protestante et donc favens haeresim ait pu être diffusé par la curie romaine »[6].
6. Telle est la raison fondamentale qui justifie le refus de Mgr Lefebvre et de la Fraternité Saint Pie X, et l’on remarquera qu’il s’agit d’une raison de critique interne. Si le Bref examen critique montre en effet que le Novus ordo « s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail » de la définition catholique de la messe, il le fait par des arguments intrinsèques à partir des quatre causes de la Messe, prise comme rite. On peut ajouter, à cette raison fondamentale et déjà suffisante, rehaussée de l’autorité morale de deux cardinaux de la sainte Église romaine, dont l’un fut Préfet du Saint-Office, une autre raison, de critique externe. Ce nouveau rite de la messe fait en effet partie d’un ensemble. Ont été également réformés les autres sacrements. Or, d’une part, ce sont les mêmes personnages, qui ont élaboré, avec la même intention œcuménique, et d’autre part celle-ci a été mise en œuvre par ceux qui ont fait et mis en pratique le concile Vatican II, dont les fruits néfastes sont notoires, dont les enseignements ont accompli « la conversion de l’Église au monde »[7] et consacré « le triomphe de idées libérales »[8]. L’acte de promulgation du Novus Ordo Missae du Pape Paul VI intervient donc dans un contexte très particulier, en raison duquel le fidèle catholique n’a plus la certitude morale du bien-fondé de la réforme. Même si ce constat fait encore grincer les dents de beaucoup parmi ceux qui n’ont pas voulu reconnaître la légitimité des consécrations épiscopales du 30 juin 1988, la Fraternité Saint Pie X n’est plus la seule à le formuler. Tout récemment, Mgr Joseph Strickland, évêque émérite de Tyler au Texas, a déclaré la même chose : « La nouvelle messe a représenté une rupture dans des siècles de continuité liturgique. Cette rupture a entraîné un déclin massif de la fréquentation de la messe, des vocations et de la croyance dans les enseignements catholiques fondamentaux » [9]. C’est en substance ce que disait Mgr Lefebvre dans sa déclaration du 21 novembre 1974, d’ailleurs reprise à son compte par le prélat des États-Unis d’Amérique.
Le déni des Ecclesia Dei
7. A ces raisons sérieuses, quelle réponse nous opposent ceux qui, au sein de la mouvance Ecclesia Dei, voudraient refuser eux aussi la célébration de la messe de Paul VI mais sans pour autant faire cause commune avec la Fraternité Saint Pie X, réputée schismatique ? La liturgie traditionnelle du Missel de 1962 est « leur ADN », autant dire leur liturgie particulière. L’accent est mis sur la valeur préférentielle de l’Ordo Missae de saint Pie V, sans que soit envisagée une critique du Novus Ordo aboutissant à son refus de principe. Le refus, s’il en est un, reste tout factuel et relatif, pour des raisons de sensibilité personnelle (ou « d’ADN ») qui ne convaincront plus personne dès lors qu’il s’agira d’évaluer les choses en se plaçant au point de vue du bien commun de toute l’Église, prise comme telle.
8. De ce point de vue, principal et absolu, les autorités conciliaires ne peuvent pas admettre de la part d’une partie de l’Église, le refus de la messe de Paul VI, celle qui est célébrée officiellement par le Souverain Pontife et qui représente à ses yeux l’expression majeure du bien commun de toute la société. Ou plus précisément, ainsi qu’a voulu le rappeler Benoît XVI, la forme ordinaire du rite catholique. Et de ce même point de vue, la Fraternité Saint Pie X, ainsi que tous les catholiques qui s’efforcent de préserver la Tradition dogmatique et disciplinaire de l’Église, ne peuvent admettre, eux non plus, un refus de la messe de Paul VI qui se revendiquerait seulement comme l’expression d’une préférence particulière, et qui ne voudrait pas voir dans le Novus Ordo Missae une porte ouverte à l’hérésie et un grave danger pour le bien commun de l’unité de foi et de culte, reléguant la vraie messe catholique de toujours au statut précaire d’une misérable forme extraordinaire.
Schisme réel et schisme imputé
9. Pour avoir voulu, le 2 juillet 1988, échapper à l’accusation de schisme, la mouvance Ecclesia Dei est aujourd’hui exposée à en subir les assauts redoublés : de la part des membres de l’institution ecclésiale, qui vont finir par lui adresser le même reproche jadis lancé à l’encontre de Mgr Lefebvre, dès les ordinations de 1976 ; de la part aussi de la Fraternité Saint Pie X, aux yeux de laquelle la revendication, même exclusive, de la liturgie traditionnelle comme d’une liturgie simplement optionnelle, et dans le meilleur des cas préférentielle, aux côtés de la nouvelle liturgie de Paul VI, revient à cautionner la tendance schismatique qui définit comme telle l’Église conciliaire.
10. Comment en effet revendiquer une tolérance intolérante, une tolérance à sens unique, de la part d’autorités qui apparaissent d’autant plus schismatiques qu’elles s’éloignent davantage, en raison des principes faux entérinés avec Vatican II et la réforme liturgique de Paul VI, des principes de la véritable unité de foi et de culte du catholicisme ? Tel est l’éternelle illusion du catholique libéral. Tel est aujourd’hui le leurre de cette auto-justification de l’ADN, qui fait le lit de l’Église conciliaire, en attendant de se voir traitée de schismatique, de tous les côtés.
11. Le choix n’est donc plus, à l’heure qu’il est, qu’entre deux schismes : le réel ou l’apparent. Et le schisme apparent, odieusement imputé à la Fraternité Saint Pie X, n’est ici que la rançon du maintien de l’indéfectibilité de l’Église, sournoisement calomniée par le néo modernisme“, mais qui persévère à travers l’opération survie de la Tradition.
Source : Courrier de Rome n° 681 – décembre 2024
- https://lesalonbeige.fr/le-figaro-sinteresse-aux-rumeurs-concernant-la-messe-du-pelerinage-de-chartres/[↩]
- On en trouve un écho sur les lèvres de l’abbé Marc Guelfucci et d’Anne Le Pape dans l’émission vidéo-diffusée du Club des hommes en noir, heureusement animée
par Philippe Maxence. https://hommenouveau.fr/video/interdiction-du-pelerinage-de-chartres-7x11/[↩] - Yves Congar, « Schisme » dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. XIV, première partie, Letouzey et Ané, 1939, col. 1289.[↩]
- Cette conviction peut désormais s’appuyer sur les déclarations de Mgr Joseph Strickland, évêque émérite de Tyler au Texas. Cf. https://fsspx.news/fr/news/mgr-strickland-loue-hautement-mgr-lefebvre-49411[↩]
- Cardinaux Ottaviani et Bacci, « Préface au pape Paul VI » dans Bref examen critique du Novus ordo missae, Ecône, p. 6. Sur ce point, voir aussi les articles parus dans le numéro de septembre 2021 du Courrier de Rome.[↩]
- « Mgr Lefebvre et le Saint-Office », Itinéraires n° 233 de mai 1979, p. 146–147[↩]
- Mgr Lefebvre, Ils L’ont découronné, Fideliter, 1987, p. 217.[↩]
- Mgr Lefebvre, ibidem, p. 219[↩]
- https://fsspx.news/fr/news/mgr-strickland-loue-hautement-mgr-lefebvre-49411[↩]