Que dire d’autre à tous ceux qui veulent rester fermement attachés au Motu proprio fondateur de la mouvance Ecclesia Dei, et qui considèrent pour autant les fidèles de la Fraternité Saint Pie X comme des schismatiques ?
La célébration de la messe dans le cadre du pèlerinage de Chartres pourrait devenir problématique, écrivions-nous[1]. En effet, même dans le meilleur des cas, où les autorités ecclésiastiques ne refuseraient pas aux prêtres prenant part à ce pèlerinage de célébrer selon le Missel de saint Pie V, il reste tout de même que les organisateurs de ce même pèlerinage n’entendent pas qu’y soit célébrée la messe selon le Missel de Paul VI. Ce refus enferme les catholiques de la mouvance Ecclesia Dei dans un dilemme. Car de deux choses l’une : soit les raisons de ce refus rejoignent celles pour lesquelles la Fraternité Saint Pie X n’accepte pas non plus la célébration du Novus Ordo, raisons qui font de ce refus une attitude de principe, et alors la mouvance Ecclesia Dei verse dans le supposé schisme qu’elle a voulu initialement éviter en refusant de suivre Mgr Lefebvre ; soit la dite mouvance entend rester fidèle à ses origines, en se démarquant par principe de l’attitude adoptée par la Fraternité Saint Pie X et alors elle ne peut faire siennes les raisons pour lesquelles la dite Fraternité refuse par principe le nouveau Missel de Paul VI, ce qui la conduit, pour refuser ce nouveau Missel, à découvrir d’autres raisons introuvables, qui se donnent pour l’heure l’alibi d’un improbable « ADN »…
2. La même logique d’évitement du supposé schisme devrait conduire à déconsidérer le refus de la même messe de Paul VI, mais tel qu’il est justifié par la Fraternité Saint Pie X. Le moyen utilisé est identique chez tous les détracteurs du combat mené par Mgr Lefebvre : c’est le recours au seul argument extrinsèque d’autorité, tant il est vrai que la critique interne du nouveau rite de la messe, dont le Bref examen critique des cardinaux Ottaviani et Bacci représente la réalisation la plus parfaite, ne laisse que peu d’espoir aux éventuels apologistes du Missel de Paul VI.
3. Cet argument d’autorité invoqué contre la Fraternité Saint-Pie X est en l’espèce celui de l’autorité de la loi de l’Eglise, qui, dirigée qu’elle est par l’Esprit de Dieu, ne saurait jamais, par principe, établir une discipline dangereuse ou nuisible pour la foi ou pour les mœurs des fidèles. La référence de prédilection est la proposition condamnée n° 78 dans la Constitution apostolique Auctorem fidei du Pape Pie VI. Celui-ci entend condamner ici ceux qui voudraient se donner la liberté de faire le tri, parmi les lois de l’Eglise, entre « ce qui est nécessaire ou utile pour maintenir les fidèles dans l’esprit, et ce qui est inutile ou plus pesant que ce que supporte la liberté des enfants de la nouvelle alliance, plus encore ce qui est dangereux ou nocif parce que conduisant à la superstition ou au matérialisme ». L’idée précisément condamnée est celle d’après laquelle il serait loisible de soumettre à l’examen « la discipline établie ou approuvée par l’Eglise – comme si l’Eglise, qui est régie par l’Esprit de Dieu, pouvait établir une discipline non seulement inutile et plus pesante que ne le supporte la liberté chrétienne, mais même dangereuse, nocive, conduisant à la superstition et au matérialisme ». Pareillement, dans l’Encyclique Mirari vos, le Pape Grégoire XVI déclare que « ce serait donc un attentat, une dérogation formelle au respect que méritent les lois ecclésiastiques, de blâmer […] la discipline que l’Eglise a consacrée, qui règle l’administration des choses saintes ». Et enfin, dans l’Encyclique Mediator Dei, le Pape Pie XII rappelle contre ceux qui voudraient s’en tenir intempestivement aux usages liturgiques anciens, que « les rites liturgiques plus récents eux aussi, sont dignes d’être honorés et observés, puisqu’ils sont nés sous l’inspiration de l’Esprit Saint, qui assiste l’Eglise à toutes les époques jusqu’à la consommation des siècles ».
4. L’inadéquation de ce type d’argument a été signalée dès le début par Mgr Lefebvre, dans toutes les réponses qu’il opposa au Pape Paul VI[2]. L’erreur condamnée par Pie VI, Grégoire XVI et Pie XII est celle où la conscience individuelle du fidèle entend juger par elle-même les décisions de l’autorité, en imputant à celle-ci une carence que rien ne saurait présumer. Réaction d’une Eglise enseignée qui se prend pour une Eglise enseignante. La réaction de la Fraternité Saint Pie X s’explique et se justifie pour une tout autre raison[3]. Il peut arriver, dit saint Hilaire, que « les oreilles du peuple soient plus saintes que les cœurs des prêtres »[4]. Précisément, ce sont les « oreilles » qui sont plus saintes, et elles le sont parce qu’elles ont déjà entendu la parole de la vérité qui sanctifie, même si pour l’heure le cœur et la bouche des prêtres ne la fait plus entendre comme jusqu’ici. Redisons ces évidences[5]. L’Eglise reste toujours ce qu’elle est, même en temps de crise, même dans la période de l’après Vatican II : une société par essence inégale, où l’Eglise enseignée réagit toujours dans la dépendance de la prédication de l’Eglise enseignante. La résistance de Mgr Lefebvre et de la Fraternité Saint Pie X à l’égard du Novus Ordo Missae de Paul VI se justifie en raison du critère énoncé par saint Paul, dans l’Epître aux Galates, chapitre I, verset 8 : « praeterquam quod evangelizavimus vobis ». L’Eglise enseignée doit considérer comme anathème une doctrine opposée à celle qui lui a déjà été enseignée. Le refus du Novus Ordo est précisément le refus d’une Eglise enseignée, refus d’une Eglise déjà enseignée pour avoir reçu de ses pasteurs l’inaltérable expression du culte divin et de la foi catholique divinement révélée, à travers la liturgie du Missel de saint Pie V. Le refus du nouvel missel de Paul VI est le refus de ce qui « s’éloigne » de cette liturgie du Missel de saint Pie V, le refus de ce qui « s’éloigne » de « la discipline que l’Eglise a consacrée et qui règle l’administration des choses saintes », pour reprendre les propres termes du Pape Grégoire XVI.
5. Telle est la véritable – et la seule – raison susceptible de rendre légitime le refus de la nouvelle liturgie de Paul VI. Raison qui découle elle-même de la nature essentielle de l’Eglise catholique, société inégale par essence, où la profession de foi de l’Eglise enseignée se fait continuellement l’écho inaltéré des directives de l’Eglise enseignante. Continuellement, c’est-à-dire tout au long des siècles, depuis saint Pierre jusqu’au dernier des Papes de l’histoire, et sans contradiction possible. Or, prise dans son essence, la nouvelle liturgie de Paul VI est en contradiction manifeste avec la liturgie séculaire de l’Eglise : dans son essence, c’est-à-dire en tant que signe et donc dans ce qu’elle est censée signifier. La signification de la messe de Paul VI s’éloigne d’une manière trop considérable de ce que l’Eglise enseignante a toujours entendu signifier dans sa liturgie pour que l’on puisse considérer la réforme du Novus Ordo Missae comme l’expression légitime de la foi et de la discipline à laquelle l’Eglise enseignée devrait se conformer. L’éloignement signalé ne rend pas seulement la nouvelle messe moins bonne ou imparfaite ou susceptible d’amélioration ; il la rend mauvaise, car dangereuse et néfaste pour la foi des fidèles et déplaisante aux yeux du Tout-Puissant. Elle représente pour autant un scandale, c’est-à-dire une occasion de ruine spirituelle. La refuser est donc non seulement légitime mais nécessaire : c’est un devoir qui s’impose à la conscience de tout catholique décidé à demeurer fidèle aux promesses de son baptême.
6. Ce vrai motif du refus n’est que trop souvent passé sous silence par les fidèles de la mouvance Ecclesia Dei et ce n’est pas celui qui est avancé par les organisateurs du pèlerinage de Chrétienté. Faute d’y recourir, il devient de plus en plus difficile, voire impossible, à ces derniers de garder leur crédibilité face aux exigences des autorités ecclésiastiques.
7. Le principe premier de l’existence même de la mouvance Ecclesia Dei, sa raison d’être radicale, est d’éviter le supposé schisme de Mgr Lefebvre. Ce principe est clairement énoncé dans le point c) du paragraphe 5 du Motu proprio Ecclesia Dei afflicta :
« Je désire avant tout », dit Jean-Paul II, « lancer un appel à la fois solennel et ému, paternel et fraternel, à tous ceux qui, jusqu’à présent, ont été, de diverses manières, liés au mouvement issu de Mgr Lefebvre, pour qu’ils réalisent le grave devoir qui est le leur de rester unis au Vicaire du Christ dans l’unité de l’Eglise catholique et de ne pas continuer à soutenir de quelque façon que ce soit ce mouvement. […] A tous ces fidèles catholiques qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine, je désire aussi manifester ma volonté – à laquelle je demande que s’associent les évêques et tous ceux qui ont un ministère pastoral dans l’Eglise – de leur faciliter la communion ecclésiale grâce à des mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs aspirations. » Autrement dit, la possibilité laissée aux fidèles qui le souhaitent d’assister à la célébration de la messe selon le Missel de saint Pie V n’est, dans l’intention du Pape, que le moyen de faciliter à ces fidèles la communion ecclésiale désormais fondée sur l’adhésion aux réformes conséquentes au concile Vatican II et de les détourner des orientations suivies par la Fraternité Saint Pie X ; le moyen, par conséquent, de les empêcher de refuser la célébration de la messe selon le nouveau Missel de Paul VI, lequel fait pénétrer, lentement mais sûrement, le modernisme dans les esprits, accomplissant peu à peu la protestantisation généralisée de l’Eglise.
8. Que dire, dès lors, à tous ceux qui veulent rester fermement attachés au Motu proprio fondateur de la mouvance Ecclesia Dei, et qui considèrent pour autant les fidèles de la Fraternité Saint Pie X comme des schismatiques ? Que leur dire, sinon : « Soyez rationnels : devenez modernistes ou même, mieux encore : protestants ».
Source : Courrier de Rome n° 681 – décembre 2024
- Voir l’article « Un pèlerinage schismatique ? » dans le présent numéro du Courrier de Rome.[↩]
- Voir le numéro de la revue de l’Institut Universitaire Saint Pie X consacré à ce point, sous le titre « Vatican II. L’autorité d’un concile en question », Vu de haut n°13, 2006.[↩]
- Voir en particulier les numéros de juillet-août 2011 (« Magistère et foi ») et de février 2012 (« Magistère et Tradition vivante ») du Courrier de Rome ainsi que l’article intitulé « Une Eglise inspirée » dans le numéro de novembre 2024 du Courrier de Rome.[↩]
- Saint Hilaire, Contre Auxence, n° 6 dans Migne latin, t. X, 613[↩]
- Cf. « Une Eglise inspirée » dans le numéro de novembre 2024 du Courrier de Rome.[↩]