Troisième article de notre série : « Catholicisme et Orthodoxie : ouvrir la question doctrinale ».
Entre catholiques et orthodoxes, une question d’ordre liturgique fut, et reste encore aujourd’hui, objet de controverses : la querelle de l’épiclèse.
Paroles consécratoires ou épiclèse ?
Beaucoup d’Orientaux séparés de l’unité romaine n’admettent pas la doctrine catholique sur la consécration, point culminant de la liturgie eucharistique. C’est que, dans la plupart des liturgies orientales, il se trouve, dans le canon liturgique (l’« anaphore », pour employer le terme usité en Orient) une « épiclèse », autrement dit une « invocation » au Saint-Esprit. Cette épiclèse semble littéralement affirmer que la consécration a lieu, non pas lorsque le prêtre prononce les paroles du Christ à la Cène (comme l’enseigne l’Église catholique), mais seulement un peu plus tard, lorsqu’il invoque l’Esprit-Saint. Par exemple, dans la liturgie byzantine la plus couramment employée, celle dite de saint Jean Chrysostome, juste après les paroles de l’institution de la sainte eucharistie, le prêtre prononce la formule :
« Envoyez votre Esprit Saint sur nous et sur ces dons ici offerts, (…) et faites de ce pain le corps précieux de votre Fils, et de ce qui est dans ce calice le précieux sang de votre Fils, en les changeant par votre Esprit Saint ».
D’où l’enseignement courant de la plupart des communautés orthodoxes, sur ce point en opposition avec Rome (pas avant le XIVe siècle en fait) ; selon elles, c’est alors seulement que Notre-Seigneur se rend présent sur l’autel sous les espèces eucharistiques. Cette thèse reste aujourd’hui la doctrine commune chez eux. On la trouve exposée encore (aux p. 324–326) dans le « catéchisme pour les familles » Dieu est vivant, publié en 1979 pour les orthodoxes de langue française, ouvrage techniquement très bien fait et très pédagogique, qui présente la doctrine gréco-russe dans un esprit très ouvert et même plutôt « œcuméniste », en tout cas nullement polémique…
Pourquoi cet enseignement qui diverge totalement de celui de l’Église catholique ? Car, nos lecteurs le savent bien, la foi catholique, spécialement valorisée dans le rite latin (avec, depuis le milieu du Moyen Âge, le rite de l’élévation), affirme très clairement que c’est lorsque le prêtre reprend les paroles du Seigneur Jésus à la Cène que la présence eucharistique se réalise.
Remarquons d’abord que très longtemps on a considéré le canon de la messe comme un tout, sans se demander à quel moment précis avait lieu la « transsubstantiation ». Avant le XIVe siècle d’ailleurs, les prélats grecs séparés de l’unité romaine, et même les principaux acteurs du schisme (Photius, Michel Cérulaire), n’avaient jamais songé à opposer aux Latins cette question.
Le mystère de la sainte Eucharistie : une œuvre trinitaire
Il nous faut cependant éclairer en quelques mots l’affaire, que les théologiens ont eu soin d’examiner et de préciser par la suite. Ce qu’il faut savoir au préalable, c’est que le canon de la messe est essentiellement trinitaire : comme dans toute œuvre extérieure à elle-même, les trois personnes divines agissent conjointement – elles coopèrent – lors du Saint Sacrifice, mais nos prières ne peuvent tout dire en même temps et doivent donc se succéder au cours de la liturgie. Les « paroles de l’institution » de l’eucharistie sont à leur juste place, au centre de l’anaphore byzantine, précédées par la prière au Père, et suivies par l’invocation du Saint-Esprit – et cette invocation n’est pas là pour amoindrir l’efficacité des paroles de l’institution. Il est vrai que dans la liturgie romaine, la difficulté n’existe pas puisqu’elle ne comporte pas ou ne comporte plus de formule d’épiclèse au sens strict du terme (peut-être la formule « Supplices te rogamus » en est-elle un reste ; nous laisserons cette question ardue aux spécialistes).
Durant les premiers siècles de l’histoire de l’Église, l’ensemble des écrivains ecclésiastiques reconnaissaient pourtant que ce sont bien les paroles du Christ (« Ceci est mon corps, ceci est le calice de mon sang ») qui constituent la partie essentielle de l’action eucharistique ; ce sont elles qui opèrent ce que les théologiens latins appelleront plus tard du terme technique de « transsubstantiation » ; c’est d’elles que le divin Maître a dit : « Faites cela en mémoire de moi. » Un auteur aussi incontesté par les Orientaux que saint Jean Chrysostome (IVe siècle) l’écrit très nettement (Homélie sur la trahison de Judas, 6) :
« Le prêtre est là, qui représente le Christ et prononce ces paroles, mais c’est la puissance et la grâce de Dieu qui opèrent. « « Ceci est mon corps », dit-il. Cette parole transforme les oblats. Et comme la parole « Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre » n’a été dite qu’une fois, et cependant à perpétuité donne à notre nature la faculté d’engendrer, ainsi cette parole n’a été dite qu’une fois, et sur chaque autel dans les églises depuis ce jour jusqu’aujourd’hui et jusqu’au retour du Sauveur, elle opère le sacrifice parfait. »
Et c’est d’ailleurs en s’appuyant explicitement sur saint Jean Chrysostome que les Grecs présents au concile d’union de Florence (1439) acceptèrent et proclamèrent la doctrine catholique au sujet de la consécration. Le métropolite de Nicée Bessarion, futur cardinal, fit cette déclaration, au nom de tous les Pères grecs présents, lors de la séance du 5 juillet 1439, à la veille de la proclamation de l’union :
« Et puisque tous les saints docteurs de l’Église, et surtout le très bienheureux Jean Chrysostome, très illustre à nos yeux, nous ont rapporté que ce sont les paroles du Seigneur qui changent et opèrent la transsubstantiation du pain et du vin au vrai corps et au vrai sang du Christ ; et parce que ces paroles divines du Sauveur ont toute force pour accomplir ce changement, nous ne pouvons que suivre, en toute nécessité, ce très saint docteur et ses avis. »
Pour dire les choses brièvement, ce sont les paroles du Christ qui consacrent, et l’épiclèse, ensuite, vient expliquer le comment de cette consécration : c’est une œuvre divine et non humaine, c’est l’œuvre du Saint-Esprit.
Demandons-nous alors pourquoi les Grecs ont pu dévier de la doctrine de saint Jean Chrysostome.
La réponse tient au fait que cela provint principalement, au départ, d’une formule malheureuse d’un autre docteur de l’Église, saint Jean Damascène (VIIIe siècle). Celui-ci, dans un traité contre les iconoclastes, affirmait par erreur, et pour des motifs qu’il serait trop complexe d’expliquer, que c’est l’épiclèse qui opère le changement du pain et du vin au corps et au sang du Christ : erreur reprise par la suite et adoptée par les Grecs, surtout lorsque, plusieurs siècles plus tard, on prit conscience que cela fournissait un nouveau motif d’opposition avec les Latins. Après le concile de Florence, les prélats grecs ayant refusé l’union, développèrent leur position de façon très polémique, faisant de l’épiclèse un nouvel argument pour dénoncer les prétendus errements de l’Église romaine. Les théologiens grecs ne furent cependant pas unanimes, la tradition authentique garda des partisans, notamment en Russie aux XVIe-XVIIe siècles (mais sur ce point précis, dans les années 1690, des polémistes venus de Grèce imposèrent au patriarche de Moscou de renoncer à ce « latinisme », ce qui d’ailleurs ne se fit pas sans de vives résistances de la part de bien des théologiens slaves). Finalement, à partir du XVIIIe siècle, c’est à peu près partout que, dans l’Orient séparé, la doctrine anti-romaine finit par prévaloir.
Le témoignage de la liturgie
Pour ne pas être trop incomplets dans notre présentation, on doit quand même reconnaître que les auteurs orientaux, après saint Jean Damascène, avaient abondamment glosé sur cette question de l’épiclèse : on pourrait rassembler de multiples citations, plus ou moins claires, plus ou moins explicites, parfois peu conciliables, qui vont dans le sens de l’une ou l’autre thèse. On trouve des développements très fournis chez l’auteur qui a été notre principale source pour cet article, le P. Sévérien Salaville (1881–1965), religieux assomptionniste qui fit honneur à son ordre et aux sciences sacrées. Il fut, chez les Latins, l’un des meilleurs connaisseurs de l’Orient chrétien et de la liturgie byzantine ; à propos de l’épiclèse, il rédigea en 1923 un monumental article (106 colonnes !) pour le Dictionnaire de Théologie catholique. Et en conclusion de sa savante étude, il affirme de façon très argumentée qu’il est indubitable que la véritable tradition est celle à laquelle, au XVe siècle, adhérèrent les évêques grecs présents à Florence (cf. l’intervention de Bessarion citée plus haut).
Insistons cependant encore sur un point : dans l’argumentation en faveur de la thèse catholique, il se trouve des éléments très forts et parfaitement recevables par la mentalité orientale, à savoir des éléments d’ordre liturgique. En particulier, le fait que, dans la plupart des liturgies orientales, les rites indiquent – comme dans la liturgie latine – qu’au moment des paroles de l’institution de l’eucharistie et à ce moment seulement, le célébrant agit « in persona Christi » (= en la personne du Christ) : il lève les yeux au ciel, il fait le geste de bénédiction sur les oblats tout en rappelant par ses paroles le même geste fait par Notre Seigneur à la Cène ; en outre (sauf chez les Arméniens), les paroles consécratoires de Notre Seigneur sont dites (ou plutôt chantées) à haute voix – alors que l’épiclèse (formule composée par l’Église) est prononcée à voix basse dans la liturgie byzantine. A l’évidence, c’est bien le « récit de l’institution » et non l’épiclèse qui est mis en valeur par les rites orientaux.
Ce fait liturgique est universel et incontestable ; à ces titres, il embarrasse fort les adversaires de l’Église romaine. On doit signaler alors que, très tardivement, au XXe siècle seulement, les Grecs orthodoxes ont adopté un usage nouveau qui ne peut s’expliquer que par un anticatholicisme militant : en effet il s’est alors introduit – en Grèce seulement – l’usage que pendant l’épiclèse, les célébrants comme les fidèles s’agenouillent (attitude très surprenante car, les connaisseurs du monde oriental le savent bien, se mettre à genoux est un geste liturgique propre aux catholiques latins !). A l’évidence, il y a là la mise en place d’une tradition nouvelle (expression presque contradictoire !) dans le but de justifier une croyance mal établie…
Conclusion
Nous avons tenu à évoquer cette question de l’épiclèse par souci d’exhaustivité. Tout bien considéré, on doit affirmer qu’avec cette question, on a encore affaire à un désaccord forgé après coup. Il est assez clair que sur ce point précis, la tradition authentique des premiers siècles de la chrétienté, celle des Pères de l’Église, correspond à la doctrine enseignée par l’Église catholique. Et l’on trouve, sous la plume de théologiens d’Orient comme d’Occident, des formules admirables pour exprimer au mieux le mystère, en dehors de toute polémique.
Concluons avec le P. Salaville, qui publia en 1956, pour l’encyclopédie Catholicisme hier, aujourd’hui demain, un article résumant son étude mentionnée plus haut. Ce dernier article s’achève par deux citations, l’une orientale l’autre occidentale, qui expriment au mieux le mystère eucharistique et ses composantes :
- celle d’un hétérodoxe, l’évêque « syriaque orthodoxe » (ou « jacobite ») Denys Bar Salibi (+ 1171), bien inspiré lorsqu’il écrit dans son Exposition de la liturgie : « Le prêtre à l’autel représente le Christ : la répétition des paroles de Jésus-Christ montre que c’est encore le Christ qui consacre à l’autel, par la volonté du Père et l’opération du Saint-Esprit, au moyen du ministère sacerdotal » ;
- et puis, celle du moine et théologien latin S. Paschase Radbert (+ vers 865), dans son traité Du corps et du sang du Seigneur : « Le sacrement du corps du Christ est divinement consacré à l’autel par le prêtre, dans la parole du Christ, par l’Esprit-Saint… Nous croyons que par la force du Saint-Esprit, par les paroles du prêtre, la chair et le sang du Christ sont rendus présents. »
Puisse cette étude, où l’on s’est un peu penché sur le sacrement par excellence de l’unité, la très sainte Eucharistie, permettre aux âmes orientales égarées de retrouver le chemin de l’unité romaine, à travers, entre autres, la doctrine authentique, la doctrine du saint docteur Jean Chrysostome, conservée de façon pérenne par l’Église romaine !