La querelle du « Filioque »

Deuxième article de notre série : « Catholicisme et Orthodoxie : ouvrir la ques­tion doc­tri­nale ».

La liste pré­cise des points de doc­trine que les « ortho­doxes » reprochent aux catho­liques n’est pas simple à éta­blir, car une des carac­té­ris­tiques des Orientaux sépa­rés de l’unité romaine est jus­te­ment d’être pri­vés d’une auto­ri­té doc­tri­nale incon­tes­tée. On sait ce qu’enseigne l’Église catho­lique, par la voix des papes qui parlent en tant que suc­ces­seurs de saint Pierre ; on ne sait pas tou­jours bien de quelle auto­ri­té peuvent se récla­mer les pro­fes­sions de foi émises par les diverses ins­tances ortho­doxes à Constantinople, Athènes, Moscou ou ailleurs au cours des siècles : jamais une assem­blée géné­rale des Églises ortho­doxes n’a exa­mi­né et tran­ché les points en litige avec Rome (le concile panor­tho­doxe, réuni en 2016 en Crète après plus de 50 années de pré­pa­ra­tifs, n’a pas pu pro­duire grand-​chose de consé­quent, étant don­né l’abstention de plu­sieurs sièges ortho­doxes, en par­ti­cu­lier le patriar­cat de Moscou, de loin le plus impor­tant en nombre de fidèles). Sur le plan cano­nique donc, on peut consi­dé­rer les théo­lo­giens orien­taux non catho­liques comme étant autant de pen­seurs pri­vés, aux opi­nions peut-​être per­ti­nentes, mais dont l’autorité n’est pas incon­tes­table, pas même for­cé­ment pour l’ensemble de leurs coreligionnaires.

Une difficulté : l’absence d’autorité doctrinale incontestée chez les « orthodoxes »

On ne sau­rait trop insis­ter sur ce point, sinon on fera de graves confu­sions : tel écri­vain, tel pré­lat ou même telle Église ortho­doxe dans son ensemble peut pro­fes­ser une doc­trine pré­cise ; les autres écri­vains, pré­lats ou com­mu­nau­tés ecclé­siales d’obédience voi­sine ne se sen­ti­ront nul­le­ment enga­gés. L’orthodoxie est de fait une nébu­leuse où, sur le plan dis­ci­pli­naire comme sur le plan théo­lo­gique, il n’y a pas d’unité. C’est ain­si, pour prendre un exemple un peu énorme, qu’on trouve encore aujourd’hui des Grecs ou des Roumains, fort rigo­ristes en matière de sacre­ments, qui n’admettent pas la vali­di­té du bap­tême confé­ré chez les Latins, alors que ce point n’a jamais posé de dif­fi­cul­té pour les Russes…

De cette situa­tion, il res­sort que, pour œuvrer en faveur de l’unité des chré­tiens divi­sés, il faut évi­ter de se foca­li­ser sur tel théo­lo­gien ou sur tel cou­rant de l’orthodoxie ; on ris­que­rait alors d’exacerber les anta­go­nismes, en accor­dant à ces opi­nions une auto­ri­té qu’elles n’ont pas. Il vaut bien mieux, nous semble-​t-​il, expo­ser avec sim­pli­ci­té et méthode les points contro­ver­sés, en s’appuyant sur l’histoire et sur les sources com­munes aux par­tis en pré­sence (c’est-à-dire : sur la Sainte Écriture, sur les Pères de l’Église, et sur les conciles œcu­mé­niques et rites litur­giques anté­rieurs à la rup­ture) ; alors, on aura quelque chance de par­ve­nir à dis­cer­ner où se trouve la véri­té, et à faire le pas pour y adhé­rer. Cette démarche intel­lec­tuelle n’est assu­ré­ment pas suf­fi­sante pour consti­tuer un acte de foi au sens pré­cis du terme, mais c’est tout de même un pré­li­mi­naire consi­dé­rable qui aura été accompli.

Venons-​en alors aux prin­ci­paux articles de foi contro­ver­sés entre Rome et les Orientaux sépa­rés. On peut en limi­ter le nombre à cinq, si l’on se place dans les contro­verses qui se sont dura­ble­ment éle­vées et ont per­sis­té jusqu’à l’époque contemporaine :

  1. la que­relle du Filioque ;
  2. la ques­tion de la consé­cra­tion eucha­ris­tique (épi­clèse ou récit de l’institution) ;
  3. le pur­ga­toire ;
  4. l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge ;
  5. enfin et sur­tout, la juri­dic­tion du pape, suc­ces­seur de Pierre.

La querelle du Filioque

Cette que­relle reste à l’esprit de tous ceux qui connaissent un peu les rela­tions entre Rome et les pays orien­taux, comme si elle était la pomme de dis­corde majeure ; ce qui n’est sans doute pas vrai­ment le cas. Cette que­relle est une que­relle pro­pre­ment théo­lo­gique, por­tant sur les « rela­tions » entre le Saint-​Esprit et les deux autres per­sonnes de la Trinité divine : « le Saint-​Esprit pro­cède du Père », affirme le pre­mier concile œcu­mé­nique de Constantinople (381), dans une for­mule pro­non­cée au Credo de la messe ; est-​ce du Père seul (comme s’est mis à l’affirmer l’orthodoxie la plus anti-​romaine), ou est-​ce du Père et du Fils (comme l’ont déduit les latins, de façon expli­cite à par­tir du VIIIe siècle, au point de l’ajouter par la suite à la for­mule du Credo de la messe) ?

Commençons par remar­quer que cette que­relle n’est pas une « que­relle byzan­tine », elle n’est pas une ques­tion de mots : refu­ser le Filioque, c’est en der­nière ana­lyse dis­so­cier le Christ de l’Esprit-Saint ; or l’Esprit-Saint ne nous est pas don­né indé­pen­dam­ment du Fils : cela n’est pas ano­din, pour qui­conque s’affirme dis­ciple du Christ ; on trouve là le germe de graves déviances : plus d’une fois, dans l’histoire de l’Église, on a pu se récla­mer du Saint-​Esprit pour renou­ve­ler l’institution ecclésiale…

Il faut encore noter qu’avant le schisme défi­ni­tif au XIe siècle, cette addi­tion du Filioque n’avait jamais été consi­dé­rée comme un motif de rup­ture. C’est ce schisme qui en a fait une nou­velle cause de discorde.

Historiquement, c’est le patriarche de Constantinople Photius qui, au IXe siècle, avait rom­pu avec Rome de façon fra­cas­sante, en pré­ten­dant que le Saint-​Esprit pro­cède du Père seul – ce qui fait tout de même vio­lence à la Sainte Écriture. En effet, il est bien écrit que « l’Esprit reçoit du Fils » (Jn 16/​14), qu’« il sera envoyé par le Fils » (Jn 15/​26) ; il est « l’Esprit du Fils » (Rom. 8/​9) ou « l’Esprit du Christ » (Gal. 4/​6). De même, cette doc­trine se retrouve chez l’ensemble des Pères de l’Église latine (una­nimes à ce sujet dès le IVe siècle), et chez plus d’un des Pères grecs : dans les écrits de S. Épiphane, de S. Grégoire de Nysse, de S. Cyrille d’Alexandrie, de S. Maxime le Confesseur, on trouve des indi­ca­tions nettes en faveur de la « pro­ces­sion » du Saint-​Esprit. Cela, des théo­lo­giens ortho­doxes contem­po­rains (le P. Serge Boulgakov, par exemple) le recon­naissent loyalement.

Il faut encore noter qu’avant le schisme défi­ni­tif au XIe siècle, cette addi­tion du Filioque n’avait jamais été consi­dé­rée comme un motif de rup­ture. C’est ce schisme qui en a fait une nou­velle cause de dis­corde. De fait, ce point a été, par la suite, pris en compte lors des dif­fé­rentes ten­ta­tives de res­tau­ra­tion de l’union, en par­ti­cu­lier en 1439, lors du concile de Florence auquel par­ti­ci­paient les prin­ci­paux pré­lats byzan­tins. Disons quelques mots de cet épi­sode : après neuf mois de débats appro­fon­dis, on par­vint à un accord sérieux : les Grecs recon­nurent (et ce fut pour beau­coup une révé­la­tion) que les Latins n’étaient pas des héré­tiques niant le carac­tère unique de la pro­ces­sion du Saint-​Esprit ; et l’on put s’accorder sur la for­mule sui­vante (qu’on trouve déjà en S. Thomas d’Aquin deux siècles plus tôt) : « Le Saint-​Esprit pro­cède du Père et du Fils comme d’un prin­cipe unique. » Cette pré­ci­sion sau­ve­gar­dait en effet la « monar­chie divine » si chère aux grecs (c’est-à-dire, le fait que le Père est seul Auteur et Source de toute la Trinité). Pour des rai­sons poli­tiques, l’union pro­cla­mée à Florence ne fut mal­heu­reu­se­ment pas durable ; il n’empêche que cet accord témoi­gne­rait, pour la suite des siècles, que la contro­verse était plus appa­rente que réelle. Détaillons un peu :

Objections grecques aux formules latines : réponses

a) Il fal­lait d’abord s’entendre sur l’interprétation des pas­sages de la Sainte Écriture ayant trait au mys­tère tri­ni­taire. En effet, la cita­tion que les ortho­doxes oppo­saient – et opposent encore – aux catho­liques est cette parole pré­cise de Notre-​Seigneur (en Jn 15/​26) : « Lorsque vien­dra le Paraclet, que je vous enver­rai du Père, l’Esprit de véri­té, qui pro­cède du Père [mais pas du Fils, com­prennent nos contra­dic­teurs], celui-​là ren­dra témoi­gnage à mon sujet. » Mais contre cette objec­tion, le concile de Florence rap­pe­la la réponse déjà clas­sique au XVe siècle – et on peut la com­prendre même si l’on n’est pas théo­lo­gien che­vron­né : le Père et le Fils sont égaux en tout, sauf dans le fait que l’un est Père et que l’autre est Fils (cf. Jn 16/​15 : « Tout ce qui est à mon Père est à moi ») ; le fait d’être le prin­cipe dont pro­cède le Saint-​Esprit (la « pro­ces­sion » du Saint-​Esprit) ne relève pas de ces rela­tions de paren­té ou de filia­tion ; donc cette « pro­ces­sion » du Saint-​Esprit est com­mune au Père et au Fils. La for­mule latine du Credo de la messe latine ne s’oppose donc pas au pas­sage de l’Évangile cité pré­cé­dem­ment : l’Église catho­lique n’a fait qu’expliciter la Sainte Écriture.

b) Il y avait aus­si et peut-​être sur­tout, dans cette que­relle, une ques­tion de désac­cord sur le sens des mots – et il est vrai que cer­tains termes étaient, depuis des siècles, sources de mal­en­ten­dus ; le terme « pro­cé­der » est de ceux-​là : à Florence, une fois que les Grecs eurent admis que le mot latin « pro­ces­sion » est très géné­ral – ce qui n’est pas le cas du mot grec par lequel on le tra­duit d’ordinaire – une dif­fi­cul­té qui parais­sait insur­mon­table s’évanouit.

Lors de ce concile de Florence, l’Église romaine rap­pe­la sans équi­voque ce qui, depuis S. Thomas d’Aquin, fai­sait par­tie des don­nées bien admises chez les Latins, à savoir l’équivalence des deux for­mules théo­lo­giques sui­vantes : « Le Saint-​Esprit pro­cède du Père et du Fils » (employée par les Occidentaux) ; et : « Le Saint-​Esprit pro­cède du Père par le Fils », expres­sion éla­bo­rée par S. Grégoire de Nysse au IVe siècle, consa­crée par S. Jean Damascène quatre siècles plus tard, et adop­tée par l’ensemble des Orientaux.

Tout théo­lo­gien dépour­vu de parti-​pris peut et doit, nous semble-​t-​il, admettre cette équi­va­lence, à la lumière des écrits des Pères et des actes du concile de Florence (qui réunis­sait, soit dit en pas­sant, toutes les condi­tions propres à le faire admettre par les Orientaux les plus sour­cilleux : l’assemblée avait été régu­liè­re­ment convo­quée : elle était com­po­sée d’évêques repré­sen­tant l’ensemble de la chré­tien­té, Orient et Occident, y com­pris l’évêque de Rome suc­ces­seur de saint Pierre ; il n’y man­quait pas même la pré­sence de l’empereur byzan­tin – pré­sence qui n’était pas facul­ta­tive, selon les concep­tions orientales).

Reconnaissons d’ailleurs, pour ter­mi­ner ce sur­vol d’une ques­tion théo­lo­gique contro­ver­sée, qu’aucune for­mule théo­lo­gique ne pour­ra jamais par­fai­te­ment rendre compte du mys­tère de la Sainte Trinité : les deux tra­di­tions, latine et grecque, n’épuisent pas le mys­tère, mais en donnent des éclai­rages dif­fé­rents quoique non contradictoires.

Le vrai reproche fait au « Filioque » : son insertion dans la liturgie

En fait, ce que reprochent les ortho­doxes aux catho­liques à pro­pos du Filioque, c’est moins le sens de ce mot que son inser­tion dans la for­mule litur­gique : en 381, le concile œcu­mé­nique de Constantinople, qui avait pro­cla­mé cette for­mule de Credo qu’on chante à la messe, avait inter­dit d’en modi­fier quoi que ce fût à l’avenir. D’où, d’ailleurs, les réti­cences du Saint-​Siège à ava­li­ser, au XIe siècle seule­ment, cet ajout du Filioque, qui au départ s’était intro­duit subrep­ti­ce­ment en Espagne et dans l’Empire caro­lin­gien vers les VIIIe-​IXe siècles… En Occident, on était sans doute moins sour­cilleux pour res­pec­ter la lettre des conciles antiques ; et dès le début du XIIIe siècle, le déve­lop­pe­ment pra­tique du pou­voir pon­ti­fi­cal allait cla­ri­fier l’articulation entre l’autorité du pape et celle des conciles (fussent-​ils œcu­mé­niques) ; la supé­rio­ri­té bien ava­li­sée du suc­ces­seur de Pierre sur les conciles, fait que cet ajout, approu­vé par le Saint-​Siège, ne cho­qua nul­le­ment les Latins – ce qui ne fut pas le cas des grecs, jusqu’à aujourd’hui…

Et ce sont ces réti­cences grecques qui font que l’Église romaine n’impose pas la for­mu­la­tion du Filioque dans les litur­gies orien­tales ; plus exac­te­ment, là où cette for­mu­la­tion pour­rait heur­ter et consti­tuer un obs­tacle au retour à la foi des chré­tiens sépa­rés, on ne l’introduira pas ; inver­se­ment, en pays latin où son omis­sion pour­rait cho­quer, elle pour­ra être ren­due obli­ga­toire. Cependant, la doc­trine expri­mée par cette for­mule est exi­gée de tout catho­lique : sinon, l’unité de foi serait absente !

Achevons ces pro­pos en citant la litur­gie byzan­tine, expres­sion incon­tes­tée de la foi orien­tale, celle même que célèbrent tous les ortho­doxes des Balkans ou des pays slaves, et qui, sur le point qui nous occupe, ne contre­dit pas la foi romaine. On trouve en effet, au jeu­di de la Pentecôte :

Le Saint-​Esprit a la même nature que le Père et le Fils et est assis sur le même trône ; lumière très par­faite, il pro­cède du Père éter­nel et par­fait par le Fils.

Et à la fête de S. Denys l’Aréopagite (3 octobre) :

« Jésus-​Christ monte au ciel près de son Père, et envoie à ses dis­ciples l’Esprit-Saint qui pro­cède de Lui. » On peut donc se ris­quer à affir­mer que cette ques­tion du Filioque, loin d’être la pomme de dis­corde qu’on a vou­lu en faire à une époque rela­ti­ve­ment récente, est plu­tôt un pré­texte, invo­qué après coup, et non une cause de rupture.

Fraternité de la Transfiguration