Quelles sont les questions de fond qui motivent la séparation entre deux grandes entités qui se réclament de l’héritage du Christ ? (Premier article d’une série sur « l’orthodoxie », selon l’appellation qui a prévalu pour parler du schisme d’Orient).
Les « orthodoxes », suivant l’appellation qui prévaut pour les désigner, mettent en avant leur souci de rectitude doctrinale (étymologiquement, leur « orthodoxie »), qu’ils affirment avoir conservée, depuis les origines, dans la fidélité complète à l’Église fondée ici-bas par Jésus-Christ, Dieu fait homme.
En préalable à ces articles, indiquons que, pour simplifier nos propos, nous employons les mots « orthodoxes » ou « orthodoxie » pour désigner les orientaux en situation de schisme d’avec le Saint-Siège, cela, en conformité avec la pratique en usage depuis environ un siècle et demi – pratique qui est contestable, puisqu’en fait, tout chrétien soucieux de fidélité à la Tradition antique, tout chrétien véritable donc, doit se dire « orthodoxe », et les catholiques doivent être réticents à l’accorder de plein droit aux confessions en situation de schisme… Le canon romain emploie ce terme à bon escient ; et par ailleurs, tous les Orientaux se disent « orthodoxes », y compris ceux qui ne sont en communion, ni avec l’Église romaine, ni avec les Gréco-Russes (par exemple, les Coptes d’Égypte, les Arméniens apostoliques, les Syriaques, tous en rupture avec Rome et Constantinople depuis 431, se désignent comme « orthodoxes »).
Force est cependant de constater et de déplorer le fait de la séparation, de la rupture entre des chrétiens qui se prétendent les uns et les autres successeurs légitimes de cette Église du Christ dont l’une des caractéristiques est pourtant l’unité (selon les définitions proclamées dès que les hommes d’Église purent, après les premières persécutions, réunir un concile de grande ampleur, au début du IVe siècle). Malgré des efforts de part et d’autre depuis, disons le deuxième tiers du XXe siècle, la fin de cette anomalie scandaleuse ne semble pas pour demain. Même si beaucoup participent à des réunions œcuméniques, ou se voulant comme telles, on ne parvient guère qu’à réduire quelques malentendus secondaires, et les âmes éprises de vérité ne peuvent que constater que, sur le fond, la séparation demeure, spécialement entre les deux principales entités qui se réclament de l’héritage du Christ [1]. A savoir :
- l’Église catholique, dépendant du pape, successeur de saint Pierre siégeant à Rome ;
- et les Églises dites « orthodoxes », qui ont en commun de refuser la primauté romaine et de reconnaître, pour règle exclusive de la foi, les canons des sept premiers conciles œcuméniques (tenus entre 325 et 787) ; dans la suite de ces articles, on les désignera sous le nom d’ « orthodoxie gréco-russe ».
Un chrétien épris de zèle missionnaire se prend à rêver : si ces deux branches séparées pouvaient retrouver une pleine entente (comme ce fut le cas durant le premier millénaire – avec néanmoins des périodes parfois durables de rupture canonique, qui n’apparaissaient pas alors comme irrémédiables), les fruits, spirituels et même temporels, sur le plan individuel comme sur le plan collectif, seraient à n’en pas douter magnifiques ; la volonté de Notre Seigneur le soir du Jeudi Saint : « Qu’ils soient uns… » [2], qui certes s’accomplit parfaitement en l’Église romaine unie autour du successeur de Pierre, serait plus manifeste encore aux yeux des observateurs extérieurs bien intentionnés.
Une certaine proximité
Mais la division qui perdure encore aujourd’hui est d’autant plus navrante que, dans le cas des chrétiens orientaux séparés, il est indéniable qu’une certaine proximité demeure entre eux et l’Église catholique – dans la mesure où celle-ci reste fidèle à ses traditions et à la Tradition tout court, car les communautés « orthodoxes » ont au plus haut point le souci de rester fidèles à l’esprit des Pères de l’Église et aux traditions ecclésiastiques, tout particulièrement à leurs rites liturgiques. De plus, la plupart des catholiques et des « orthodoxes » qui veulent garder vives leur foi et leurs traditions, sont très réticents envers le monde sécularisé dans lequel ils sont forcés de vivre aujourd’hui : cette réticence bien venue à l’encontre des idées révolutionnaires qui, depuis deux siècles, imprègnent de plus en plus les sociétés civiles, cette réticence ne pourrait-elle pas être un point de convergence entre des chrétiens aujourd’hui malheureusement séparés ? Autre point positif : le dogme de l’unité de l’Église fait partie du donné de la foi chez les uns comme chez les autres : les « orthodoxes » comme les catholiques croient fermement qu’il y a une unique Église légitime, fondée par Jésus-Christ, dans laquelle il faut vivre et mourir pour parvenir au salut.
Certes, les obstacles sont nombreux à la restauration de l’union entre Rome et les confessions orientales schismatiques : obstacles humains, psychologiques, sentimentaux, philosophiques…, qui empêchent l’intelligence et la volonté d’y voir clair. Mais tout disciple de Celui qui a affirmé : « Je suis la voie, la vérité et la vie » [3] doit avoir à cœur d’être dans la vérité, en admettant que le salut apporté aux hommes par Jésus-Christ est mis à notre portée dans la mesure où l’on appartient à l’Église voulue par lui comme apte à rassembler tous les hommes [4].
Ces quelques lignes ont alors pour but d’aider à repérer où se situent les oppositions réelles entre le catholicisme et l’orthodoxie gréco-russe – et où elles ne se situent pas. Pour éviter toute polémique inutile, on pourrait simplement se référer au « Credo » proclamé à Nicée en 325 et complété à Constantinople (381) : cette profession de foi, reconnue par l’Église romaine comme par l’orthodoxie gréco-russe, affirme que l’Église est « une, sainte, catholique et apostolique » ; quelle est alors la structure ecclésiale qui répond le plus parfaitement à cette définition ? – le « hic » est que les termes sont susceptibles d’interprétations diverses : en particulier, depuis des siècles, l’unité de l’Église n’est pas conçue de la même façon par tous… Comment, alors, y voir clair ?
Mieux vaut recourir à l’histoire, « maîtresse de vérité » : si l’on remonte à l’époque où les communautés aujourd’hui rivales étaient parfaitement unies, on doit pouvoir, par une étude rigoureuse, déterminer qui a causé la rupture, qui a rompu avec la Tradition, car le nœud de la question est là : est-ce l’Église catholique qui a indûment introduit des nouveautés, comme le prétendent l’ensemble des Orientaux séparés, ou au contraire, ces derniers se sont-ils séparés de la Tradition authentique exprimée par le successeur de saint Pierre (comme l’affirment les catholiques) ? Déblayons alors le terrain, en établissant d’abord où il n’y a pas de discorde, même s’il y a diversité qui a pu parfois prêter à confusion.
La diversité des rites liturgiques
Ce qui n’a jamais été un sujet réel de désaccord, c’est la diversité des rites liturgiques : les liturgies orientales, comme la liturgie romaine, remontent au Haut Moyen Âge voire à l’Antiquité, et sont dignes de la plus grande vénération ; en tant que telles, elles n’ont jamais été désapprouvées par l’autorité pontificale. La « latinisation » des chrétiens orientaux, plus ou moins justifiée par certaines circonstances accidentelles, a été promue par des missionnaires zélés mais jamais approuvée en tant que telle par Rome, au contraire. Citons l’encyclique In suprema Petri, adressée aux Orientaux par Pie IX en 1847 :
Nous garderons absolument intactes vos liturgies catholiques, particulières à chaque peuple ; ces liturgies pour lesquelles nous professons véritablement la plus grande estime, bien qu’elles diffèrent en plusieurs points de la liturgie latine. Nos prédécesseurs ont, eux aussi, beaucoup estimé vos liturgies si recommandables par leur vénérable antiquité et écrites en des langues dont ont fait usage les apôtres et les Pères. Elles contiennent d’ailleurs des rites d’une splendeur et d’une magnificence incomparables, qui portent les fidèles à la piété et au respect envers les saints mystères.
La diversité des usages disciplinaires
Autre faux objet de désaccord : la diversité des usages disciplinaires entre Orient et Occident, qui n’est pas non plus par elle-même un point de discorde : chaque fois que des Orientaux sont revenus à l’unité romaine, les papes ont expressément rappelé qu’il fallait leur laisser tous leurs usages compatibles avec la doctrine et la morale de l’Église. C’est ainsi que Rome, en ces occasions, n’a pas voulu imposer son calendrier à quelques-uns qui s’en tenaient au calendrier julien (antérieur à la réforme faite sur l’ordre de Grégoire XIII en 1582) ; ou encore, elle n’a pas bouleversé les modalités de nomination des évêques (le plus souvent, en Orient, c’est la hiérarchie locale qui continuait à élire ceux-ci, comme cela avait été l’usage général durant le premier millénaire). C’est ainsi même que le Saint-Siège n’a pas voulu imposer aux Orientaux catholiques la loi du célibat ecclésiastique ; on sait que les prêtres orientaux – catholiques ou non – ont de façon régulière la faculté, non pas de se marier, mais de rester engagés dans les liens du mariage s’ils étaient mariés avant de recevoir les ordres majeurs. Cette coutume est certes en opposition avec les lois canoniques latines (et ces lois ont des justifications très puissantes, tant sur le plan historique que sur le plan spirituel), mais les papes ont préféré tolérer l’usage contraire, pour les pays où cet usage est immémorial et ne choque pas, plutôt que de risquer de mettre un obstacle infranchissable à l’adhésion des Orientaux au catholicisme. La volonté formelle des papes a donc toujours été que les Orientaux soient gérés par leurs propres lois disciplinaires. Pour maintenir celles-ci, Pie IX créa d’ailleurs une commission spéciale, « pour les affaires des rites orientaux », commission qui se développa et finit par aboutir, sous le pape Benoît XV, à la création d’une Congrégation particulière en 1917 (la Congrégation pour l’Église orientale). On peut résumer la position romaine en matière de liturgie et de discipline en citant Benoît XIV, le grand pape du XVIIIe siècle qui, dans la bulle Allatæ de 1755, écrivait : « Le Saint-Siège désire que les Orientaux soient tous catholiques, mais non qu’ils soient tous latins. » Où se trouvent alors les points d’opposition entre Rome et les orientaux non catholiques ? – Dans les questions proprement doctrinales. Mais là encore, il faudra préciser les choses, car il s’y trouve également des désaccords plus apparents que réels. (A suivre)
- Nous n’ignorons pas qu’il se trouve d’autres communautés ecclésiales chrétiennes, de moindre importance numériquement, mais fort anciennes et dignes d’attention et de considération : les communautés dites « préchalcédoniennes », qui ont rompu avec les autres communautés ecclésiales suite au concile œcuménique d’Éphèse I (431) ou de Chalcédoine (451).[↩]
- Jn 17, 21[↩]
- Jn 14, 6[↩]
- cf. la « prière sacerdotale » du soir du Jeudi Saint, déjà citée : « Que tous soient un comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous, pour qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que vous m’avez envoyé » – Jn 17, 20–26[↩]