Les âges de la Sainte Russie

Manuscrit grec du XVe siècle représentant la déchirure de 1054 entre le pape Léon IX et le patriarche de Constantinople Michel Cérulaire, (Bibl. de Palerme).

L’histoire de l’âme russe, chré­tienne mais terrible.

Les steppes entre le Dniepr et la Volga avaient atti­ré de nom­breuses peu­plades, les Huns et bien d’autres, avant qu’au IXe siècle, les « Russ », d’o­ri­gine viking, vinssent fon­der une prin­ci­pau­té à Novgorod, sur le lac Volkov, et impo­ser leur arbi­trage à des fédé­ra­tions slaves ingou­ver­nables. Cet embryon d’empire (les actuels ter­ri­toires de l’Ukraine et de la Biélorussie) se déve­lop­pa sous l’au­to­ri­té du légen­daire Rurik, puis d’Oleg le Sage et d’Igor Ier qui s’im­plan­tèrent à Kiev et déve­lop­pèrent des rela­tions com­mer­ciales tur­bu­lentes avec la Scandinavie et l’empire byzantin.

Dans le sillage des mar­chands arri­vèrent les mis­sion­naires. Dès 957, la veuve d’Igor Ier, sainte Olga, se fit bap­ti­ser. Elle allait être imi­tée par son petit-​fils car, comme la France avec Clovis cinq cents ans plus tôt, c’est d’un bap­tis­tère que devait naître la Russie ! Saint Vladimir Ier le Grand, prince de Kiev, d’a­bord débau­ché et meur­trier de son frère, se sen­tit vite per­clus de doutes sur le paga­nisme : se por­tant au secours de l’empereur Basile II de Constantinople, il pro­mit à celui-​ci de se conver­tir s’il lui don­nait en mariage sa sœur Anne Porphyrogénète. Promesses tenues : Vladimir reçut le bap­tême avec tous les offi­ciers de sa suite, le jour de l’Épiphanie 988, juste avant d’é­pou­ser Anne. Ce fut l’acte de nais­sance de la « sainte Russie » 

Vladimir baptisé

De retour à Kiev, il ordon­na de ren­ver­ser les idoles, déclen­chant un bel élan de foi dans tout le pays. Son fils laro­slav le Sage, lui suc­cé­dant en 1019, régna de la Baltique à la Mer Noire et de la Volga aux Carpates. Il obtint de Byzance que Kiev fût le siège d’un métro­po­lite. Ses filles jouis­saient d’une répu­ta­tion d’é­blouis­sante beau­té, sur­tout Anne, dont à l’autre bout de l’Europe le roi de France Henri Ier, petit-​fils d’Hugues Capet, pres­sé de prendre femme ailleurs que par­mi ses cou­sines, n’eut aucun mal à obte­nir la main…

Le pape Léon IX et Michel Cérulaire, masus­crit du XVe (Bibl. de Palerme).

Hélas, l’an­née même de la mort de laro­slav (1054), le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, entraî­nait l’Église d’Orient dans le schisme dit « ortho­doxe ». L’âme russe allait tou­jours être un grand mys­tère, ten­tée par tous les excès, dans le maté­ria­lisme comme dans le mysticisme.

Les des­cen­dants de Rurik, attei­gnant Moscou tan­dis que Kiev décli­nait, s’ap­pli­quaient à arron­dir « l’empire de toutes les Russies » quand, au XIIIe siècle, défer­lèrent les Tatars, qui vas­sa­li­sèrent les prin­ci­pau­tés. Il fal­lut attendre Ivan III, prince de Moscou (1462–1505) pour que la Russie fût débar­ras­sée du joug mon­gol ; régnant peu après la chute de Constantinople (1453), il éri­gea Moscou en « Troisième Rome » : désor­mais, la hié­rar­chie ortho­doxe jet­te­rait un regard sus­pi­cieux sur les com­mer­çants étran­gers ! Ivan IV, dit le Terrible – et qui l’é­tait… (1533–1584) – fut le pre­mier à se don­ner le titre de tsar (qui veut dire César) et éten­dit le ser­vage sur tout l’empire, pro­vo­quant la fuite des pay­sans vou­lant res­ter libres (cosaques) vers les marches sibériennes.

L’accession au trône de la famille mos­co­vite des Romanov, qui durent repous­ser les Polonais, n’a­mé­lio­ra point la condi­tion des étran­gers de plus en plus appe­lés par les tsars eux-​mêmes à venir commercer.

Le tsar autocrate

Survint Pierre Ier le Grand, tsar en 1689 à dix-​sept ans. Être excep­tion­nel qui, entre quelques colos­sales orgies et moult déca­pi­ta­tions, entre­prit, pour leur bien, d’empoigner les Slaves non­cha­lants et de… leur cou­per la barbe ! Il savait bien que, sans un chef auto­crate, ses sujets ne seraient jamais capables d’u­ser cor­rec­te­ment de leurs liber­tés. Voulant se gar­der des attaques sué­doises sur la Baltique, il for­ça la nature pour bâtir sa nou­velle et magni­fique capi­tale, Saint-Pétersbourg.

Puis il recher­cha une alliance avec la France pour contrer la mon­tée mena­çante de la Prusse ; il vint à Paris en 1717, ren­con­tra le Régent, les ministres et les finan­ciers et se ren­dit à Versailles où il prit dans ses bras fou­gueux et peu pro­to­co­laires le jeune Louis XV, sept ans, espé­rant lui offrir en mariage sa deuxième fille, Élisabeth, huit ans. C’était viser bien haut… mais Pierre ren­tra chez lui avec quatre Gobelins et la cer­ti­tude d’a­voir pro­pul­sé la Russie dans le concert diplomatique.

Désormais le tsar serait pour tou­jours l’in­car­na­tion du patrio­tisme russe, appuyé sur la reli­gion natio­nale. Il ins­ti­tua donc le saint-​synode comme auto­ri­té suprême de l’Église offi­cielle, entiè­re­ment dans ses mains. Se vou­lant quand même tolé­rant, il accor­da en 1705 l’au­to­ri­sa­tion à tous de construire des églises, mais il impo­sa en 1724, un an avant sa mort, un règle­ment aux églises étran­gères – luthé­rienne, réfor­mée, romaine – pour leur ôter toute pos­si­bi­li­té de prosélytisme.

Montée de la bureaucratie

Passons sur l’au­to­cra­tie tem­pé­rée par le régi­cide qui sui­vit et qui vit Élisabeth, deve­nue – à défaut d’a­voir été reine de France… – tsa­rine en 1740, don­ner à la Russie une sta­ture de puis­sance durant la Guerre de Sept ans. À la géné­ra­tion sui­vante, en 1762, quand Sophie de Anhalt-​Zerbst eut fait occire son époux Pierre III par son amant, elle devint la grande Catherine II, « le plus grand homme du siècle », disait Voltaire. Vrai « des­pote éclai­ré » par­lant fran­çais comme toute l’Europe culti­vée d’a­lors, elle fit évo­luer la Russie vers une bureau­cra­tie à l’allemande.

Copiant les princes pro­tes­tants, la tsa­rine sécu­la­ri­sa les biens du cler­gé, puis impo­sa de force les conver­sions au culte ortho­doxe. Le sort des catho­liques romains fut lié à celui des mil­lions de Polonais catho­liques latins ou uniates (de rite grec mais unis à Rome depuis le XVIe siècle) deve­nus sujets du tsar lors des par­tages de leur pays. Ils reçurent un évêque, bien­tôt arche­vêque, sié­geant à Moghilev, dont l’au­to­ri­té s’é­ten­dit jus­qu’en Géorgie. Catherine, tou­te­fois, contrô­lait le conte­nu de chaque bulle papale. Ainsi refusa-​t-​elle de publier celle par laquelle Clément XIV sup­pri­mait la Compagnie de Jésus. On put croire un ins­tant que les jésuites pré­pa­raient une réunion des Églises ortho­doxe et catho­lique. Notons qu’en 1789, l’an­née en France de toutes les apos­ta­sies, la tsa­rine auto­ri­sait la construc­tion en plein Moscou de l’é­glise Saint-​Louis-​des-​Français. Elle devait d’ailleurs se repen­tir quatre ans plus tard d’a­voir trop fré­quen­té les « phi­lo­sophes » en appre­nant la mise à mort de Louis XVI, inci­tant alors son fils Paul III (1796–1801) à la réac­tion, ce qui valut à ce mal­heu­reux d’être assassiné.

Sur les décombres de l’Europe napo­léo­nienne, Alexandre Ier (1801–1825) s’im­po­sa comme l’ar­bitre du conti­nent, façon­nant avec le chan­ce­lier autri­chien Metternich la Sainte Alliance qui fon­da quelques décen­nies de paix euro­péenne. Il avait en 1815 réuni le royaume de Pologne à l’empire russe.

Expansionnisme slave

Nicolas Ier (1825–1855), dans son désir d’é­tendre l’ex­pan­sion­nisme slave en direc­tion de l’empire otto­man et de la Méditerranée, inquié­ta la France et l’Angleterre et don­na lieu à la guerre de Crimée (1853–1856). Les élites russes se nour­ris­saient alors de phi­lo­so­phie occi­den­tale, hélas sur­tout alle­mande, tan­dis que s’af­fir­mait la lit­té­ra­ture pro­pre­ment russe (Alexandre Pouchkine, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev…). Après le sou­lè­ve­ment polo­nais de 1831 on pou­vait craindre une aggra­va­tion du sort des catho­liques, mais le tsar, bien qu’a­char­né à rus­si­fier toutes les popu­la­tions, signa avec Pie IX le 3 août 1847 un concor­dat fixant à sept les évê­chés catho­liques, étroi­te­ment sur­veillés, bien sûr.

Le libé­ral Alexandre II (1855–1881) abo­lit le ser­vage en 1861, ce qui ne l’empêcha pas de périr sous les éclats d’une bombe lan­cée par des « intel­lec­tuels » intoxi­qués à l’Université par les idées de la Révolution fran­çaise et par la phi­lo­so­phie alle­mande. Puis l’au­to­ri­taire Alexandre III (1881–1894), qui réta­blit l’ordre, fut l’homme d’un pont, pas tout de suite sur la Seine, mais déjà de l’Oural à l’Atlantique, si l’on peut dire, puis­qu’il recher­cha, à l’exemple de Pierre le Grand, l’al­liance de la France qui, elle aus­si, devait se gar­der des humeurs prus­siennes. Le tsar vint à Paris en 1891, une alliance fut signée peu après. Il faut dire que les opi­nions publiques russe et fran­çaise s’en­gouaient alors d’un auteur aus­si dou­ceâtre que talen­tueux, Léon Tolstoï, lequel, par sa sla­vo­phi­lie effré­née et sa reli­gion dés­in­car­née, sapait les fon­de­ments de l’ordre social au moment où il aurait fal­lu nour­rir les esprits de fer­me­té pour sup­por­ter le choc d’une entrée bru­tale de la Russie pay­sanne dans l’ère indus­trielle. Qu’importe ! Ce fut l’en­thou­siasme à Paris où l’on sous­cri­vit en masse aux emprunts russes…

Le drame de Nicolas II

Nicolas II (1894–1918) dut abor­der la ques­tion reli­gieuse dans un empire en expan­sion qui com­pre­nait, outre une majo­ri­té d’or­tho­doxes, des foules de catho­liques, de pro­tes­tants, de juifs, de musul­mans, de boud­dhistes… tan­dis que l’ar­ri­vée des Assomptionnistes, venus de France, avait relan­cé l’es­prit mis­sion­naire en vue de rame­ner les ortho­doxes au ber­cail romain. Le tsar accor­da la liber­té de culte en 1905 : un groupe se disant « russe-​catholique » en pro­fi­ta pour relan­cer l’i­dée d’une réunion des Églises, mais la situa­tion n’é­tait guère pro­pice à la réflexion.

Nicolas II Romanov, sa femme et ses filles.

Empereur pro­fon­dé­ment conscient de l’o­ri­gine divine de son pou­voir, simple et cha­ri­table, Nicolas II devait arbi­trer, dans un pays en plein essor, le choc des pro­prié­taires ter­riens, des patrons nou­vel­le­ment enri­chis, des masses pay­sannes et aus­si d’un pro­lé­ta­riat qui, encore peu nom­breux, sur­gis­sait dans l’a­nar­chie, proie facile des révo­lu­tion­naires bol­che­viques, tan­dis que la bureau­cra­tie, cette tare du régime, sen­tant le vent tour­ner, tra­his­sait son sou­ve­rain. La défaite navale devant le Japon en 1905, des intrigues nouées autour de la tsa­rine, l’in­fluence du moine-​charlatan Raspoutine sur la famille impé­riale, l’as­sas­si­nat en 1911 du ministre Stolypine, la déroute des armées au début de la Grande Guerre, tout contri­bua à faire perdre au tsar son sang-froid.

Mémorial de la mort des Romanov dans la ville de Ekaterinbourg, où ils furent massacrés.

Devant la révo­lu­tion gron­dante il abdi­qua le 28 mars 1917, pen­sant sau­ver l’u­ni­té natio­nale et croyant à la bonne foi du « libé­ral » Alexandre Kerensky, lequel allait être dès octobre ren­ver­sé par les bol­che­viques dont il avait pré­pa­ré le lit. Alors le ter­ro­riste hai­neux Lénine, pres­sé d’en finir, don­na l’ordre de mas­sa­crer, après les avoir désho­no­rés, le tsar, son épouse, son fils âgé de treize ans, et ses trois filles au petit matin du 17 juillet 1918, dans la lugubre mai­son Ipatiev à léka­rin­bourg dans l’Oural. Meurtre rituel, comme celui de Louis XVI en France en 1793, sym­bole de la rup­ture d’une nation avec ce qui la fon­dait dans son être his­to­rique, volon­té de refaire avec les seules forces humaines un monde hors des lois divines, épu­ré de toute transcendance !

Quatre-​vingts ans de terreur

Désormais l’his­toire de la Russie (URSS) allait être celle du com­mu­nisme. Dès qu’il eut obte­nu de l’Allemagne (qui l’a­vait tant aidé à pré­pa­rer la révo­lu­tion…) la paix de Brest-​Litovsk (décembre 1917), Lénine, appuyé sur ses conseils de sol­dats, de pay­sans et d’ou­vriers (soviets), créa son impi­toyable police poli­tique (Tcheka) et ins­tau­ra la dic­ta­ture du par­ti unique. Trotsky, avant de se faire éli­mi­ner, for­gea d’une poigne de fer l’Armée Rouge, tan­dis que la natio­na­li­sa­tion des terres, des usines et du com­merce cau­sait l’ar­rêt de la pro­duc­tion, une épou­van­table famine et des révoltes vite matées.

Lénine et Staline en 1922.

Survint Joseph Staline en 1928 : ses « plans » sup­pri­mèrent toute pro­prié­té pri­vée et toute liber­té des moyens de pro­duc­tion et éri­gèrent le sta­kha­no­visme en devoir. Seul maître de l’État, épu­rant ses anciens amis en les for­çant à l’auto-​accusation devant sa police (Guépéou), éri­geant l’a­théisme en reli­gion d’État ensei­gnée dès l’é­cole obli­ga­toire, rasant des églises, mul­ti­pliant assas­si­nats et dépor­ta­tions de prêtres, Staline sou­mit l’Église ortho­doxe, comme jadis les tsars, au pou­voir poli­tique. Véritable Tsar rouge, dans la ligne de la volon­té de puis­sance tsa­riste, Staline, par ses risettes à tout le monde, obtint en 1945 à Yalta de pou­voir oppri­mer toute l’Europe cen­trale. Ce fut le temps du « rideau de fer » en Europe, du sur­ar­me­ment et de la « guerre froide » qui fit sou­vent trem­bler le monde tan­dis que Moscou télé­gui­dait tous les par­tis com­mu­nistes dans les pays capitalistes…

Passons sur les épu­ra­tions, dépor­ta­tions (au Goulag, lire Soljénitsyne), purges poli­tiques qui se pro­lon­gèrent jus­qu’au temps du rusé Krouchtchev, le bour­reau des Hongrois en 1956, qui « désta­li­ni­sa » la seule façade, qui ren­dit la police (KGB) omni­pré­sente, et à qui suc­cé­dèrent l’im­pla­cable Brejnev qui ren­for­ça la lutte idéo­lo­gique, puis le « trans­pa­rent » Gorbatchev qui vou­lut faire croire à un chan­ge­ment (per­es­troï­ka) mais ne put maî­tri­ser la bureau­cra­tie (nomenk­la­tu­ra) bien ins­tal­lée comme jadis. Le réveil des natio­na­li­tés oppri­mées, dont la Pologne, eut fina­le­ment rai­son du molosse com­mu­niste, au moins du sys­tème sinon de l’i­déo­lo­gie res­pon­sable de plus de cent mil­lions de morts en quatre-​vingts ans.

L’URSS devint en 1990 la Fédération de Russie, pré­si­dée par Boris Eltsine, laquelle n’est rede­ve­nue une puis­sance mon­diale qu’a­vec Vladimir Poutine, pré­sident jus­qu’en 2007, res­té depuis lors Premier ministre sous la pré­si­dence de Dmitri Medvedev[1].

La volon­té de la Russie de renouer avec ses ori­gines se mani­feste aujourd’­hui par un nou­veau grand élan reli­gieux qui mérite d’être ana­ly­sé. La toute récente déci­sion du Présidium de la Cour suprême de Russie de réha­bi­li­ter Nicolas II honore ce grand pays qui reste, dans le pro­lon­ge­ment des siècles tsa­ristes, un grand mystère…

Michel Fromentoux

Source : Fideliter n° 187 – janvier-​février 2009

Notes de bas de page
  1. Depuis que cet article a été écrit, mon­sieur Poutine est rede­ve­nu – qui l’i­gnore ? – pré­sident de la Russie[]