L’histoire de l’âme russe, chrétienne mais terrible.
Les steppes entre le Dniepr et la Volga avaient attiré de nombreuses peuplades, les Huns et bien d’autres, avant qu’au IXe siècle, les « Russ », d’origine viking, vinssent fonder une principauté à Novgorod, sur le lac Volkov, et imposer leur arbitrage à des fédérations slaves ingouvernables. Cet embryon d’empire (les actuels territoires de l’Ukraine et de la Biélorussie) se développa sous l’autorité du légendaire Rurik, puis d’Oleg le Sage et d’Igor Ier qui s’implantèrent à Kiev et développèrent des relations commerciales turbulentes avec la Scandinavie et l’empire byzantin.
Dans le sillage des marchands arrivèrent les missionnaires. Dès 957, la veuve d’Igor Ier, sainte Olga, se fit baptiser. Elle allait être imitée par son petit-fils car, comme la France avec Clovis cinq cents ans plus tôt, c’est d’un baptistère que devait naître la Russie ! Saint Vladimir Ier le Grand, prince de Kiev, d’abord débauché et meurtrier de son frère, se sentit vite perclus de doutes sur le paganisme : se portant au secours de l’empereur Basile II de Constantinople, il promit à celui-ci de se convertir s’il lui donnait en mariage sa sœur Anne Porphyrogénète. Promesses tenues : Vladimir reçut le baptême avec tous les officiers de sa suite, le jour de l’Épiphanie 988, juste avant d’épouser Anne. Ce fut l’acte de naissance de la « sainte Russie »
Vladimir baptisé
De retour à Kiev, il ordonna de renverser les idoles, déclenchant un bel élan de foi dans tout le pays. Son fils laroslav le Sage, lui succédant en 1019, régna de la Baltique à la Mer Noire et de la Volga aux Carpates. Il obtint de Byzance que Kiev fût le siège d’un métropolite. Ses filles jouissaient d’une réputation d’éblouissante beauté, surtout Anne, dont à l’autre bout de l’Europe le roi de France Henri Ier, petit-fils d’Hugues Capet, pressé de prendre femme ailleurs que parmi ses cousines, n’eut aucun mal à obtenir la main…
Hélas, l’année même de la mort de laroslav (1054), le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, entraînait l’Église d’Orient dans le schisme dit « orthodoxe ». L’âme russe allait toujours être un grand mystère, tentée par tous les excès, dans le matérialisme comme dans le mysticisme.
Les descendants de Rurik, atteignant Moscou tandis que Kiev déclinait, s’appliquaient à arrondir « l’empire de toutes les Russies » quand, au XIIIe siècle, déferlèrent les Tatars, qui vassalisèrent les principautés. Il fallut attendre Ivan III, prince de Moscou (1462–1505) pour que la Russie fût débarrassée du joug mongol ; régnant peu après la chute de Constantinople (1453), il érigea Moscou en « Troisième Rome » : désormais, la hiérarchie orthodoxe jetterait un regard suspicieux sur les commerçants étrangers ! Ivan IV, dit le Terrible – et qui l’était… (1533–1584) – fut le premier à se donner le titre de tsar (qui veut dire César) et étendit le servage sur tout l’empire, provoquant la fuite des paysans voulant rester libres (cosaques) vers les marches sibériennes.
L’accession au trône de la famille moscovite des Romanov, qui durent repousser les Polonais, n’améliora point la condition des étrangers de plus en plus appelés par les tsars eux-mêmes à venir commercer.
Le tsar autocrate
Survint Pierre Ier le Grand, tsar en 1689 à dix-sept ans. Être exceptionnel qui, entre quelques colossales orgies et moult décapitations, entreprit, pour leur bien, d’empoigner les Slaves nonchalants et de… leur couper la barbe ! Il savait bien que, sans un chef autocrate, ses sujets ne seraient jamais capables d’user correctement de leurs libertés. Voulant se garder des attaques suédoises sur la Baltique, il força la nature pour bâtir sa nouvelle et magnifique capitale, Saint-Pétersbourg.
Puis il rechercha une alliance avec la France pour contrer la montée menaçante de la Prusse ; il vint à Paris en 1717, rencontra le Régent, les ministres et les financiers et se rendit à Versailles où il prit dans ses bras fougueux et peu protocolaires le jeune Louis XV, sept ans, espérant lui offrir en mariage sa deuxième fille, Élisabeth, huit ans. C’était viser bien haut… mais Pierre rentra chez lui avec quatre Gobelins et la certitude d’avoir propulsé la Russie dans le concert diplomatique.
Désormais le tsar serait pour toujours l’incarnation du patriotisme russe, appuyé sur la religion nationale. Il institua donc le saint-synode comme autorité suprême de l’Église officielle, entièrement dans ses mains. Se voulant quand même tolérant, il accorda en 1705 l’autorisation à tous de construire des églises, mais il imposa en 1724, un an avant sa mort, un règlement aux églises étrangères – luthérienne, réformée, romaine – pour leur ôter toute possibilité de prosélytisme.
Montée de la bureaucratie
Passons sur l’autocratie tempérée par le régicide qui suivit et qui vit Élisabeth, devenue – à défaut d’avoir été reine de France… – tsarine en 1740, donner à la Russie une stature de puissance durant la Guerre de Sept ans. À la génération suivante, en 1762, quand Sophie de Anhalt-Zerbst eut fait occire son époux Pierre III par son amant, elle devint la grande Catherine II, « le plus grand homme du siècle », disait Voltaire. Vrai « despote éclairé » parlant français comme toute l’Europe cultivée d’alors, elle fit évoluer la Russie vers une bureaucratie à l’allemande.
Copiant les princes protestants, la tsarine sécularisa les biens du clergé, puis imposa de force les conversions au culte orthodoxe. Le sort des catholiques romains fut lié à celui des millions de Polonais catholiques latins ou uniates (de rite grec mais unis à Rome depuis le XVIe siècle) devenus sujets du tsar lors des partages de leur pays. Ils reçurent un évêque, bientôt archevêque, siégeant à Moghilev, dont l’autorité s’étendit jusqu’en Géorgie. Catherine, toutefois, contrôlait le contenu de chaque bulle papale. Ainsi refusa-t-elle de publier celle par laquelle Clément XIV supprimait la Compagnie de Jésus. On put croire un instant que les jésuites préparaient une réunion des Églises orthodoxe et catholique. Notons qu’en 1789, l’année en France de toutes les apostasies, la tsarine autorisait la construction en plein Moscou de l’église Saint-Louis-des-Français. Elle devait d’ailleurs se repentir quatre ans plus tard d’avoir trop fréquenté les « philosophes » en apprenant la mise à mort de Louis XVI, incitant alors son fils Paul III (1796–1801) à la réaction, ce qui valut à ce malheureux d’être assassiné.
Sur les décombres de l’Europe napoléonienne, Alexandre Ier (1801–1825) s’imposa comme l’arbitre du continent, façonnant avec le chancelier autrichien Metternich la Sainte Alliance qui fonda quelques décennies de paix européenne. Il avait en 1815 réuni le royaume de Pologne à l’empire russe.
Expansionnisme slave
Nicolas Ier (1825–1855), dans son désir d’étendre l’expansionnisme slave en direction de l’empire ottoman et de la Méditerranée, inquiéta la France et l’Angleterre et donna lieu à la guerre de Crimée (1853–1856). Les élites russes se nourrissaient alors de philosophie occidentale, hélas surtout allemande, tandis que s’affirmait la littérature proprement russe (Alexandre Pouchkine, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev…). Après le soulèvement polonais de 1831 on pouvait craindre une aggravation du sort des catholiques, mais le tsar, bien qu’acharné à russifier toutes les populations, signa avec Pie IX le 3 août 1847 un concordat fixant à sept les évêchés catholiques, étroitement surveillés, bien sûr.
Le libéral Alexandre II (1855–1881) abolit le servage en 1861, ce qui ne l’empêcha pas de périr sous les éclats d’une bombe lancée par des « intellectuels » intoxiqués à l’Université par les idées de la Révolution française et par la philosophie allemande. Puis l’autoritaire Alexandre III (1881–1894), qui rétablit l’ordre, fut l’homme d’un pont, pas tout de suite sur la Seine, mais déjà de l’Oural à l’Atlantique, si l’on peut dire, puisqu’il rechercha, à l’exemple de Pierre le Grand, l’alliance de la France qui, elle aussi, devait se garder des humeurs prussiennes. Le tsar vint à Paris en 1891, une alliance fut signée peu après. Il faut dire que les opinions publiques russe et française s’engouaient alors d’un auteur aussi douceâtre que talentueux, Léon Tolstoï, lequel, par sa slavophilie effrénée et sa religion désincarnée, sapait les fondements de l’ordre social au moment où il aurait fallu nourrir les esprits de fermeté pour supporter le choc d’une entrée brutale de la Russie paysanne dans l’ère industrielle. Qu’importe ! Ce fut l’enthousiasme à Paris où l’on souscrivit en masse aux emprunts russes…
Le drame de Nicolas II
Nicolas II (1894–1918) dut aborder la question religieuse dans un empire en expansion qui comprenait, outre une majorité d’orthodoxes, des foules de catholiques, de protestants, de juifs, de musulmans, de bouddhistes… tandis que l’arrivée des Assomptionnistes, venus de France, avait relancé l’esprit missionnaire en vue de ramener les orthodoxes au bercail romain. Le tsar accorda la liberté de culte en 1905 : un groupe se disant « russe-catholique » en profita pour relancer l’idée d’une réunion des Églises, mais la situation n’était guère propice à la réflexion.
Empereur profondément conscient de l’origine divine de son pouvoir, simple et charitable, Nicolas II devait arbitrer, dans un pays en plein essor, le choc des propriétaires terriens, des patrons nouvellement enrichis, des masses paysannes et aussi d’un prolétariat qui, encore peu nombreux, surgissait dans l’anarchie, proie facile des révolutionnaires bolcheviques, tandis que la bureaucratie, cette tare du régime, sentant le vent tourner, trahissait son souverain. La défaite navale devant le Japon en 1905, des intrigues nouées autour de la tsarine, l’influence du moine-charlatan Raspoutine sur la famille impériale, l’assassinat en 1911 du ministre Stolypine, la déroute des armées au début de la Grande Guerre, tout contribua à faire perdre au tsar son sang-froid.
Devant la révolution grondante il abdiqua le 28 mars 1917, pensant sauver l’unité nationale et croyant à la bonne foi du « libéral » Alexandre Kerensky, lequel allait être dès octobre renversé par les bolcheviques dont il avait préparé le lit. Alors le terroriste haineux Lénine, pressé d’en finir, donna l’ordre de massacrer, après les avoir déshonorés, le tsar, son épouse, son fils âgé de treize ans, et ses trois filles au petit matin du 17 juillet 1918, dans la lugubre maison Ipatiev à lékarinbourg dans l’Oural. Meurtre rituel, comme celui de Louis XVI en France en 1793, symbole de la rupture d’une nation avec ce qui la fondait dans son être historique, volonté de refaire avec les seules forces humaines un monde hors des lois divines, épuré de toute transcendance !
Quatre-vingts ans de terreur
Désormais l’histoire de la Russie (URSS) allait être celle du communisme. Dès qu’il eut obtenu de l’Allemagne (qui l’avait tant aidé à préparer la révolution…) la paix de Brest-Litovsk (décembre 1917), Lénine, appuyé sur ses conseils de soldats, de paysans et d’ouvriers (soviets), créa son impitoyable police politique (Tcheka) et instaura la dictature du parti unique. Trotsky, avant de se faire éliminer, forgea d’une poigne de fer l’Armée Rouge, tandis que la nationalisation des terres, des usines et du commerce causait l’arrêt de la production, une épouvantable famine et des révoltes vite matées.
Survint Joseph Staline en 1928 : ses « plans » supprimèrent toute propriété privée et toute liberté des moyens de production et érigèrent le stakhanovisme en devoir. Seul maître de l’État, épurant ses anciens amis en les forçant à l’auto-accusation devant sa police (Guépéou), érigeant l’athéisme en religion d’État enseignée dès l’école obligatoire, rasant des églises, multipliant assassinats et déportations de prêtres, Staline soumit l’Église orthodoxe, comme jadis les tsars, au pouvoir politique. Véritable Tsar rouge, dans la ligne de la volonté de puissance tsariste, Staline, par ses risettes à tout le monde, obtint en 1945 à Yalta de pouvoir opprimer toute l’Europe centrale. Ce fut le temps du « rideau de fer » en Europe, du surarmement et de la « guerre froide » qui fit souvent trembler le monde tandis que Moscou téléguidait tous les partis communistes dans les pays capitalistes…
Passons sur les épurations, déportations (au Goulag, lire Soljénitsyne), purges politiques qui se prolongèrent jusqu’au temps du rusé Krouchtchev, le bourreau des Hongrois en 1956, qui « déstalinisa » la seule façade, qui rendit la police (KGB) omniprésente, et à qui succédèrent l’implacable Brejnev qui renforça la lutte idéologique, puis le « transparent » Gorbatchev qui voulut faire croire à un changement (perestroïka) mais ne put maîtriser la bureaucratie (nomenklatura) bien installée comme jadis. Le réveil des nationalités opprimées, dont la Pologne, eut finalement raison du molosse communiste, au moins du système sinon de l’idéologie responsable de plus de cent millions de morts en quatre-vingts ans.
L’URSS devint en 1990 la Fédération de Russie, présidée par Boris Eltsine, laquelle n’est redevenue une puissance mondiale qu’avec Vladimir Poutine, président jusqu’en 2007, resté depuis lors Premier ministre sous la présidence de Dmitri Medvedev[1].
La volonté de la Russie de renouer avec ses origines se manifeste aujourd’hui par un nouveau grand élan religieux qui mérite d’être analysé. La toute récente décision du Présidium de la Cour suprême de Russie de réhabiliter Nicolas II honore ce grand pays qui reste, dans le prolongement des siècles tsaristes, un grand mystère…
Michel Fromentoux
Source : Fideliter n° 187 – janvier-février 2009
- Depuis que cet article a été écrit, monsieur Poutine est redevenu – qui l’ignore ? – président de la Russie[↩]